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Michaël et Liam se retrouvent devant Au plus bel endroit du monde.
— Tu sais que c’est un peu du chantage ça !
— Pas du tout. (Liam se sent nerveux, ce n’est pas vraiment dans ses habitudes, il ne gère pas cette sensation oubliée de stress.) On va boire un café et tu vas me parler en détail de ton projet, je te dirai la liste des documents à fournir. C’est une première ébauche afin de savoir si cela en vaut la peine.
— Mouais, un rendez-vous à l’agence aurait été plus professionnel. (Son ami lui lance un regard réprobateur.) Ah oui, c’est vrai, tu ne peux pas être mon banquier, excuse-moi.
Liam esquisse un sourire en coin devant la devanture, il pousse la porte, suivi de Michaël ; le carillon à l’entrée tinte, il se poste près d’une grande statue représentant, lui semble-t-il, une divinité à tête d’éléphant. Énora, un chiffon à la main, époussette çà et là, une poussière invisible. Elle le fait en dansant, comme si personne ne pouvait le remarquer, libre de ses mouvements. Elle semble aussi légère qu’une plume. La musique qui l’accompagne est Beautiful life du groupe Ace of Base. Une joie communicative émane d’elle.
Elle se trouve bel et bien dans sa propre Beautiful life, pense Liam.
Le carillon a averti leur entrée et pourtant la jeune femme ne les a pas aperçus, probablement plongée dans ses pensées ou dans l’une de ses techniques de lâcher-prise étudié dans ses livres de développement personnel. La porte informe à nouveau une personne qui entre, un monsieur coiffé d’un chapeau Fedora en feutre noir, peine à pousser la porte à cause de son déambulateur. Le banquier retient la porte.
— Bonjour, je vous en prie monsieur.
— Merci jeune homme, vous êtes fort aimable.
Énora se retourne, attrape une télécommande afin de baisser le volume de la musique.
— Messieurs, bonjour ! les accueille-t-elle, illuminée d’un large sourire.
— Vous savez pourquoi je viens régulièrement, jeune homme ? Elle est très charmante cette petite et si affable, dit l’homme en direction des deux hommes qui acquiescent.
Énora tire une chaise près d’une petite table afin qu’il soit plus aisé au vieil homme de s’asseoir.
— Mr Calvet, la même petite infusion ?
— Et en plus, elle est devin ! Bien sûr ma petite. Ma matinée a besoin de son petit coup de boost de ginseng, accompagné de thé vert. Et une viennoiserie… hmm... une chocolatine si tu as, s’il te plaît.
— C’est comme si c’était fait.
Elle va vers Michaël à qui elle fait la bise, émet un temps d’arrêt envers Liam, se demande si elle peut se permettre ce geste si amical. Le banquier, lui, ne se pose pas la même question et s’approche d’elle.
— Tu vas bien ? Liam a insisté pour venir ici, on a de la paperasse qui nous attend.
Michaël sourit intérieurement. Bien fait !
— Exact, fait Liam, à l’aise.
Ce n’est pas le moment de paraître gêné, pense le banquier.
— Café ? Viennoiseries ?
— Pour ma part, je vais copier ce monsieur, la description de l’infusion à l’air tentant, répond Liam.
— Vous en serez satisfait, lui sourit la commerçante.
Le téléphone de Michaël retentit, il sort.
— Joignez-vous à moi, jeune homme, si le cœur vous en dit, lui propose Mr Calvet. Lisez-vous ? lui demande-t-il afin d’engager la conversation.
Il accepte la proposition de Mr Calvet et va s’asseoir en face de lui. Michaël va bientôt réapparaitre, il n’en a pas pour longtemps. Il scrute chaque parcelle de cet endroit mystérieux et chaleureux. Il aime beaucoup la décoration, cela lui donne des idées afin de refaire toute la décoration chez lui. Il ressent présentement un besoin de changement, pouvoir à nouveau ressentir chez lui une profonde sérénité.
— Non hélas, je ne lis pas. À vrai dire, je n’ai absolument rien d’un littéraire, se permet-il de répondre. Je travaille avec les chiffres tous les jours.
— Je vois. Nouveau ici ?
Liam acquiesce et se présente. Énora vient leur déposer leurs infusions ainsi que les chocolatines encore toutes chaudes déposées par Ghislaine à l’ouverture. Elle leur souhaite un très bon petit déjeuner. Elle s’affaire ensuite à servir des cafés puis enchaîne du côté de la librairie afin d’offrir les conseils les plus avisés aux demandes diverses.
