CHAPITRE 04 : Le palais de Domina, Honorius et Honorata.
Ce chapitre doit beaucoup à « Yvan ». En fait si vous arrivez à le lire et à le comprendre, c’est bien grâce à lui.
Mois de la première crue du fleuve, année 2762 du troisième calendrier de l’Ecclésiaste.
C’était un peu après la deuxième heure du dernier carré* À Domina et sur le mont Lavantinus dans les jardins du Palatal, la nuit embaumait.
Elle était tiède, sans lunes, propice aux confidences. Tout là-haut, sur le sombre promontoire rocheux dominant la ville et ces parcs merveilleux, dans la « Magistère » , la plus grosse des tours polygonales de la citadelle impériale… Une conversation entre une jeune femme et son frère, était sur le point de s’achever.
- Chère sœur laisse-moi rire. Pour un peu, tu semblerais penser comme ces fous de pleurnicheurs Messiens. Ma pauvre petite, la guerre est éternelle en ce bas monde. Nous tous sommes soumis à sa dure loi, même tes dieux… S’ils existent encore ? ils n'en sont que les jouets. Jette un œil autour de toi, cela suffira à te convaincre. Les animaux se mangent entre eux du fond des océans jusque dans les nuées. Chaque espèce projette l’extinction de l’autre. La lutte est acharnée, vitale, sans issue pour l’un ou l’autre et comme on dit si bien dans notre vaste empire, malheur au vaincu. Rien d’étonnant alors que cette règle générale s’applique à nous. Aussi, en dignes fils de dieux fantasques, en avons-nous fait un art, ne sommes-nous pas leur création la plus aboutie ? Nous prospérons sous le règne de la force, état de guerre ou trêve armée. Telles sont nos seules alternatives et par tous les dieux, il faut la subir, car pour ma part, je n’en connais point d’autre. Toi-même, n’en tires tu pas un certain profit ?
- Comment ça ?
- Les religions, ne sont-elles pas cause de conflits et source d’alibis opportuns ? Ne nous fournissent-elle pas des bataillons d’exaltés prêts à s’entre-déchirer pour peu que l’on sache les mener ? Ces crétins qui remplissent les temples sont autant de kurts* que l’on peut transformer en d'utiles roojas.
- Tu as peut-être raison. Pourtant au-delà de ton cynisme, je sais que tu es bon et que tu as un cœur.
- Je ne vois pas ce que cela a à voir avec notre discussion. Il est vrai que parfois je suis enclin à une certaine bonté puisque tu le dis, mais uniquement quand le jeu en vaut la chandelle … Mais je suis surtout lucide chère sœur. Si tu me passes ainsi du baume, c’est certainement pour une raison. À voire ta tête je vois que j'ai vu juste. Qu’elle est la demande que tu voudrais que j’exauce ?
- Si fait mon frère, j’enrage, que tu me devines. Pour toi, je serai toujours la petite sœur transparente comme l’eau claire.
- Tu l’as dit ! L’eau claire et non pas pure. Et ta ficelle est bien grosse… Tu me prends vraiment pour un de tes imbéciles de disciples ?
- J'ira droit au but, Genivira voudrait rentrer à la Capitale.
- Tu sais que j’ai suivi les résolutions du Sénat et que je les ai relégués aux confins de la Livonie… Elle et son mari.
- Je sais cela, cesse de jouer les surpris. Tu es au courant de tout ce qui la concerne, ne me prends pas pour plus idiote que je ne suis et efface ce sourire narquois qui m’exaspère. Je sais pertinemment que tes espions, tes arcanis* te font rapports sur rapports.
- Et pourquoi, te ferais-je cette grâce ?
- D’abord, pour me faire plaisir, parce que c’est une amie précieuse et pour te prouver que tu ne crains plus l'empire qu'elle avait sur toi. Évidement tu sais que son mari est mort, n'est-ce pas ?
- Et alors ? Ce n’est pas moi qui l’ai exilé, mais le sénat.
- Tu te moques encore. C'est son mari qui a été condamné et non elle. Elle n'a fait que son devoir en le suivant. Ce jugement est donc caduc. En vérité, tu ne lui as jamais pardonné de s’être éprise de Plotu.
- C’est vrai, il est mort en paix celui-là ! J’ai été bien bon. Il s'est éteint dans les bras de celle qu’il aimait, elle a pu le veiller. Elle pleure encore sur lui je suppose. Elle lui a souri, elle l’a consolé. Il n’est pas certain que j’aie cette chance. J’ai été bien bon de le laisser en vie, surtout après sa stupide trahison. J’aurai dû l’envoyer aux Gémonies* comme le voulait le peuple, il le méritait bien.
- C’est vrai, tu aurais pu… Mais tu es trop intelligent. Trop froid, pour l’avoir fait. Je te vois encore jubiler en lui accordant ta grâce. Je te vois relever sa femme qui t’implorait à genoux, comme tu as dû jouir de cet instant ! Ton premier acte d’empereur empreint d’une générosité feinte.
- Comment oses-tu !
