-30-
Alexandre ressent une soudaine et vive anxiété, cela devient assez récurrent ces jours-ci. Il a reçu un message de sa meilleure amie tôt ce matin. Il parcourt son agenda sur son téléphone, il doit et veut se rendre disponible. Il vient de se brosser les dents, dépose une noisette de cire sur ses cheveux. Il pense à son amie, il inspire en levant les épaules et expire fort en levant les yeux au ciel.
Hâte d’être à ce soir, ça va être long aujourd’hui !
— Tu me tiens au courant s’il te plaît, je peux m’échapper aussi du boulot s’il y a besoin, propose calmement David en lui déposant un baiser sur le front.
— T’inquiète ! Ça va le faire, merci.
Énora tente de se lever doucement de son lit. Liam, étendu près d’elle, n’a pas l’intention de la laisser entamer une nouvelle journée tout de suite. Son étreinte se resserre, il la retient en lui glissant au creux de l’oreille que le lundi est un jour de repos pour tous les deux, qu’ils peuvent encore traîner, qu’un brin de nonchalance peut être potentiellement très bénéfique. Elle ne partage pas son avis même si les arguments peuvent sembler incontestables et très séduisants -tout comme celui qui les prononce.
Elle a déjà envoyé un message à Alex. Les funérailles ont lieu ce matin.
« Je vais aux obsèques, peux-tu éventuellement m’y accompagner, s’il te plait ? Ce sera rapide. Désolée de te prendre de court. »
Il a répondu : « Je viens te chercher pour 10h00, petite sœur. »
Énora a sommeillé encore un peu après avoir reçu la réponse d’Alex.
Le week-end merveilleux passé en compagnie de Liam l’a fait gamberger. Elle pense devoir désormais briser les chaînes du passé une bonne fois pour toutes, exprimer un adieu définitif et éviter de vivre avec des regrets. Il y a des moments dans la vie où l’on ne fait pas toujours ce que l’on souhaite, où nous sommes soumis à vivre des moments déplaisants. Elle en est consciente et c’est aujourd’hui le jour « moche ». Moche, parce qu’elle a pris la décision de se rendre aux obsèques, y voir des gens, des inconnus, une famille d’inconnus plus précisément. Faire acte de présence, dire adieu en pleine conscience, pour elle-même. Elle le sent, c’est viscéral, elle doit être présente. Dernière étape. Vers treize heures, tout sera terminé ; elle n’a pas encore pris la décision de se rendre ou non à l’inhumation. Chaque chose en son temps, une étape à la fois. Il n’est nul nécessaire d’encombrer son esprit avec du stress supplémentaire.
Elle informe Liam que sa journée débutera plus tôt que prévu, qu’elle a pris sa décision de se rendre aux obsèques. Elle ne souhaite pas qu’il l’accompagne, il fait partie du présent, elle doit enterrer son passé. Il se sent un peu mis à l’écart, mais il comprend et accepte les points de vue d’Énora. Ce petit bout de femme forte, indépendante dont il est tombé éperdument amoureux, vaut la peine d’être patient. Il la regarde se préparer, un tantinet inquiet tout de même, face à l’épreuve qui l’attend. Si courageuse, tenace, mais si vulnérable à la fois. Il dépose un tendre baiser sur ses lèvres.
— À ce soir, n’hésite pas si tu as besoin de quoi que ce soit.
Elle a enfilé son jean Levis brut, son pull-over avec le grand col beige : simplicité, efficacité, c’est parfait. Il ne faut pas lui en demander plus ce matin.
L’après-midi, elle rejoindra Ghislaine à la vente privée de la boutique de Madame bijoux. Énora la nomme désormais par son prénom qu’elle trouve « très joli » : Lana. Cette commerçante vend de très belles merveilles en acier inoxydable qui ont un large succès : argentés ou dorés, pour tous les goûts.
