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Accompagnée d’un large parapluie transparent à pois blancs, Énora converse avec une cliente devant la boulangerie. Cette dame, une charmante quinquagénaire, lui demande si son thriller préféré est arrivé à la librairie. La lecture peut être une source de profondes addictions.

La commerçante a proposé de venir récupérer ses commandes avant son ouverture, afin d’éviter la livraison à son amie. Elle retrouve Ghislaine joliment apprêtée, maquillée et souriante. Elle semble s’être remarquablement bien remise. C’est toutefois Stéphanie qui l’accompagne pour effectuer la chorégraphie tendance du moment sur les pavés ruisselants du centre-ville. Garder les commandes intactes est primordial. La petite mission effectuée, elles boivent une tasse de thé bien méritée.

Une fois la mise en place effectuée, la libraire regarde à travers les carreaux d’une fenêtre, une bruine tombe, le brouillard ne s’est pas encore levé. Une personne semble patienter sur le trottoir d’en face. Abrité sous un parapluie, l’homme paraît préoccupé, il remonte le col de sa veste imperméable. Les températures ont encore chuté, le mois de décembre se fait ressentir. Elle jette un coup d’œil une deuxième fois, cette personne lui semble familière. Elle ouvre la porte d’entrée tout en scrutant les alentours.

— Claude ? l'apostrophe-t-elle en l'interrogeant du regard.

L’homme s’avance vers elle, une légère maladresse dans ses pas.

— Bonjour Énora. Aurais-tu deux petites minutes à m’accorder s’il te plaît ?

— Bonjour…

En ai-je le choix ?

— Allons-y… j’ai un peu de temps avant l’ouverture, ce sera fait. (Elle tend le bras, la paume vers le plafond indiquant l’intérieur de son salon de thé.) Je t’en prie, tu peux entrer.

Elle pense connaître le but de sa visite, sa réticence est perceptible.

Elle avait beaucoup d’affections pour lui, sa génitrice avait creusé un gouffre entre eux deux. Elle ne l’avait pas revu depuis un long moment.

Il quitte sa veste, la dépose sur une chaise et s’assoit. Il commence à lui narrer ses derniers jours passés avec Marie-Manuelle, lorsqu’elle vivait chez lui, dans sa maison à la campagne. Elle avait tout détérioré, tout jeté. De la vaisselle, aux bibelots jusqu’à la télévision, qu'elle avait poussée de colère contre le mur. Il la décrit comme une folle, une furie, une hystérique.

— Je suis navrée pour toi, tellement navrée. J’espère que tu es heureux à présent parce que tu le mérites. Je t’appréciais beaucoup… sois heureux Claude.

Elle est sincère, néanmoins, pas du tout ébahie. Elle sait au plus profond de ses entrailles que ça finirait ainsi entre eux, Marie-Manuelle n’est pas faite pour embellir la vie de quelqu’un, seules les plantes vertes restent en vie auprès d’elle. Les scènes décrites par Claude étaient récurrentes. Plusieurs fois par an, il pouvait en être ainsi.

Il se lève de sa chaise et lui fait une bise.

— Je suis désolé. J’ai voulu m’en occuper tout seul, je t’ai fait du mal, je ne t’ai pas écouté, confie-t-il, d’un air abattu.

— L’amour rend aveugle, tu as essayé, tu en as assez payé le prix, si l’on peut dire cela ainsi… tente-t-elle de le rassurer, fixant un point invisible sur le sol.

— Je suis allé la voir… tu sais, elle ne parle plus, elle griffonne sur une ardoise. C’est la fin.

Il lui annonce qu’elle a un cancer de la gorge. La libraire sait que c’est le deuxième après celui du sein. Énora se lève et indique à son ex-beau-père qu’elle va devoir ouvrir son commerce. Elle le suit vers la sortie, ouvre la porte.