Monsieur Calvet boit son infusion avec délectation. Il semble faire partie intégrante de cet endroit. Il prend sa chocolatine entre ses doigts, un peu comme s’il était en communication profonde avec la viennoiserie. Il raconte au banquier sa petite histoire personnelle liée à ce salon de thé, sa rencontre avec la patronne de celui-ci qui lui « a sauvé la vie ». Il avait fait un A.V.C. et n’avait plus vraiment le goût de vivre. Le salon de thé venait d’ouvrir un été, il s’y est arrêté et a pris le temps de s’asseoir sur une petite chaise à l’extérieur. Énora lui a fait découvrir d’autres saveurs que le café, lui a parlé du Ho’oponopono.
— Oh, oh… quoi ? demande Liam, les yeux écarquillés.
Pourtant, assez discret et peu loquace avec les inconnus dans sa vie privée, le banquier accepte de partager les instants de sa première visite avec cet homme jusque-là mystérieux. Il lui faut quoi qu’il en soit attendre son ami et son but premier est de revoir Énora. Une petite obsession le tourmente gaiement. À pratiquement 36 ans, il lui semble ces derniers jours que son compteur indique plutôt une petite quinzaine d’années de vie, sans l’acné. Des sensations effrayantes et pourtant si exaltantes lui tiennent compagnie jour et nuit. Cette femme, certes ravissante, possède un quelque chose en plus, qui l’hypnotise, le déstabilise. Perdre le contrôle est inenvisageable.
L’être humain est vraiment étrange et à n’importe quel âge. Je crois que je suis fichu.
Il accorde une attention particulière aux paroles du vieil homme qu’il trouve fort intéressantes. C'est une personne touchante, sympathique, qui dialogue avec une voix calme, posée. Il fait voyager ses interlocuteurs à travers ses passions, ses derniers coups de cœur appris par le biais de la jeune libraire. Pendant ce temps-là, Liam reste concentré sur autre chose, autre chose qu’…elle.
— Ho’oponopono. Une philosophie de vie, le secret des guérisseurs hawaïens. Lorsque votre amie m’a dit que nous sommes tous, vous, moi, lui, elle, désigne-t-il en pointant du doigt les personnes présentes autour d’eux, les créateurs de nos vies, je me suis renfrogné. Elle m’a donc prêté son petit livre personnel jauni avec le temps de Maria-Elisa Hurtado-Graciet et du docteur Luc Bodin intitulé Ho’oponopono, le secret des guérisseurs hawaïen. Il y avait des marque-pages disposés çà et là, avec même un morceau de scotch pour maintenir une page qui avait probablement tenté de s’échapper. Je lui ai acheté ce même livre neuf, quelques jours après, qui est honnêtement dans le même état que le sien à l’heure actuelle, raconte-t-il avec un clin d’œil. Cette femme est épatante, vraiment ! Elle a été une bouée de secours, j’étais en train de me noyer, elle me rassérénait inconsciemment en me parlant de ses bouquins. Et voilà donc le début de ma nouvelle vie.
Liam garde le regard fixé vers cet homme. C’est comme s’il l’avait toujours connu. Cela lui évite par ailleurs de poser ses yeux ailleurs. Énora les guette de loin, elle sourit, elle reconnaît le pouvoir qui émane de monsieur Calvet. Grâce à lui, elle a de nouveaux clients du côté librairie. Elle doit dès lors anticiper et commander une plus grande quantité de livres concernant le développement personnel afin d’éviter les ruptures de stock.
Il continue de lui raconter qu’à l’un de ses anniversaires, elle lui a offert le livre « L’alchimiste » de Paolo Coelho en affirmant qu’il est l’un de ses livres préférés, qu’il est empli de magie. Il demande expressément à son compagnon de table s’il le connaît. Devant la réponse négative apportée, il récite les paroles d’Énora prononcées il y a quelques années auparavant : « C’est une obligation, une nécessité absolue de croiser ce bouquin au moins une fois dans sa vie ».
Puis il lui parle d’une autre philosophie de vie, d’un autre livre qu’il a lu et étudié. Il est inutile de lui demander qui lui a insufflé cette idée, qui lui a mis cet ouvrage entre ses mains : Les quatre accords toltèques de Don Miguel Ruiz.
Certains accords semblent irréalistes et surtout irréalisables pour Liam.
— Alors, attendez, je récapitule. Le premier « Que votre parole soit impeccable ». Hmm, deux jours sur sept, pourquoi pas, à la rigueur. Le deuxième « Quoi qu’il arrive, n’en faites pas une affaire personnelle » … aïe, d’accord… ça peut éventuellement s’améliorer. Ensuite, le troisième « Ne faites pas de suppositions ». (Liam écarquille les yeux, mal à l’aise.) Cet accord, je n’y arrive pas non plus, je fais des suppositions plusieurs fois par jour. (Le banquier croise les bras.)
L’homme sourit.
— Vous êtes jeune, vous pouvez encore vous améliorer, le taquine-t-il.
— Ensuite, rassurez-moi sur le quatrième s’il vous plaît, supplie le banquier, impatient d’entendre la suite.
