#6 Le projet de Baraka
Diederik riait seul dans son Kangoo kaki. Il avait d’abord cru à une blague. Utiliser les migrants comme garçons de ferme, haha! Ce Baraka ne cesserait jamais de l’étonner. Sitôt arrivé, le commercial avait à peine eu le temps de s’assoir que le jeune bobet déroulait d’une traite le projet de thèse qu’il avait défendu (ou qui l’avait descendu) à l’université quelques jours plus tôt. Le MASO, qu’il avait appelé ça. Mouvement pour une Agriculture SOciale. Ah non, SOlidaire. Bouaf, quelle différence: encore un truc de bobos des villes. Sacré gamin. Pas contre une petite bière ça serait pas de r… Ah, il reprenait déjà son oratoire.
Le gamin ne croyait pas aux hasards: il y voyait la solution pour relever le défi transmis par le vieux Norbert, sans trop se fatiguer. Ça lui permettrait d’étudier les migrants en vrai plutôt qu’à la TV, sans non plus devoir trop se déplacer car il avait horreur des voyages (une sombre histoire de chicons trop cuits aux Lacs de l’Eau d’Heure, Diederik n’avait pas tout compris). La suite du plan? Placer des annonces dans le journal pour attirer les migrants à la ferme. Le sot. Diederik lui avait expliqué qu’il y avait peu de chance que les migrants lisent le journal local. Et qu’ils croupissaient dans des camps quelque part en France ou à Auschwitz en Autriche (Diederik n’avait jamais eu le truc avec la géopolitique). Et il commençait à avoir sérieusement soif.
Baraka avait répliqué qu’il irait les trouver là où ils sont. Avec un peu de chance, il en convaincrait deux ou trois, qui feraient de bons commis dans sa ferme.
Diederik s’apprêtait à demander une bière mais… Une lueur étrange animait les yeux de Baraka quand il abordait ce sujet. Un brin de folie, une obsession.
– Quelle idée, quand même, lui avait soufflé Diederik. Ce sont des drôles de gens! Enfin, sauf toi Baraka, toi c’est différent, mais tous ces migrants, quand même…). Mais pourquoi cette passion? Tu préfèrerais pas…
– Je sais pas, c’est en moi. C’est viscéral… Comme si mon destin et le leur étaient liés…
Ça y est, il s’y remettait…
Dans une Europe chamboulée par des flux migratoires sans précédents, Baraka avait une problématique de thèse toute trouvée: un Manifeste pour faire de sa ferme un paradis d'altermondialiste zéro pollution, circuit court, en vase-clos. Mais le problème à l’Université, c’est qu’ils flottent trop dans les idées et n’avaient pas cerné la teneur de ses propos. C’est de la pratique, ils pouvaient pas comprendre.
– Un type rationnel comme toi, Diederik, tu peux comprendre pas vrai?
Pitié, une bière! Ah non le bougre lui avait avoué les avoir toutes sifflées l’avant-veille. Un belge avec le bac à légumes du frigo vide, est-ce seulement un vrai patriote?
Diederik ne pouvait se résoudre à laisser cette brillante exploitation tomber dans l’oubli à cause de ce Jean-Foutre qui laissait tout aller à vau-l’eau. Il pensait bien que ses parents en rigolaient, mais l’encourageaient avec insouciance (tant que c’est de la théorie!). Tant d’années de dur labeur pour bâtir un empire du chicon. Et c’est cet empoté qui était sensé reprendre le flambeau?
Quel gâchis. Et surtout un coup dur pour ses primes. Diederik était l’unique revendeur et se faisait une marge de cochon sur les transactions, avec un prix qui n’avait pas été indexé depuis des lustres. Une vache à lait sous stéroïdes… jusqu’à ce fichu mardi. Bien sûr, ce jour devait arriver. Dirk n’avait fait que balayer cette pensée, pensant en repousser l’échéance. Les vieux Ongeluk avaient pourtant l’air robustes.
– Oulala déjà onze heures, faut que j’aille voir le match de balle pelote*, prétexta-t-il avant de filer à l’anglaise.
Dans sa fourgonnette, Diederik s’ouvrait (enfin) une cannette tiède quand la sonnerie de son Alcatel interrompit l’homme dans ses pensées. Ce vieux con de notaire s’enquiert de la visite:
– Alors il a craqué? Pas encore? On va l’avoir à l’usure. Fais-lui donc livrer quelques casiers de bière et de liqueur de chicon… Et pas un mot à propos de notre plan!
Non mais quel fourchette à soupe…
Baraka avait été coupé dans son élan et dans sa motivation. Comment son vieil ami pouvait-il préférer ce sport préhistorique à son projet visionnaire? Un vrai coup dur, pensa Baraka, abattu, en se triturant la moustache qui frisait de plus belle. Où était passé son babyliss? En regardant le tas de courrier qui s’amoncelait sur le vieux guéridon, un pli d’une forme inhabituelle attira son attention et le sort de sa torpeur.
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* C’est ainsi que Baraka et ses compatriotes belges nomment le ”Jeu de balle”, un sport collectif d’extérieur de la famille des jeux de paume, pratiqué dans la partie ouest de la Belgique et opposant deux équipes de cinq joueurs qui se renvoient une petite balle, appelée pelote, en la frappant à la main munie d’un gant en cuir.
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