-32-
*
**
Énora avait du temps libre en dehors de ses services, bien trop à son goût ; dans le dessein de nourrir son hyperactivité et de se sentir utile, elle était devenue bénévole. Son choix s’était porté sur la Croix-Rouge française, la collecte et la distribution alimentaire.
Elle apportait parfois de l’aide à la Vestiboutique, un magasin de vêtements en majorité d’occasions ; il lui arrivait en outre de faire quelques maraudes dès l’instant où les horaires de ses services le permettaient. Serrer la main des personnes dans le besoin, échanger des paroles, leur donner les produits de première nécessité, leur tendre une boisson chaude, une assiette de soupe et préparer des sacs à emporter était pour elle une façon de donner un sens à sa vie avec humilité, d’agir à son niveau.
Les sacs contenaient une bouteille d’eau, un sandwich avec en bonus une pâtisserie ou viennoiserie suivant les dons reçus. Le camion et les bénévoles avaient préalablement récupéré ces donations dans les boulangeries de la ville lors des fermetures.
Lorsqu’elle se couchait dans son lit vers deux heures du matin après une telle soirée, elle était remplie de gratitude. De posséder un toit, des meubles, un accès à l’eau courante, à l’électricité, de pouvoir se nourrir chaque jour était une chance, il n’en était pas, hélas, ainsi pour tout le monde.
Toutefois, l’espèce humaine pouvait indubitablement - mais par bonheur de façon sporadique - l’exaspérer, en particulier en se débarrassant de ses déchets n'importe où, c’est-à-dire : au plus simple et au plus rapide.
Les partisans du moindre effort en action !
Elle proclamait haut et fort que « l’espèce humaine est un animal sauvage ». Néanmoins, la rationalité l'avait emportée, elle avait voulu apporter sa pierre à l’édifice parce que tout le monde n’est pas seulement narcissique et malveillant.
De façon hebdomadaire, Énora était présente pour une maraude.
Un soir, devant l’hôpital de Montauban, elle avait rencontré Mike. Mike refusait toujours l’aide apportée par la Croix-Rouge. À sa démarche, elle pouvait en déduire qu’il était en état d’ivresse. Il ne tenait pas le poteau, le poteau dans la rue le tenait. Elle s’était approchée, avec son large sourire naturel, avait réussi à lui parler. À la troisième tentative, il avait enfin accepté de prendre une assiette de soupe.
Elle s’était assise près de lui sur un muret en pierre rouge, afin d’être certaine qu’il allait avoir autre chose dans le ventre que du liquide. Mike était un ancien soldat et avait fait l’Afghanistan. Stress post-traumatique. Énora était troublée et connaissait le sujet. Il lui avait parlé de son fils qu’il ne voyait plus. Il lui avait demandé son prénom, lui avait dit qu’il était très beau.
— Énora, tu sais pourquoi le ciel est si bleu ? avait-il demandé.
— Non pourquoi ? Dis-moi…
— Parce que toi tu es le soleil et tu brilles tellement que le ciel est tout bleu.
Elle l’avait remercié, elle avait été très émue. En le quittant, il lui avait dit de prendre bien soin d’elle, tout le temps, de ne jamais oublier cela.
Il y a des rencontres qui bousculent l’âme, où personne ne peut en sortir indemne. Des secondes, des minutes, un mot, une phrase, un regard qui allume une étincelle de bénédiction, un souffle de douceur.
La nuit avait été courte, l’insomnie avait apporté ses valises dans la chambre de la jeune bénévole. Elle se sentait préoccupée sans pouvoir identifier les causes de ses pensées et émotions opposées. Cela débutait par de la satisfaction de faire ce qui lui semblait être bienveillant pour les autres, puis la peur et la colère se mêlaient à la partie. Les belles et authentiques paroles prononcées par cet ancien militaire miroitaient. Elle était très touchée, il avait pratiquement l’âge de son père.
Il existe un état d’esprit qui pourrait être omniprésent dans la ville de Montauban : voir la vie en rose. Effectivement, celle-ci est nommée « la plus rose des villes roses » par son architecture de briques de cette même couleur. Seulement, l’existence comporte ses joies et ses peines, un début, une fin, de sinistres destins en tout temps, en tous lieux. Mike était parti rejoindre les étoiles au-delà de son ciel si bleu. Il se trouvait seul dans la rue. Il attendait une place en addictologie. Ce jour-là Énora et ses collègues bénévoles avaient le cœur lourd, sans couleur.
Entre ses horaires dans la restauration et cet instant précis qui l’avait fort bouleversée, elle avait mis un terme aux maraudes même si elle en avait gardé de bons souvenirs.
Par chance, elle avait continué d’autres missions de bénévolat et avait rencontré Ghislaine. Elles étaient restées en contact et étaient devenues amies.
Énora était la plus jeune bénévole pour la distribution alimentaire, la seule buveuse de thé, cela faisait sourire Ghislaine parce qu’elle contrariait la routine des pauses-café et friandises. Le collègue Alain devait penser à la belle tasse de thé pour leur jeune collègue et en profitait pour la taquiner. Une fois tous les quinze jours, elle se rendait aux garages de la Croix-Rouge, Ghislaine était son binôme. Entre quatre murs, il pouvait s’en passer des choses. Se raconter ses vies, refaire le monde, se confier, parler de ses rêves, de ses envies, de ses tourments, avoir des fous rires à n’en plus finir.