— Réfléchis-y Énora. (Il la prend dans ses bras et l’embrasse sur les deux joues.) Tu resteras ma préférée. Toi aussi, sois heureuse. Réfléchis…

— Pas de trop. La réflexion, ça fait mal à la tête, abrège-t-elle. Au revoir Claude.

— Cette coupe de cheveux te rend encore plus ravissante. Prends soin de toi. Passe de belles fêtes de fin d’année.

Il ouvre son parapluie, se dirige vers les stationnements. Elle le regarde s’éloigner.

Liam patiente à l’abri sous un avant-toit en face de la librairie. Il s’avance, - son porte-documents maintenu au-dessus de sa tête en guise de parapluie - sollicite Énora pour lui prendre un café à emporter. Il reçoit un large sourire en guise de réponse, elle s’empresse de le servir pour ne pas le mettre en retard.

Toujours devant la machine à café, elle vérifie les niveaux d’eau et de café de sa machine, elle réfléchit au fait qu’elle n’a rien proposé à Claude. Elle rumine cette omission, s’exècre - d’avoir été bouleversée l'a rendue visiblement avare. Il méritait tout de même une boisson chaude.

Son ex-beau-père avait toujours été présent et aimant. À la suite d'une rupture amoureuse avant son mariage, Énora ne possédait plus de chambre à coucher ; il était allé la chercher à son domicile, sa remorque attelée à la voiture pour l’emmener choisir un lit. Il le lui avait offert. Il avait par la suite affronté le courroux de sa compagne Marie-Manuelle, sa jalousie omniprésente et en croissance constante.

Claude était magnanime, altruiste, un modèle que la libraire aimait suivre.

Monsieur Calvet est installé sur la chaise de sa petite table, il bouquine avec une tasse de thé. Il possède quasiment une place attitrée. Il détient un tempérament agréable sans égal au quotidien. Néanmoins, les intempéries commencent pourtant à peser sur celui-ci. Son humeur se colore comme le ciel, de nuages plus sombres, accompagnés de bourrasques de pluie et de vent. Il complimente toutefois la commerçante sur sa « stupéfiante » nouvelle coupe de cheveux, ce « changement audacieux qui lui sied admirablement bien ».

Le mauvais temps n’est pas un obstacle dans l’état d’esprit de monsieur et madame tout-le-monde, fort heureusement. Caroline fait une entrée théâtrale en faisant des éloges à son amie qui est « super méga canon » grâce à son chéri, parce que c’est officiel, Shin est son petit ami.

Les deux mains sur son café long, elle relate le repas concocté par le coiffeur de long en large et en travers. Enfin, vient l’instant où elle peut raconter les détails du dessert, d’abord le premier : le dango, des brochettes aussi colorées que délicieuses, puis le deuxième dessert qui a duré une bonne partie de la nuit. Énora navigue entre ses clients et son amie dont le besoin d’exposer sa vie intime est à son paroxysme, même si la libraire n’est pas avide de connaître autant de petits détails - même croustillants. Caro - qui a forcément une idée derrière la tête en train de germer - continue à vanter les bienfaits d’avoir un petit ami : se sentir désiré, les câlins, les baisers… la sexualité !

— Ça y est j’ai la migraine, ricane son amie.

— Moi aussi je t’adore… aller, sur ce, je file ! Les préparatifs du réveillon de Noël m’attendent. (Elle la prend dans ses bras.) Bon réveillon ma belle.

Énora ferme tôt aujourd’hui, une affiche a été apposée sur la porte d’entrée la semaine dernière afin de prévenir la clientèle. Mais avant de partir, elle met en place une nouvelle citation tout près de celle de Paul Éluard. Elle lui tient beaucoup à cœur.

« Le hasard n’est pas seulement du hasard, car sinon la vie ne serait que du hasard. E.L.G». Le petit tableau semble venir d’une autre époque, le bois vieilli du cadre retient les mots couchés à l’encre noire. Elle était au lycée. Au milieu des heures sombres, parfois, elle laissait son esprit vagabonder, elle écrivait. Un sourire attendri se dessine sur les lèvres de la libraire, elle fixe ces quelques mots, se retourne vers la porte, il est l’heure de débuter le réveillon.