La libraire focalise sa bonne humeur sur ce moment de partage, de bonheur à venir dans la journée. Poser son attention sur ce qui met le cœur en joie est une valeur sûre.
Près de sa coiffeuse, elle a préparé ses vêtements pour le reste de la journée : jupe longue noire, chemisier bleu clair, qui lui se mariera parfaitement avec ses Adidas de la même couleur. Ses sneakers sont confortables et parfaits pour un après-midi shopping et une station debout prolongée. Ce modèle iconique de la marque fait partie de ses chouchous dont elle ne se lasse pas, qu’elle a classé dans la catégorie « doudou pour les pieds », pour leur confort.
Alexandre et Énora sont garés sur le parking du cimetière du village d’enfance de Marie-Manuelle. Il n’a pas bougé, il attend patiemment les faits et gestes de son amie. Elle n’a pas dit un mot depuis qu’ils sont partis en voiture. Parfois, sa mâchoire se crispe. Repense-t-elle à des instants passés douloureux ? Ou est-elle en train de lutter contre des sanglots qui tentent d’éclater ? Il respecte toujours ses silences, il attend.
Dehors, un froid sec est omniprésent depuis quelques jours, les écharpes et les manteaux font partie du quotidien. Le soleil brille, il n’y a pas de nuage.
— J’irai dans l’église une fois que tous les gens seront rentrés… prononce-t-elle doucement.
— Nous irons, rectifie-t-il. Je viens avec toi.
La cérémonie débute, ils s’assoient au fond de l’église, sur la dernière rangée des bancs. Énora écoute, nulle larme ne coule, elle se sent en paix.
Le personnel des pompes funèbres déplace le cercueil à l’extérieur, l’église se vide. Énora baisse la tête, elle ne souhaite pas d’une part croiser le regard des personnes présentes. D’autre part, elle préfère continuer de se recueillir, méditer.
Maëlys, les yeux rouges, la petite sœur d’Énora, s’approche d’eux, leur fait la bise en silence. Un regard, les joues se touchent et le silence.
Afin de rejoindre la voiture d’Alex, ils croisent des individus, des gens. Certaines personnes se présentent comme étant une tante, un oncle…
Jamais entendu parler de vous… vous étiez où ces dernières années ? Pire, pendant les années lycée où elle devait gérer sa tarée de mère ? Seule ! Seule lorsque sa mère lui en a voulu de la faire hospitaliser encore. Seule, parce que personne n’a eu assez de couilles pour la défendre et dire que non, vous étiez trois à prendre la décision de la faire hospitaliser. Mais c’est sur elle que sa mère a jeté son venin et l’a bannie, encore et cette fois pour toujours. Tant mieux finalement. Elle a toujours tout encaissé et seule elle a affronté la vie. Et sans vous, elle a réussi.
Alexandre ne comprend pas, lui qui a grandi dans une famille aimante, soudée, avec de belles valeurs. La mâchoire crispée, il serre les poings.
Famille étrange, biscornue, désunie, je n’ai connu que votre absence auprès d’Énora… et vous vivez tous dans le même département !
Cela arrive encore à le surprendre, à le mettre en colère, à être désappointé. Sa mine est en corrélation avec son humeur.
Près de la voiture, un cousin et une cousine viennent discuter avec eux. Alex se détend, enfin des personnes qu’il juge normales et bienveillantes. Des rendez-vous, dîner et déjeuner ont été pris et seront honorés. Ils ont hâte de partager autre chose qu’un enterrement.
Après avoir brièvement déjeuné, Énora et Alex arrivent au cimetière près de la tombe déserte. Tel était le souhait d’Énora : s’y rendre une fois la cérémonie terminée ; ne plus croiser les gens. Elle prend la main d’Alex. C’est terminé. Nulle larme. Ils marchent vers la sortie du cimetière. Elle est apaisée.
— Place au présent, le vrai. Merci Alex.
Il place son bras au-dessus de ses épaules, ils continuent vers la voiture en silence.
Annotations
Versions