Épisode 11 - Malaise
Poing serré, le jeune homme faisait face au tout nouveau Kokuro. Blindé par l’alliage métallique des Hynomori, le visage de l’épouvantail était à présent protégé, tout comme son torse et ses membres, une attention particulière accordée aux articulations. Comme prévu par Nika, les renforts ne freinaient en rien les mouvements de Kokuro, suffisamment souple pour rester rapide tout en offrant une meilleure résistance. Sa destruction à Nikidami n’était plus qu’un mauvais souvenir.
Malgré l’insistance de son amie, l’Utak hésitait à frapper le pantin. Le Genin avait grandement amélioré son gyo ces derniers, plus encore grâce aux sessions de méditation de la dernière semaine.
— Qu’est ce que tu attends ? la pressa Nika.
— Je m’en voudrais de briser ton travail, s’excusa presque Tokri.
— Quelle prétention, répliqua Nika sur le ton de la taquinerie. Si tu l’abimes, cela signifie juste que je dois améliorer l’armature. N’hésite pas !
Le Chikarate obéit à son amie et frappa Kokuro du plat de la main, en prenant garde à ne pas se blesser. Le zetsu renforçait ce que son corps pouvait endurer, mais même les aptitudes surhumaines qu’offrait le Chakra avait ses limites.
Le coup résonna tel un gong qui fit reculer le pantin de quelques centimètres. Kokuro ne broncha pas davantage et Tokri souffla de soulagement en ne constatant aucune fêlure, preuve que la protection avait rempli son rôle. L’Utak croisa le regard ravi de son amie, ses adorables pommettes mises en valeur par son sourire de satisfaction. Leur travail avait payé.
Nika fit revenir le pantin vers elle avant de le ranger dans sa bâche.
— Parfait, conclut-elle avec simplicité.
— Ma force de frappe n’est pas aussi grande que celle du monstre de Nikidami, le prévint toutefois son chef d’équipe, soucieux.
— Je sais, la rassura-t-elle. Mais si Kokuro avait eu cette armature, il ne se serait pas retrouvé en morceaux en plein combat. Je minimise mon impuissance potentielle pour la prochaine fois.
Tokri soupira en lui adressa un regard de semi-reproche.
— Tu n’étais pas impuissante. Ton Katon nous a bien aidé.
— Pas autant que ta force et l’esprit stratégique d’Izul, sembla-t-elle regretter. Bref.
Nika venait de clôturer ce sujet. L’Utak décroisa les bras et mit les mains dans ses poches. En tant que chef d’unité, il se devait d’être patient. La kunoichi gagnait en confiance au fil du temps, de par ses succès tant durant les entraînements que sur le terrain. Il savait que l’estime que lui accordaient ses partenaires contribuait grandement à ses progrès. Inutile de la presser alors que le temps allait naturellement faire son œuvre. De plus, une affaire plus urgente était en haut de ses priorités.
— As-tu revu Izul depuis hier ? lui demanda Tokri.
Nika se pinça une lèvre. L’Utak eut l’impression qu’elle avait mis les derniers évènements dans un coin de sa tête et qu’il venait de les faire ressurgir sans crier gare.
— Non, murmura-t-elle après avoir marqué un temps de réflexion. Elle ne m’a pas contacté.
— Je vois, soupira Tokri. Et comment vont les autres ? Je n’ai revu que toi depuis la simulation de combat.
Durant une fraction de seconde, le Genin eut le sentiment que sa partenaire allait lui intimer d’aller prendre de leurs nouvelles par lui-même. Se rappelant certainement de son grade au sein de l’équipe, ou uniquement de par sa réserve naturelle, elle répondit finalement :
— Mutika cherche à comprendre. Il pense que Izul était sincère quand elle lui a dit ne pas lui en vouloir. Mais il ne peut s’empêcher de se sentir fautif. Quant à Sarouh…
— Oui ? l’encouragea l’Utak en sentant son hésitation.
— Ça le perturbe, soupira-t-elle. On ne se connait pas assez pour qu’il me confie les raisons, mais ça crève les yeux.
Le visage de Tokri se tordit en une moue perplexe. Il avait assez à faire avec les Chikarates pour ne pas avoir en plus à gérer les apitoiements des effectifs des autres Villages. Les paroles de Gomaki lui revinrent aussitôt à l’esprit, concernant le probable passif du Tsumyo et des liens d’amitié nécessaires pour consolider la paix. Que cela lui plaise ou non, il lui fallait traiter le Gensouard comme un membre de l’équipe, du moins pour le moment.