Énora avait trouvé sa place et surtout une famille. Avec Ghislaine, une belle amitié s’était créée, la jeune femme était devenue comme un membre à part entière dans sa propre famille.
À regret, Énora avait dû mettre en suspens cette activité lors de l’acquisition de son commerce. Elle aidait encore pour la grande braderie deux fois par an les dimanches uniquement.
*
**
Assise au premier rang, entourée d’Alex, Liam et Mika, Énora contemple la bague sur son doigt, sur le majeur. Ghislaine l’avait glissée à son doigt. « Toute femme devrait avoir un diamant. » Les derniers mots de Ghislaine résonnent dans sa tête, font pleurer son cœur.
C’est à son tour, elle doit se lever pour lire son texte au micro devant l’autel. Elle y tient ; Alex la suit, il reste auprès d’elle et prendra le relais si les émotions l’engloutissent. L’église est pleine, Énora vêtue d’un tailleur noir, regarde brièvement les bancs, la famille, les amis, les connaissances de son amie Ghislaine. Les commerçants du centre-ville de Montauban assistent de même à la cérémonie. Elle porte son attention sur une feuille A4 qu’elle vient de déplier et de poser sur le pupitre. Un silence profond règne. Ses premières paroles sont éraillées. Elle se racle la gorge.
— Mon amie, Ghislaine, nous venons te dire adieu aujourd’hui. Tu n’aimerais pas voir les larmes et la peine… excuse-moi, excuse-nous. Comprends que ta joie de vivre, ta bienveillance, ta force au quotidien nous manquent déjà. Tu te battais en silence contre l’inévitable… dis donc toi ! tu nous as tous bernés ! Merveilleuse Ghislaine, tu nous as tellement appris, partout où tes pieds ont foulé le sol. Ton humilité, ton altruisme étaient contagieux. Je me permets de parler au nom de nous tous : merci pour tout Ghislaine. Une épouse formidable, une mère extraordinaire, une amie fidèle. Cela, c’est ce que j’ai pu remarquer pendant ces années, avec tous ces bons moments partagés. Si les larmes tentent de s’échapper, rappelez-vous tous qu’elle pourrait vous botter les fesses pour cela !
Les yeux embués rivés sur sa feuille de papier, la mâchoire serrée, elle entend les personnes qui reniflent, se mouchent, émettent des petits rires en imaginant qu’effectivement Ghislaine pourrait bel et bien les rabrouer. Énora se tient tant bien que mal, les deux mains sur le pupitre. Elle marque une pause, quelques secondes.
« Inspire, expire… »
— Et puis surtout, reprend-elle, Ghislaine m’a appris ce que c’est qu’une mère. Je viens lui dire un grand merci, un énorme merci pour cela. Une mère n’est pas seulement la traduction Google : « femme qui a mis au monde un ou plusieurs enfants. », c’est infiniment plus que cela, elle me l’a appris et me l'a fait vivre. (Sa voix se trouble, elle renifle.) Repose en paix Ghislaine, tu as été et resteras ma maman de cœur.
Ses larmes se déversent, mélangées à un léger rire en pensant et visualisant son amie en train de lui dire « Arrête ça tout de suite ! »
Ghislaine avait choisi la crémation et désirait que ses cendres soient déposées dans un jardin du souvenir. Elle avait remis ses vœux lors de la constitution de son dossier auprès des pompes funèbres, dont celui de passer une chanson durant la crémation. « On se retrouvera » de Francis Lalannne. La chanson a hanté Énora durant une quinzaine de jours, le jour et la nuit. C’était le choix de son amie, un choix, pour sa part, atroce. Les paroles sont bouleversantes. Les personnes présentes au crématorium laissent exprimer leur chagrin, certain plus que d’autres, ou se recueillent.
Monsieur Calvet, présent à l’église, est resté à l’extérieur. Présent pour les personnes pour qui il a beaucoup d’affections, en retrait pour laisser de l’intimité aux proches. Ce sont ses principes, qu’il juge corrects. Le ciel est bleu, pas un nuage. Les nuages, eux, sont ailleurs, dans les esprits de ceux qui ont connu Ghislaine.
Lorsque la cérémonie est achevée, Énora sort avec Liam, main dans la main. Alexandre et David les suivent, les trois hommes sont habillés avec des costumes sombres, gris-anthracite ou noirs. Elle voit monsieur Calvet, dit deux mots à Liam et s’avance vers l’ancien officier marinier. Elle semble totalement vidée d’énergie.
— Ça va aller mon petit… lui dit-il. Je sais que c’est terrible, paroles d’un vieux loup des mers, ça va aller…
— Antoine, je veux un câlin s’il vous plaît…
Il tourne son déambulateur, se positionne pour trouver assez d’équilibre afin de recevoir la peine immense d’Énora. Il ouvre en grand ses deux bras, l’y invite à s’y lover, elle s’y réfugie.
Annotations
Versions