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La nuit tombe sur la ville, les journées grisâtres, humides et froides se succèdent depuis quelques jours.
Énora s’affaire à nettoyer et ranger son commerce, elle se sent d’humeur joyeuse, elle est enjouée à l’idée de rejoindre ses amis à la boulangerie. Sa journée s’est bien déroulée, les recettes du jour sont très positives. Ghislaine ne s’est pas présentée ce matin, c’est Stéphanie l’employée qui l’a remplacée, une personne tout aussi charmante à qui Énora a offert un café. Madame Savon - de son prénom, Brigitte - sublimement apprêtée d’un tailleur rouge vif, est venue comme elle l'avait promis, dans la matinée. Elle a quitté la librairie avec deux livres, ravie.
La veille, la jeune femme a confectionné des petits fours – des saucisses feuilletées et des pruneaux au lard – et a souhaité apporter également un jus de fruits litchi-goyave. Elle ferme la caisse, éteint toutes les lumières, verrouille la porte d’entrée à clef et baisse la lourde grille.
Elle déambule dans les rues du centre-ville jusqu’à la boulangerie. Elle apprécie le calme du soir après les mouvements frénétiques et tumultueux du monde qui marche dans un sens puis dans un autre. Les gens se croisent, se frôlent, sans échange, ils sont plongés dans leurs pensées : des choses à ne pas oublier qui le seront indubitablement, des souvenirs passés, des doutes, des regrets. À la tombée de la nuit, ce ballet est achevé, place à la quiétude et à l’apéritif entre amis.
— Bonsoir les amis ! s’exclame Énora le sourire aux lèvres.
Christian travaille encore, il sert ses derniers clients : pain de campagne, pain aux cranberries, au maïs ou des croissants et chocolatines pour le petit déjeuner. Certains sont très organisés et prévoient déjà pour le lendemain matin.
— Bonsoir la belle, mmm ça sent bon ce que tu tiens là, constate-t-il. Je te laisse t’installer, je vais arriver.
La jeune femme dépose le tout sur les petites tables qui ont été rapprochées pour l’occasion. Ghislaine et Alexandre arrivent. Celui-ci se laisse tomber sur une chaise, faisant comprendre que sa journée a visiblement été rude.
Ghislaine a les traits tirés, tout son corps, tous ses gestes s’avèrent être au ralenti. La fatigue semble avoir signé un contrat à durée indéterminée avec elle. Elle se justifie auprès de ses amis inquiets, en narrant le fait qu’elle a beaucoup trop dormi lors de la sieste. Elle est enfermée dans cet état de zombie depuis son réveil, elle ne se sent pas connectée au monde qui l'entoure. Ghislaine est simplement présente physiquement, mais mentalement absente.
Christian dépose du cidre breton - sinon rien, bien sûr, ses origines sont sacrées - sur les tables, les verres et autres petits fours. D’autres commerçants se mêlent à ce petit rendez-vous détente, apéro, du style auberge espagnole.
Michaël y est convié. Il s’est proposé pour venir manger et boire plus honnêtement. Il arrive les bras chargés d’une bouteille de vin rouge et de petites friandises sucrées, dont des macarons que porte Liam dans les mains. Ils s’installent près d’Alex, ils s’entendent à merveille, surtout sur les sujets concernant l’univers du football. Un coiffeur, prénommé Shin, est venu se présenter. Sa posture : épaules carrées jetées en arrière, le torse bombé, démontre l’homme sûr de lui, ou bien tout simplement qu’il est « bien dans ses baskets ». Les deux impressions sont satisfaisantes. Il est vêtu à la pointe de la mode des jeunes lycéens. Il parle fort, il connaît tout sur tout, à croire qu’il a déjà vécu une centaine de vies. Il met l’ambiance.
Ma foi, il en faut toujours des comme ça, se dit Ghislaine, un petit sourire amusé.
Il possède des petites blagues qui peuvent égayer une soirée. David qui est arrivé ne l’apprécie guère, il trouve qu’il lui fait un peu trop d’ombre. C’est vrai quoi ! C’est lui la vedette, le « clown » habituellement.
Énora sert un jus de fruits à Ghislaine qui ne désire rien d’autre. La jeune femme est soucieuse de voir son amie dans cet état.
— Oh ! Énora ! C’est bien ça, hein ? hasarde Shin à l’encontre de celle-ci qui acquiesce. Je t’ai croisé en début de semaine, comment tu te la pètes avec tes feux de brouillard !
Elle manque d’avaler sa gorgée de travers. Alex fixe son amie, un sourire en coin. Ce jeune individu jacasseur et de surcroît dédaigneux ne connaît visiblement pas Énora.
— Non d’un…
— Bigorneau ! la coupe Alex, friand à l'idée d'écouter la suite des événements.
— Lorsque je suis en train de boire, je te saurais gré de m’avertir lorsque tu vas potentiellement tenter de faire rire la galerie, d’accord ? enchaîne-t-elle.
Le bout de la langue sur la commissure des lèvres, elle marque une pause.
— Euh, dis-moi… les feux de brouillard si tu ne les mets pas lorsqu’il y a du brouillard, tu les mets quant au juste toi ? En plein été par quarante degrés ? Non, dis-moi, parce que je suis très curieuse en fait, lui rétorque-t-elle les bras croisés en attente d’une réponse valable.
— Allez, vlan ! Mon Énora, comme je l’aime, intervient Alex en se levant pour attraper les bouteilles. Ça mérite un petit coup à boire ça !
Michaël et David approchent leurs verres, le regard amusé.
— Bon, ça va, c’est de l’humour, proteste Shin en faisant la moue. De plus, la banque est là ce soir, il faut se tenir à carreau.
— Je ne pense pas que ce soit de moi qu’il faut se méfier le plus ce soir, ironise Liam en regardant Alex et Énora. Allez, trinquons !
— Moi je dis, avec le vin rouge, il faut du saucisson, annonce Christian en déposant quatre saucisses sèches sur une table qui sont plus que les bienvenues.
— Et moi j'ajoute que demain soir, on joue à domicile, alors nous vous attendons, s’enhardit Michaël. Alex ? David ? Et vous ramenez la miss…
Il s'est posté devant la planche à découper, prend un couteau dans la main.
— Carrément ! s’exclame David.
— Carrément pas, la miss te dit non, se renfrogne Énora.
— Elle dira oui demain, on sera là, répond Alex qui tend le bras pour récupérer la charcuterie découpée avec soin.
Énora lui met une tape sur l'épaule.
— Aïe ! crie-t-il en se massant l’épaule. Tu as fait tomber mon saucisson, vilaine !
La bonne humeur et les rires règnent en maître durant cette petite soirée. Les obligations familiales, entre autres, poussent certaines personnes à rentrer. Le comité plus restreint, Alexandre propose de parler du réveillon du Nouvel An. Christian soumet alors l’idée de faire cette fête de fin d’année chez lui, Ghislaine approuve. Il en découle alors une longue conversation sur l’organisation de la soirée de la Saint-Sylvestre : buffet chaud, froid ? Ce sera probablement les deux.
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