— Pas étonnant que ça l’impacte. Ils se sont rapprochés tous les deux.
— C’est au-delà de cela. J’ai eu le sentiment que cela faisait remonter quelque chose en lui.
— C'est-à-dire ?
Nika se mordit une lèvre et sembla hésiter. Avait-elle le sentiment de trahir le Tsumyo en lui livrant ces quelques informations ?
— Je pense que la solitude a profondément marqué son parcours, explicita la Hynomori, décidant de faire confiance en son équipier.
— Je vois, marmonna Tokri, comme pour graver les informations en sa mémoire. Merci Nika, cela me sera utile pour les jours à venir.
Il se frotta les yeux du pouce et de l’index, en pleine réflexion. Une enfance triste et solitaire, encore. A croire qu’il s’agissait d’un modèle d’éducation du Yuukan. Dans son cas personnel, le traumatisme de la mort de Lila l’avait isolé des autres enfants. Il savait que Nika avait été ostracisé durant de longues années, Mutika n’avait pas osé se lier à autrui, paralysé par l’emprise oppressante de sa mère. L’Utak se demanda un court instant quelle forme de tristesse avait ponctué l’enfance de Izul. Le tableau serait ainsi complet…
Sans transition, Tokri souhaita une bonne journée à son amie et prit le chemin de la sortie du domaine des Hynomori. A peine eut-il fait quelques pas que Nika l’interpella dans son dos :
— Que comptes-tu faire ? demanda-t-elle, quelque peu inquiète.
— Au mieux.
****
La bourrasque soulevée par le Kyouffu fit vibrer le mannequin d'entraînement, laissant Tokri constater ses maigres progrès depuis son dernier combat contre Sarouh. Ces quelques mètres restaient dérisoires pour l’exigeant aspirant. Déterminé à ne pas rester sur une si piètre performance, Tokri s’apprêta à recomposer ses mudras lorsqu’une voix, vaguement familière, l’interpella dans son dos :
— Tu manipules l’air ambiant. Pas mal.
Agacé par cette interruption, le Genin aux cheveux de jais se tourna vers le nouvel arrivant avec une désagréable impression de déjà-vu. Légèrement plus grand que l’Utak pour une carrure équivalente, un jeune homme aux cheveux châtains ébouriffés jusqu’en haut de la nuque lui adressait un grand sourire béat. Instantanément, Tokri eut envie de lui mettre une droite.
— Que me veux-tu, Tameiki ? maugréa t-il, le poing serré.
— Parait que tu as été affecté à une équipe ! répondit le garçon avec un enthousiasme exagéré. Quelle chance ! Ça se passe bien pour toi ?
L’intonation naturellement moqueur de l’énergumène faisait qu’il était presque impossible de savoir si le shinobi était sérieux ou sarcastique, ce qui haussait encore d’un cran l’exaspération de Tokri. Durant ses études, Keitaro Tameiki avait fait les frais de cet aspect de sa personnalité, tant auprès de ses camarades que de ses professeurs.
— Eclaire-moi, le questionna froidement Tokri. Cela te concerne ?
Se grattant la tête d’une moue boudeuse, Keitaro sembla gêné de devoir se justifier.
— En un sens, totalement. Le Village ne m’a toujours pas attribué de sensei. L’essentiel des effectifs est en mission, m’a t-on dit.
Tokri resta impassible, cachant son scepticisme. On lui avait également servi cette excuse pour justifier le retard de son affectation, mais il ne croyait pas une seconde qu’en temps de paix, Chikara ne parvienne pas à équilibrer ses troupes entre les missions et la formation des aspirants. Une impression tenace qu’on leur cachait quelque chose ne cessait de se rappeler à lui.
— Mais on m’en a enfin trouvé un ! continua Keitaro avec enthousiasme. Un gars qui vient d’être nommé Chuunin, c’est toujours mieux que rien !
— Je ne vois toujours pas en quoi cela me regarde, soupira Tokri, se fichant éperdument des déboires de son ancien camarade.
Le sourire de Keitaro s’élargit, tandis que son interlocuteur ne parvenait toujours pas à déterminer si sa volonté était d’être avenant ou moqueur.
