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Caroline et Énora sont rentrées effrayées chez la libraire, rongées par l’appréhension ; les craintes étant multiples, terribles. Leurs téléphones ont annoncé en même temps une notification. Christian a créé un groupe sur un réseau social. Il a posté un message à tout son entourage : « Rendez-vous chez moi lorsque votre emploi du temps vous le permettra, bisous. »
Liam est arrivé alors qu’elles s’apprêtaient à sortir. Elles étaient agitées, l’inconnu des événements associé à l’attente était pesante. Il a pris sa petite amie dans ses bras, l'a serrée fort, elle lui a narré les faits qui se sont déroulés au centre-ville quelques heures auparavant. Elle était terrifiée. Elle espérait ardemment avoir prodigué les bons gestes au bon moment à son amie. L’être humain se sent totalement vulnérable du fait de ne pas pouvoir contrôler à sa guise la finalité d’un événement, inutile face à l’impuissance.
Le monde ne peut pas vivre continuellement des fins heureuses comme dans les dessins animés de Walt Disney avec un « et ils vécurent heureux jusqu’à la fin des temps. » Énora adule encore aujourd’hui ce producteur et réalisateur américain dont ses chefs-d’œuvre sont très appréciés. Alors, certes, les personnages principaux ont droit à une fin heureuse, mais ils ont traversé auparavant monts et marées. Depuis l’enfance, elle s’accroche à cette idée, cette philosophie, qu’après la pluie, vient le beau temps. Surtout lorsque tout part à vau-l’eau.
Assise du côté passager dans la voiture de Liam, elle s’agrippait à l’idée que son amie était sauvée, hospitalisée avec les meilleurs soins, elle s'y cramponnait de tout son corps, de toute son âme. Ils roulaient tous les trois vers la maison de Christian et Ghislaine.
Le boulanger a ouvert la porte, prenant ses amis dans ses bras. De simples « salut » sont échangés. L’odeur de la crainte étouffait l’air ambiant. Christian avait tant à dire, pourtant tout semblait s’enliser dans son esprit. Ses amis respectaient son silence par peur d’entendre ce qu’ils redoutaient ; ce qu’ils n’étaient pas résolus d’écouter ; ou repousser l’échéance. Ils savaient tous. Ils préféraient se murer encore un peu, des secondes supplémentaires, dans cette illusion sans saveur, sans air pour respirer. Seule une douleur lancinante au milieu de la poitrine les faisait revenir dans l’instant présent. Ils savaient. Le message reçu parlait de lui-même. Si tout avait été au mieux pour sa femme, il en aurait été tout autrement.
Christian s’est posté au milieu du salon où tous sont installés : Shin, David et Alex qui sont arrivés avant Liam et les filles. Le boulanger avait les traits du visage tirés, le regard vide, le contour des yeux rouges tout comme ceux de son fils. Lui était totalement abattu, assis, les coudes sur ses genoux, ses yeux fixés sur un point invisible sur le sol.
— Merci d’être présent mes amis. Voilà…
Il n’arrivait pas à parler. Énora s’est levée, l’a pris dans ses bras.
— Je suis désolé… Elle est partie, elle nous a quittés…
Il s’est effondré dans ses bras, elle a poussé un cri de douleur abominable, les sanglots ont éclaté. Alex les a rejoints, suivi de Liam. Énora ne tenait plus assez sur ses jambes pour soutenir Christian.
Chacun pleurait seul, recroquevillé, ou dans les bras de leurs amis. Shin et Liam tentaient de retenir leur peine ; par pudeur, mais aussi afin de s’apprêter à soutenir le chagrin incommensurable des personnes présentes.
— Mais je dois vraiment vous dire, c’est important… Ma tendre épouse était condamnée. Un cancer du pancréas l’aurait emportée, a continué le boulanger. Il lui a été diagnostiqué il y a quatre mois. Ne lui en voulait pas, elle était ainsi...
Christian a chassé ses larmes avec le dessus de sa main droite, s’est mouché brièvement sur son poignet gauche.
— Quoi ? Mais…
Énora avait du mal à parler.
— Que lui est-il arrivé ? a poursuivi Alex.
— Elle a eu une crise cardiaque. Comprenez bien que son cœur, l’arrêt de son cœur lui a épargné une mort bien plus douloureuse. Et… elle est partie en bonne compagnie, en faisant ce qu’elle aimait… les boutiques. (Il essuyait ses yeux avec un mouchoir apporté par son fils.) Énora, ma puce, tu ne pouvais pas l’aider. C'était déjà fini, les dés étaient jetés.
Elle a levé les yeux vers lui, abasourdie. Dans les bras de Liam, elle se laissait aller. Michaël, dévasté, assis près de son père, tendait des essuie-tout. Il s’est levé pour apporter des verres, de l’eau et des jus de fruits sur la table basse du salon.
— Faites comme chez vous, servez-vous…
Il est passé près d’Énora et lui a posé sa main sur son épaule.
— Il y a une lettre pour toi, lui a-t-il glissé, je vais te la chercher.
Il est parti vers la chambre, est revenu avec une enveloppe de couleur parme. Elle s’est isolée dans la cuisine avec sa permission afin de lire les derniers mots de son amie.
« Ma petite chérie,
Je vais te demander maintenant de me faire une promesse. Ne laisse plus jamais personne te malmener, te maltraiter, promets-le-moi. Même si je ne suis plus là physiquement pour le voir, je serai toujours près de toi. Lorsque la vie te semblera sombre, tu regarderas la bague que je t’ai donnée et tu y verras mon soutien, mon amour.
Je m’excuse de ne pas t’avoir partagé cette nouvelle malencontreuse du cancer. Accepte mon choix sans me blâmer, s’il te plaît. Tu en aurais fait de même, oui, oui, je te connais !
Sois fière de qui tu es, n’oublie jamais qui tu es et ne laisse personne tenter d’essayer de te prouver le contraire. Tu es la fille que j’aurais aimée avoir et j’ai souvent remercié la vie de m’avoir fait croiser ton chemin.
Essaie si tu le peux, de faire entrer ta petite sœur dans ta vie. Vous pouvez, je pense, tellement vous apporter toutes les deux. Elle ne peut que t’aimer.
Sois heureuse, je t’aime et je t’aimerais toujours.
Ton amie Ghislaine. »
Énora a peiné à terminer la lecture de la lettre, elle ne voyait plus les mots, les larmes se déversaient, elle les séchait avec les manches de son chemisier bleu marine. Tant pis pour les bonnes manières, elles n’avaient plus aucun intérêt en cet instant affligeant et si émouvant à la fois.
C’est tellement injuste… tu me manques déjà…
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