— « Faites toujours de votre mieux ».
— Ah ! Au moins un sur quatre de réalisable. (Liam semble être un peu plus sûr de lui.)
— Encore faut-il en être conscient de faire toujours de votre mieux et non de se blâmer par la suite parce que vous aurez fait moins bien que votre mieux, mmh ?
— D’accord, je m’incline… zéro sur quatre, je l’avoue. (Il fait la moue puis se met à rire.) Enseignez-moi cela s’il vous plaît.
— Avec plaisir, mon petit doigt me dit que nous nous reverrons souvent ici, n’est-ce pas ?
Liam acquiesce en tentant de rester stoïque.
— Vous êtes différents, pas comme ceux qui arrivent ici avec leurs sourires concupiscents envers la petite. Je vous aime bien, monsieur Liam.
Michaël entre et se tourne directement vers la jeune commerçante.
— Désolé, je dois partir, une urgence.
Il l’embrasse rapidement sur les joues et se prépare à se heurter au courroux de son ami.
— Désolé, dit-il à l'intention de celui-ci. Une urgence, on remet ça, cela ne t’embête pas de fixer un autre rendez-vous ici, hein ? De toute façon, tu vas partir bosser là… (Mika tente le petit sous-entendu.)
Liam reste sans voix quelques secondes, surpris.
— On va régler cela au stade ce soir, lâcheur ! Apporte au moins quelques documents, que je puisse commencer à examiner ta demande avant ton rendez-vous avec ton banquier.
— Merci, c’est super. À ce soir. Monsieur, au revoir, bonne journée, lance à la hâte Mika à l’encontre du vieil homme.
— Merci de même. (Une fois le commerçant à l’extérieur, Mr Calvet se tourne vers son interlocuteur.) Quel étrange personnage votre ami !
— Vous n’avez même pas idée ! Monsieur, pour vous répondre parce que l’intervention de Michaël m’a interrompu, sachez que c’est réciproque. Merci pour tout, je vous invite. À très bientôt alors, dit-il d’un regard entendu.
Le banquier se lève et se dirige vers la caisse, Énora le rejoint.
— Vous avez passé un bon moment ? Imprévu, apparemment…
— Excellent, merci, je te règle nos deux petits déjeuners. On peut se tutoyer si tu veux. M. Calvet m’a parlé de vos livres, qu’il juge magiques. Je vais laisser reposer toutes les informations généreusement partagées et je reviendrais me promener de l’autre côté de ton commerce. Ça a l’air d’une belle excursion en perspective.
— J’en suis ravie, tu sais où nous trouver.
— Si on m’avait dit un jour que je serai tenté par un bouquin ! Qui l’eût cru ! Bravo en tout cas, ton commerce est très réussi et j’adore la déco. Je saurais où trouver également des conseils en décoration.
— À très bientôt, belle journée, enchaîne-t-elle en lui souriant. Liam, une référence à l’acteur ? Désolée, je suis très curieuse.
— Hé oui ! Ma mère adore Liam Neeson. Cela me convient, elle avait aussi hésité avec Harrison et Chuck. C’est tout de même plus appréciable non ? De plus, le surnom de Chuck, c’est Chucky… un brin trop flippant !
Un éclat de rire échappe à Énora.
Les yeux de Liam se posent alors sur la citation peinte derrière elle.
« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous »
— Je préfère aussi, lui confie-t-elle.
— Merci beaucoup. Bonne journée à toi également, à bientôt.
Ce fut un fort agréable rendez-vous, pense-t-il, le sourire jusqu'aux oreilles.
Énora va s’asseoir auprès de M. Calvet, une tasse à la main.
— Qui est pour toi cet homme ?
— Une connaissance. L’ami d’un ami, répond-elle suspicieuse. Il est capitaine d’une équipe de foot, c’est tout ce que je sais.
— Ah oui, le hasard fait bien les choses, dit-il en réfléchissant et en grattant doucement sa barbe.
— M. Calvet ! Hep là ! On ne fait pas de supposition ! le houspille-t-elle gentiment.
— Il est un chic type, c’est tout ce que j’ai à dire, rien de plus.
— Je suis ravie pour lui ! (Elle attrape sa tasse à deux mains et plonge son regard dedans.) En tout cas, vous ne l’avez pas fait fuir, il était plutôt même enjoué.
Elle aime bien charrier le vieil homme. Les hommes de son entourage plus âgés lui rappellent les liens qu'elle entretenait avec son papa, ils sont sécurisants. Elle aime croire que la vie lui offre une sorte de douce compensation.
— C’est exactement ce que j’ai dit : un chic type, il est bien celui-là.
Elle montre des signes d'agacement.
Non d’un bigorneau, c’est quoi leur problème à tous, au juste ?
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