-34-
Le centre-ville de Montauban est d’une humeur mélancolique.
Il fait un temps radieux, le ciel dégagé offre un ciel bleu parfait ; toutefois, les rayons du soleil ne neutralisent pas la douleur d’une perte, du chagrin ressenti par les commerçants.
Énora a accroché une petite pancarte sur sa porte d’entrée en s’excusant de la fermeture du salon de thé et de la librairie durant quatre journées consécutives - deux jours avant et deux jours après la crémation de son amie. Se permettre davantage n’était pas prévu dans ses finances, il lui fallait se reprendre en main, cohabiter avec la peine, lui laisser une once de place, sans toutefois se faire envahir.
Cette épreuve a été brutale, si soudaine. Elle a vécu une myriade d’émotions parfois opposées, elle l'a encaissée, l'a gérée tant bien que mal, l'a laissée l’écraser, l’étouffer, l’engloutir ; tout cela, dans une seule journée. Elle a tenté de hurler la douleur ressentie au plus profond de ses entrailles, de laisser tous ces sentiments se retirer avec l’aide de terribles sanglots, elle s’est évertuée à l’abnégation, encore, la résilience, encore. Ses amies, les perpétuelles abnégations et résiliences, elles-mêmes, ont mis du temps à accourir, elles ont eu un train de retard.
Christian, lui, s’est plongé dans le travail, se lever la nuit pour faire son pain était vital, sa raison de vivre. La seule désormais.
Les soirs restent difficiles et cruels, les nuits cauchemardesques pour la libraire. L’appréhension du manque, celle du vide est oppressante, insoutenable. Liam passe ses nuits auprès d’elle, elle pleure, se décharge sous la douche. Il en est tout à fait conscient, même si elle pense pouvoir lui dissimuler sa peine. Montrer sa vulnérabilité n’est pas un signe de faiblesse, mais elle ne l’entend pas ainsi. La douche peut être le camouflage des trajets empruntés par les larmes. Les faux sourires, eux, ne masquent pas la douleur du trou béant, suintant, qu’à provoquer la perte de son amie qui était bien plus.
Le matin du troisième jour de la crémation, l’ouverture du commerce d’Énora est un calvaire. Stéphanie lui porte les viennoiseries. Le corps de la commerçante crie la douleur, elle suffoque, semble étouffée par la tristesse. Cependant, il faut faire bonne figure, sourire, porter un masque. Aujourd’hui, la tâche est laborieuse.
La douche du soir sera le moment pour pleurer, se laisser aller. Pas avant. Elles échangent des courtoisies, discutent de la météo.
C’est très bien la météo, surtout lorsqu’on ne sait pas quoi dire d’autre.
Dialoguer de la pluie ou du beau temps comble un instant, cela peut paraître futile, mais ça possède tout de même son utilité. Il peut être un vaste sujet si l’on s’y attarde.
Alex surgit dans le salon de thé, il ronchonne parce que ses clients ne comprennent rien, ou pas assez vite à son goût. Il a au moins le mérite de faire rire son amie, mais il ne réussit pas à faire son café.
— Non d’un bigorneau ! Je t’ai déjà fait la remarque de ne pas toucher à ma machine ! Bats les pattes ! Oust !
Elle le réprimande en faisant de grands gestes, lui met un coup de hanche pour le faire reculer loin de ses cafés. Là, c’est lui qui rit et s’amuse de se faire rabrouer. Il lui tire la langue, il est toujours sublimement apprêté, coiffé, ses sneakers luisants. Il ne voulait pas rater la reprise de son amie, évaluer son état général : physique et psychique. Une prise de rendez-vous pour un plateau-repas et un diner avec un film et du grignotage devenait inéluctable.
*
Quinze jours sont passés, les routines ont repris leurs cadences aussi folles que pondérées.