Ils ont convenu avec Alex par messages échangés, que le réveillon se ferait chez elle. Elle a insisté sur le fait qu’elle a passé des heures à embellir son salon.

Le sapin a été monté, décoré de guirlandes, de boules et de cheveux d’ange, blancs, rose pâle, dorés et argentés. Une majestueuse étoile dorée termine la décoration du sapin. Des luminaires l’entourent de la cime jusqu’au sol. La crèche entourée de mousse, de neige synthétique a indubitablement droit aussi à ses guirlandes de lumière. Ses bibliothèques, le même régime : tout clignote.

Alex n’a pas eu de temps à accorder à toutes ces petites fantaisies, ils ont donc tranché, le réveillon sera dans un décor festif afin d'apaiser Énora. Elle aura son sapin, ses petites lumières qui vont briller dans les quatre coins du salon, des décorations étincelantes, elle sera presque sage comme une image.

Le réveillon se termine tard. David insiste pour que l’ouverture des cadeaux se fasse après minuit, ce sera le vingt-cinq décembre, pas avant ! La commerçante est impatiente, elle a gardé ses rituels avec son papa qui consistait toujours à ouvrir les cadeaux dans la soirée du vingt-quatre décembre.

Les habitudes réconfortantes d’Énora, sa liste de coutumes qui procurent une douceur, une caresse, semblent s’étendre indéfiniment sur l’horizon. Les voir être perturbées, chamboulées, transformées peuvent la déstabiliser.

Minuit pile n’échappe pas à Énora qui accourt près du pied du sapin pour distribuer ses chers présents à ses amis.

Entre les repas copieux, les échanges de cadeaux, de rires, d’embrassades, les fêtes de Noël se terminent avec une vague d’allégresse générale.

Le déni, cet ami éphémère réconfortant qui déforme la réalité afin de mieux la vivre, a permis à Énora de profiter de douces et chaleureuses festivités. Même si toutefois, Noël n’a pas vraiment échappé à quelques tourments.

Les fameuses photos… Les photos dans les salons ou les salles à manger chez les parents d’Alexandre ainsi que chez Ghislaine la fascinent autant qu’elles l’affligent. Des clichés débordants d’amour, d’instants de bonheur partagé, des sourires communicateurs. Elle les contemple chaque année avec curiosité, touchée par toute cette affection qu’elles dégagent. Cela fait deux ans qu’un cadre photo en bois blanc sculpté a été ajouté sur le buffet de Ghislaine. La photo avait été prise par Christian : Énora, Michaël et Ghislaine lors d’une sortie en canoë-kayak. Une claquette s’était échappée dans les courants et avait fait naître des fous rires majestueux, figés sur une photographie. Instant de bonheur partagé. Énora avait certes fini l’après-midi pieds nus, mais la journée avait eu son lot de beautés en tout genre.

Elle a dès lors créé son cadre : des photos du passé avec son papa, un patchwork d’images. L’une montre Alexis dans sa tenue d’officier marinier, une autre, ou elle avait cinq ans, elle était assise sur ses genoux. Elle lui disait que lorsqu’elle serait grande, elle se marierait avec lui. Deux autres sont d'un format plus élargi : elle soufflait ses deux bougies, son papa l’embrassait sur la joue, la deuxième décrit une scène où ils mangeaient la soupe de pâtes en forme de lettre. Ils s’amusaient à créer des mots autour de l’assiette creuse en faïence, au grand désarroi de Marie-Manuelle qui trouvait cela puéril.

Bien entendu, les âneries d’Alexandre font partie des souvenirs affichés sur le meuble de son amie : des anniversaires, des chasses aux œufs à Pâques, un carnaval - il avait joué à merveille le rôle du capitaine Jack Sparrow. Il est lui aussi sa famille.

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