— C’est simple ! répondit-il sur le ton de l’évidence. Cela fait presque trois mois que je m'entraîne seul ! J’aimerais jauger mes progrès face à quelqu’un qui a suivi une vraie formation. Un petit échauffement avant d’attaquer les choses sérieuses si tu veux !
Tokri soupira, sentant venir depuis le début la demande de défi. L’Utak comprenait son besoin, mais il n’était pas d’humeur à le satisfaire.
— J’ai assez de simulation de combat avec mon équipe. Va te trouver quelqu’un d’autre.
— Mais…
— Dégage.
En guise de conclusion, Tokri lui tourna le dos et commença à reprendre son entraînement. A peine eut-il composer quelques mudras qu’il sentit Keitaro foncer vers lui. L’adepte du taijutsu se retourna au tout dernier moment et lui coupa le souffle d’une frappe à l’estomac. Crispé en avant, il fut violemment éjecté d’un coup de coude à la nuque contre le sable du terrain d'entraînement.
— Perdu, asséna sèchement l’Utak. Tire-toi.
— Pas encore, marmonna rageusement Keitaro.
Il se releva, poing droit serré, qu'il envoya vers le visage de Tokri. Ce dernier ne bougea pas, attendant le bon moment pour le repousser, mais la main s’ouvrit pour libérer du sable. Douloureusement aveuglé, Tokri encaissa le poing gauche de son adversaire en plein visage.
— Salopard, maugréa l’Utak en reculant de quelques pas.
Décidé à ne pas perdre son avantage, Keitaro enchaîna les frappes. Tokri en subit quelques-uns avant de parvenir à user du en, étendant son Chakra autour de lui. Malheureusement, le taijutsuka paya son manque d’expérience en la matière, perdant du Chakra tout en recevant plusieurs coups. Pour un meilleur maintien, il restreignit le cercle de l’énergie invisible à un périmètre proche et commença à ressentir les mouvements de Keitaro, malgré sa cécité temporaire.
L’Utak leva soudainement le bras et bloqua le plat de la main du Tameiki, non loin de sa tempe. Ignorant les bafouilles de surprise de Keitaro et le goût familier du sang emplissant sa bouche, Tokri s’appliqua à contrer frappe sur frappe, n’encaissant que quelques assauts dont il atténua les impacts par le zetsu. D’abord floue, puis de plus en plus net, le taijutsuka regagna peu à peu sa vision jusqu’à parvenir à saisir les poignets de son compatriote.
Furieux de ces multiples agressions gratuites et porté par le besoin d’extérioriser le surplus de pression pesant sur ses épaules depuis quelques semaines, Tokri l’éjecta d’un terrible coup de pied en plein estomac. Le vol plané de Keitaro se termina en un fracas de bois, arrachant un mannequin d'entraînement de son socle.
Marchant lentement vers son adversaire, l’Utak cracha un filet de sang, bien décidé à ne pas sous-estimer comme il avait eu le malheur de le faire face à Toshirô. Keitaro lui lança un shuriken, aisément esquivé, tout comme ceux qui suivirent. Tokri dégaina un kunai et en para entre deux esquives, tout en pestant contre le sentiment de déjà-vu qui ne cessait de l’envahir avec angoisse. Bien vite, des kunais se mêlèrent aux shurikens. Le jeune homme n’aimait pas ça et la nécessité d’en finir au plus vite lui apparaissait de plus en plus évidente. Hors de question que l’idiotie des aspirants Chikarates n’emporte une nouvelle vie.
L’Utak fit un bond de côté pour éviter plusieurs projectiles, et vit se planter non loin de son point d’arrivée un parchemin lié à un kuna. Par pur réflexe, le jeune homme prit appui de son pied gauche et bondit en arrière. Une fraction de seconde plus tard, le parchemin explosa, levant un amas de poussière. Le Genin ne put s’empêcher de constater que l’explosion était de faible intensité. L’objectif de Keitaro avait donc été de le sonner, et non pas de le tuer. Tokri expira de soulagement. Au moins n’était-il pas fou comme l’avait été Tôshirô.
Tameiki surgit hors du nuage de poussière, tirant son adversaire de sa courte rêverie. Sa posture rappela à Tokri celle qui était la sienne lorsqu’il exécutait le Chikara Senpuu. Connaissait-il ce mouvement de taijutsu ? Quelque chose clochait toutefois. Keitaro était bien trop penché en avant, comme s’il s'apprêtait à frapper de haut en bas plutôt que de viser le visage.