Christian a convié ses amis autour d’un brunch à son domicile. Celui-ci a quelque chose à leur montrer : les photos de sa tendre et regrettée épouse. Ghislaine aimait les photos, aimait figer les instants partagés, les instants heureux. Elle avait fait un cadre photo du Premier de l’an et un album avec des commentaires. Elle adorait faire du scrapbooking.
Tous rassemblés et émus par ce partage de souvenirs, ils passent à table. Le repas est jovial, le dessert très attendu : tartes aux fruits et macarons apportés par Mr Calvet.
Énora en profite pour faire une annonce à son entourage, en leur demandant formellement de ne pas être jugée.
— Donc… (Elle s’éclaircit la voix.) Voilà, il y a quelque chose que je dois vous dire et c’est maintenant, je suis navrée.
Caroline et Brigitte ont les yeux comme des soucoupes.
— Oooh ! Liam n’a pas mis de capote ? s’amuse David, les deux coudes sur la table, le menton posé sur ses doigts entrelacés, le regard espiègle.
Liam s’étouffe avec son verre, Alex émet un hoquet de surprise, la bouche grande ouverte.
— Bon sang ! Je peux terminer ? (Le rouge est monté aux joues de la libraire, elle se cache derrière ses yeux plissés.) Donc ! Lorsque mon tour viendra de me retrouver devant Saint-Pierre, je ne veux pas de musique à faire pleurer même les gens qui me haïssaient. Les chansons tristes c’est hors de question ! Je vous donne le choix entre « Un, dos, très » de Ricky Martin ou « La Bamba » de los Lobos. Vous négocierez cela avec monsieur le curé. Cette musique, c’est moi, ce qui vit, ce qui vibre. Je ne veux pas de tristesse complémentaire. C’est tout. J’ai fini. Bonne fin de repas !
Elle esquisse un large sourire, satisfaite.
— Eh bien, ma foi, oui, il est judicieux de prévoir et de mettre ses proches dans la confidence, mais… est-ce le bon moment mon petit ? demande Mr Calvet.
— Et tu attendras ton tour, c’est-à-dire après moi ! gronde Christian.
— Après moi aussi … t’en as d’autres des sujets comme ça aussi morbides ?
Alex lui lance sa serviette dans son assiette. Liam regarde Énora en secouant la tête de droite à gauche, elle l’embrasse rapidement.
— Le moment parfait n’existe pas, c’est celui que l’on choisit qui devient parfait. (Elle croque un macaron.) Mmh excellent celui-ci, je vous le recommande.
— Incorrigible, j’en peux plus de toi !
Alex la fusille des yeux.
Mika se lève pour servir les digestifs : de l’eau-de-vie de mirabelles. Son verre à la main, il se dirige vers la cuisine et demande à Énora de venir. Il attrape l’album photos. Michaël est bien éméché, il feuillète les pages nerveusement.
— Doucement Mika ! Tu vas abimer les pages et renverser ton verre dessus.
Elle lui prend son verre et le pose sur le comptoir imitation marbre blanc veiné, au centre de la cuisine.
— Chut, chut ! aboie-t-il en posant son index sur les lèvres de son amie. (Elle sursaute, stupéfaite devant le comportement de Mika.) Là, là... Tu vois ça ? (Il montre du doigt une photo ou Liam dansait avec Énora, ils sont déguisés lors de la fête d’Halloween.) Ma mère a écrit « Oh ! que vous êtes mignons tous les deux ». C’est écœurant ! Berk !
Il s’insurge, renverse le verre avec son coude.
— Tu as trop bu, ça suffit, arrête ça ! (Elle secoue la tête, consternée.)
Il lui attrape violemment le bras, elle pousse un cri.
— Je n’ai pas fini ! se récrie-t-il. Ma mère a inscrit ici aussi « je te souhaite d’être heureuse, ma chère Énora, vous êtes si beaux ensemble », regarde, là ! Ici !
Il désigne, agacé, une phrase sous une photo prise durant la fête de la Saint Sylvestre : Énora et Liam, enlacés durant un slow.
Liam, inquiet, passe la porte de la cuisine, suivi de Christian.
