#5 Où l’on en apprend davantage sur Baraka
Sur le chemin du retour, Baraka réalisa l’ampleur de l’entreprise qui l’attendait.
D’abord, labourer. Autrement dit, préparer un lit douillet pour… euh, pour les semailles, en retournant une terre ni douce ni… mouillée. Puis semer. Planter les graines au printemps, ni trop serrées, ni trop espacées. Ensuite, entretenir. Une demi-année durant, arroser les pousses, ôter les intrus et protéger les chicons en gestation des maladies et autres parasites. Un peu comme les poils pubiens d’une femme, gloussa le maraîcher (et séducteur) en herbe. L’étape suivante: récolter. Séparer la racine de ses feuilles, comme on le ferait avec une carotte. Enfin, le forçage. Planter le tubercule dans un lieu sombre et humide, avec une attention particulière. Un peu comme… La ferme, puceau. Quelques semaines plus tard, couper, nettoyer et conditionner les bouquets de feuilles qui auront éclos sur les racines. Les chicons. Baraka avait vraiment envie de baiser. Ne serait-ce qu’une fois. Dans sa vie.
Baraka se ressaisit et psalmodia machinalement la maxime tant répétée par son vieux:
– Le meilleur engrais, c’est l’ombre du jardinier.
Cette vérité finit de guillotiner sa motivation. Pfouah, tout ce travail, une année durant… Un défi de taille pour l’adulescent peu enclin au travail. Mille-quatre-cent-dix-sept coups de pédale plus tard, il remisait sa bicyclette dans la grange, massait gauchement ses mollets endoloris avant de plaquer son dos suintant sur le cuir éprouvé — lui aussi — du fauteuil. Sur l’accotoir, Jeanneke roupillait comme un chaton. Quelques instants plus tard, la vieille chatte fut soustraite de son somme par un ronflement aigu. Ces sociopathes d’humains sont d’un égoïsme, pesta-t-elle.
L’abyssinienne en savait quelque chose: elle partageait son logis avec un humain de la pire des races. En près de seize ans, elle avait observé chez le petit homme une étrange aptitude à conjuguer le placide et le survolté. Comme un plumpudding sous électrodes, songea-t-elle, ou cette connasse de souris que j’ai torturée pendant quatre heures l’autre jour.
Bien assez tôt, le gamin montra une fâcheuse tendance à mettre son grain de sel à tout va, dans les conversations de ses vieux comme dans ses frites (que cette raclure-de-pelle-à-crotte ne partageait aucunement avec son chat, pesta Jeanneke). Au contraire de son avis, qu‘il imposait volontiers à quiconque ne le demandait pas. Un don providentiel qui avait logiquement amené Baraka dans la litière de la politique. Quand le sale gosse monta à la capitale pour s’initier à cet art propre aux animaux sociaux, Jeanneke ne le croisait guère que le week-end, lorsque lui et sa valise se déchargeaient du linge sale puis repartaient le dimanche après avoir fait le plein de petits plats. Tous ces steaks qui s’envolaient loin d’elle emmurés dans des tupperwares, grrrr.
Selon les dires des vieux, Baraka semblait étudier les sciences politiques avec une fougue lorgnant sur l’altermondialisme, mais sa nonchalance et sa tête de linotte le pénalisaient pour toute épreuve chiffrée. Haha, ses maîtres ne pouvaient se résoudre à l’évidence: leur fils prodigue n’avait pas toutes les frites dans le même cornet. Le malheureux avait continué coûte que coûte, mettant le double du temps à passer chaque année, si bien qu’il finit par être diplômé au bout de dix ans. Le félin ricana en fixant le diplôme fièrement accroché au mur de briques. Tout ce cirque pour un bout de papier. Satanés humains.