Obéissant à son instinct, l’Utak feinta une posture de parade. Le Tameiki abattit sa jambe pour générer un puissant trait de vent, qui confirma les soupçons de l’Utak. Ainsi était-il lui aussi Fuuton ! Le sourire victorieux de Keitaro s’effaça lorsque son jutsu frappa le mannequin d'entraînement précédemment arraché de ses gonds.
— Merde !
Encore dans les airs, Keitaro prit conscience de sa vulnérabilité. A peine eut-il mis pied à terre qu’une douloureuse frappe contre sa cuisse le força à tomber à genoux. Une main tira douloureusement ses cheveux, tandis que la pointe froide et sans pitié d’une lame menaça sa gorge.
— Tu es mort.
Nul ressentiment, ni émotion. Juste un fait énoncé. Comme Sarouh l’avait fait avec lui quelques semaines auparavant, Tokri relâcha sa proie et lui laissa le temps d’intégrer l’information. Bien qu’il était exaspéré à la simple vision de la silhouette de Keitaro, l’Utak le prit en pitié devant son expression abattue. Il savait ce que cela faisait de sentir que ses efforts ne suffisaient pas pour atteindre ses objectifs. Mais une fois digéré le goût amer de la défaite viendrait le temps de rebondir.
Toutefois, Tokri se surprit à ressentir une pointe de jubilation. Bien que craignant que les choses dégénèrent comme lors du duel qui avait tué Tôshirô, il était ravi de constater ses progrès face à un Genin de sa promotion.
Prostré à genou, Keitaro serrait les poings en fixant le sol sableux.
— J’ai eu l’aide d’un sensei et de compagnons pour progresser, lâcha Tokri à un Keitaro déprimé. Pour un gars qui s’est entraîné seul depuis sa promotion, tu te débrouilles bien.
— Si tu le dis…
— A ta place, je me concentrerais sur le gyo, lui conseilla Tokri.
Tokri jeta un œil au terrain d'entraînement et jugea qu’il s’était assez entraîné pour un jour de repos. Il tourna le dos à Keitaro avec l’intention de rentrer chez lui avant de passer à sa mission. Au bout de quelques pas, il ne put s’empêcher de lui lâcher un dernier encouragement :
— Rendez-vous à l’examen Chuunin pour le match retour.
****
Sur le toit qui lui servait de point d’observation, l’Utak but une gorgée d’eau avant d’engloutir le reste de son casse-croûte, sans quitter la jeune femme aux cheveux d’azur du regard. Comme lors de la nuit précédente, Izul ne s’était absentée qu’à l’heure du repas. Assise en lotus, elle s’était contentée de lire le reste du temps.
Tokri s’était habitué aux coups d'œil réguliers qu’elle jetait vers la porte de sa chambre, ainsi qu’à ses sursauts dont la source était hors de portée du jeune homme. Il savait que ces deux éléments étaient la clef du mystère Leïl. Mais de son toit, il ne pouvait qu’attendre que d’autres indices se présentent à lui.
Izul releva une mèche qui lui gênait la vue, un geste que Tokri trouvait de plus en plus adorable. La jeune femme se mordit la lèvre inférieure, ce qui fit sourire son chef d’équipe. Un passage de son ouvrage sur le genjutsu lui posait manifestement quelques soucis. Elle soupira, faisant relever avec grâce quelques mèches devant son nez, avant de se lever. Dos à l’espion, elle ouvrit son dressing, fit glisser ses vêtements le long de son corps, et enfila une nuisette.
Cette scène sembla se dérouler au ralenti. Tokri déglutit, la gorge étonnamment sèche. Izul Leïl était magnifique et l’hypnotisait, bien qu’il savait que ce qu’il faisait était mal. Alors que la kunoichi d’azur rabattit sa couette sur ses épaules, le taijutsuka sentit ses joues rosir. Que lui prenait-il, à violer ainsi l’intimité de sa coéquipière ? Il était là pour comprendre la raison de son récent comportement, pas se livrer à des actes de perversion dans lesquels il ne se reconnaissait nullement.
La lumière de la chambre s’éteignit, comme pour signifier à Tokri qu’il en avait assez vu pour la soirée. Son enquête n’avait que peu avancé, n’offrant à l’Utak qu’un sentiment de malaise. Il se passa une main sur le visage comme pour dissiper un songe, puis se fondit discrètement dans l’ombre des ruelles de Chikara, où il erra longtemps, tel un esprit du désert.
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