— Comment a-t-elle pu ? C’est moi qui t’aime et depuis toujours… Il lui agrippe les deux bras, il rapproche son visage du sien. Embrasse-moi, tu verras…
— Non ! tente-t-elle de le repousser.
Liam se lance très vite derrière Mika, lui maintient les épaules pour le faire reculer. Celui-ci perd l’équilibre.
— Mika !
— Fils… qu’est-ce que…, bafouille Christian abasourdi.
Mika se redresse, met un coup de poing dans le plexus de Liam qui avançait vers Énora. Il désire réitérer son geste en le frappant au visage, son poing repart. Liam, essoufflé, la douleur vive, pare le deuxième coup du bras gauche, se redresse tant bien que mal et lui assène un crochet du droit. Mika hurle, le regard furieux.
— Fils… mais… ça suffit ! Que dirait ta mère en te voyant ?
Christian s’interpose en se plaçant devant Mika, les bras levés. Alex et David récemment arrivés dans la cuisine restent dubitatifs. Liam s’est assis sur un tabouret de bar.
— Je n’aurais pas dû, désolé, se défend-il, le regard mauvais et rempli de déception à la fois.
Un froid incommensurable surgit dans la maison. Michaël quitte la maison familiale à la hâte.
Les invités s’engagent sur le chemin du retour après avoir remercié chaleureusement leur hôte. Ils partent chargés d’un chapelet d’émotions contradictoires. Alex et David, d’abord curieux, puis médusés et dépités suivent Énora et Liam. Les hommes sont furieux. Énora est partagée entre un sentiment de trahison, de colère, d’incompréhension : il est son ami et n’avait pas le droit d’agir ainsi. Toutefois, cela n’enlève pas la peine toujours présente dans chacun d’eux. Shin tente de téléphoner à Mika, c’est une peine perdue, il ne répond pas.
La libraire se gare chez Liam, inquiète. Elle le couve du regard, lui demande s’il se sent bien. Il la rassure, il ne pensait pas devoir un jour se battre contre l’un de ses amis.
— C’est ça d’avoir une chérie charmante et sexy, souffle-t-il en la prenant dans ses bras.
Elle lève les yeux au ciel, dépose un baiser sur ses lèvres. Il descend vers son cou, embrasse le point sensible, dans le creux de l’épaule gauche, son corps se tend. Elle le repousse, sort de la voiture.
Ils passent la porte d’entrée, il reprend le même chapitre, il est loin d’être terminé. Liam fait glisser la veste d’Énora au sol, s’empare de sa bouche, ardemment, se débarrasse de son top manches longues, décroche son soutien-gorge, caresse doucement sa poitrine, attarde ses lèvres dessus. Son souffle devient lourd de désir. Elle déboutonne la chemise de Liam, défait la ceinture de son jean.
De retour au salon, il s'attarde, appuyé sur le chambranle de la porte. Énora, les seins nus, allume l'enceinte portable connectée à son téléphone, la liste de lecture "love" - il fût un temps où elle se nommait "tendre déprime" - débute. Elle défait le bouton de son pantalon chino, le fait glisser sur ses jambes, se libère hâtivement de ses petites chaussettes. Il la scrute, un sourire se dessine sur ses lèvres, un sourire gourmand. Ses lèvres réclament les lèvres de sa partenaire, sa langue, son corps. Le spectacle exalte ses envies, sa soif d'elle. En quelques pas, il colle son torse sur le dos de la libraire, ses bras l'entourent, il enferme ses seins entre ses mains, les caresse tendrement, embrasse son cou avec fougue. Elle gémit.
Ils se laissent tomber sur le canapé, leurs mains à la recherche de caresses endiablées, aux effleurements provocateurs de spasmes et de gémissements. Il bascule la tête en arrière, expulse un râle de plaisir : elle est à califourchon sur lui. Ses mains sur ses fesses, il suit ses mouvements du bassin.
— Je t’aime, chuchote-t-il, je t’aime tellement.
Annotations
Versions