S’en étaient suivi six ans de doctorat - le recteur avait tellement croisé Baraka dans les couloirs, qu’il avait débauché une bourse d’études à ce sympathique bonhomme, pour une thèse factice ou presque. Quant au pistonné, il prenait son rôle très au sérieux, nageant avec entrain dans l’intelligentsia bouillonnante qui allait changer la face du globe. Il dévorait l’actualité internationale avec une assiduité qui lui conférait le sentiment de faire partie de ce monde. Il serait le nouvel Obama. Et son cheval de bataille était tout trouvé: la crise des réfugiés. Un combat parti pour durer de longues années. Si l’étudiant-longue-durée avait la certitude qu’il allait changer la donne, ses mentors, eux, lui suggéraient plutôt de changer de sujet (et de combat), fatigués de relire et annoter de rouge le ramassis d’ignardises dont il noircissait ses feuillets.
À l’âge où ses semblables s’encanaillaient dans les fêtes de jeunesse ou accumulaient avec enthousiasme les bides sur Tinder et les pièces de tuning, Baraka n’avait plus qu’un mot à la bouche: crise des réfugiés. Tripola par ici. Lampedusi par là. Voyeurisme et critique d’une société qui les plaint sans les aider. Bruxelles-Schubert par ci. Camps de Samosa par là. Baraka énumérait dans toute son approximation cliché sur cliché sur cette masse informe, anti-héros du 21e siècle dont il causait avec obsession sans en cerner la véritable portée.
Puis ce fut la fin. Ce maudit mardi. La féline avait vu les deux vieux encourager (vainement) le petit, le déposer à la gare et s’impatienter toute la journée sans nouvelles de lui avant d’aller se détendre dans leur sauna bricolé. Puis cette odeur de grillade d’une viande longuement maturée. La gourmande s’était d’abord pourléché les babines (déjà l’heure du steak?) avant que son sixième sens animal ne l’avertisse (avec un délai dû à son grand âge) que ses protecteurs n’auraient pas dû s’offrir ce plaisir thermal. Et que son assurance croquettes était en péril, voire en fin de contrat. Les miaulements devant la porte peinèrent à couvrir leurs derniers cris qui s’étouffaient. Le début d’incendie, les pompiers et Baraka qui débarque à la fin de la journée, résigné à l’annonce d’un énième échec. L’onde de choc du garçon, comme une explosion interne sans rejet à la surface. Puis le matou avait eu droit à ce concert de jérémiades. Si seulement il n’avait pas attendu quatre heures devant la gare avant d’oser appeler son papa-taxi. Si seulement il n’avait pas attendu pantois deux heures de plus en voyant qu’ils ne répondaient pas. Si seulement il avait eu le réflexe de réagir et d’avoir le courage de rallier à pieds les cinq kilomètres qui séparaient la gare de sa maison. Alors il serait revenu avant les pompiers et peut-être même avant que le sauna…
Le chat se désola. Pour une raison toute égocentrée: contrairement aux parents Ongeluk, Baraka oubliait une fois sur trois de remplir sa gamelle et ne voyait pas l’intérêt de lui cuire un steak tous les midi. Pour dissiper son désarroi, il repartit dans les bras de Morphée.
Baraka fut réveillé quand ses propres ronflements firent place à un gargouillis insistant qui le sortirent de son apnée du sommeil. Son ventre n’avait rien reçu en pâture depuis la maigre tartine au gouda matinale, trempée dans du café-en-poudre-au-lait-entier. Ses yeux pâteux observèrent le chat qui dormait paisiblement. Les animaux ne sont qu’amour, lâcha-t-ii dans un soupir d’aise.
Il se refit un chicon au gratin, le dernier survivant stocké au congélateur, préparé par sa mère la veille de sa défense de thèse. Avec des frites surgelées: ce que la cuisinière aurait désapprouvé: une bonne frite est une frite maison! Mais comme elle venait de l’usine à frites locale rachetée par des américains (ou des chinois), ses parents pouvaient bien être cléments de là-haut. Et bien sûr, une bière locale de type “saison”… Ah non, le stock était aussi épuisé que son foie. Il se rabattit sur une liqueur de chicon, produite par un distilleur-amateur des environs. Il allait falloir qu’il lève le coude…euh, le pied! L’alcool raviva sa trachée et sa flamme.
Demain c'était jeudi. Le jour de la tournée de Diederik. Il faudrait absolument qu’il parle de son projet au fidèle commercial de Flandria Légumes. Lui le comprendrait, il en était sûr.
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