- Oui, parfaitement ! Ne disais-tu pas à Ser que Plotu te servirait ? Qu’il était dangereux d’être entouré de gens bêtement prévisibles ? Que le plus grand service qu’il pouvait te faire, était de servir tes ennemis en leur donnant de fausses nouvelles ? N’est-ce pas lui que tu as renvoyé du champ de bataille en lui disant que tu perdais le Plateau de la Lune ? Tu t’es servi de lui comme de nous tous. De quoi as-tu peur ? De rencontrer sa veuve la belle Genivira ? Ou de croiser le fantôme de Plotu ?
- C’est bien, on verra. J’en parlerai avec Ser. Et dit à ton gros chat d’arrêter de ronger mes fauteuils.
- D’abord, ce n’est pas un gros chat comme tu dis, mais une panthère sacrée, elle ne ronge point ton mobilier. Elle fait simplement ses griffes et ses crocs. Et puisque tu parles de Ser, sait-il qu’il te doit sa disgrâce auprès de sa bien-aimée la Papesse ? Tu vois, je n’abuse pas de mes renseignements et bien qu’il m’en coûte, je ne te trahirai point, mais tu n’as pas de quoi être fier.
- Allons ma sœur, je ne suis pas fier de ce que j’ai fait. Tu le sais et c’est à contrecœur que j’ai dû mis résoudre.
- Puisse notre frère ne jamais savoir.
- Mais j’y pense… Tu n’as pas quitté la fraîcheur des portiques de ton temple pour prendre des nouvelles de Ser ni pour m’entretenir d’une de tes veilles amies ? Que veux-tu savoir d'autre ?
S’appuyant aux parements de cuir de buffle, il se leva d’un de ces larges fauteuils de rotin que l’on fabrique dans le sud du Grand Delta tout près des marais de papyrus mauves. Il se devait de montrer l’exemple, d’avoir un mobilier simple, de le faire savoir et de faire travailler les fabriques de son empire.
Il se dirigea nonchalamment vers une des grandes fenêtres ouvertes du palais.
Une brise légère agitait les voiles vaporeux des rideaux de mousseline d’un bleu de Mytilène. Ils ondulaient en une houle sensuelle, c’était comme une respiration et ils exhalaient de douces fragrances, puisque plusieurs fois par jour on les aspergeait de parfum.
Songeur, d'un bras, il les écarta et se pencha.
Il inspira profondément l’air frais de cette nuit de printemps.
De la haute tour palatiale il dominait toute la cité, sa cité. La ville haute avec ses palais, ses jardins et ses parcs. La ville basse avec ses domus, ses insulae et ses quartiers mal famés. ses nombreux ports avec leurs arsenaux, leurs magasins et leurs criées.
Il écoutait la ville, sa cité. Malgré l’heure tardive, ce n’était que bruits et clameurs étouffées. Son regard se porta vers le port de Veneris fatigué du combat perpétuel entre la nonchalance divine du puissant courant fluvial et de la marée.
Avec un peu d’attention, il distinguait le ronflement à peine audible des pompes manuelles qui poussaient, qui attisaient la circulation de l’huile de naphte, combustible vital de la vorace flamme sacrée du grand phare. Là-bas, au bout de la jetée, elle trouait la nuit d’un doigt incandescent. Il percevait le tintement des cloches de quart des nombreux navires à quai. Le cognement des coques contre les pontons, le claquement des vergues et des gréements. Des bribes de chants et de rires de marins en bordée s’élevaient dans les airs comme autant de bouffées sonores, comme autant de rumeurs à peine étouffées, que la brise lui amenait. Tous ces sons lui appartenaient. Ils se mélangeaient en une folle complainte, s’envolaient dans l’obscurité pareille à une prière profane et bienfaisante.
- Non ma sœur, je ne suis pas fier. Nul autre que lui ne devrait mériter autant ma gratitude et c’est vrai je l'ai remercié en le trahissant. Mais je ne pouvais pas lui permettre de me quitter. Je suis de ceux qui savent tirer le meilleur parti les autres... surtout s'il s’agit de notre famille, je n’en ai point honte. L’empire a besoin de lui, j’ai besoin de lui. Tu sais que tôt ou tard nous lutterons contre le royaume Messien de Salamandragor et ses Chevaliers de la Foi. Quand cela arrivera et cela arrivera bientôt, je préférerai que Ser soit dans nos rangs.
- À dire vrai, je reconnais bien là ton froid pragmatisme et la légèreté de tes principes.
- Encore une fois, tu as raison ma sœur. Les principes sont pour les sots et je me méfie des idées qui ressemblent à des dogmes, les principes sont des règles qu’on prescrit à d’autres qu’à soi-même.
Il leva les yeux vers les lointaines étoiles et reprit plus fort.
- Oui des règles qu’on prescrit au peuple, pour avoir la paix et le tenir en laisse.
Il agita une dernière fois le rideau comme pour chasser de mauvaises pensées, puis il se retourna fit face à sa sœur. Elle s’était rapprochée, sûre de sa jeune beauté, vêtue d’une stola* soigneusement plissée, d’un lin aussi blanc que neige, léger comme la caresse de cette nuit. Quelques boucles brunes s’échappaient de la prison d'un bonnet de coton blanc. Elle n’avait ni teinture, ni perruque, elle était au-dessus des modes. Elle tenait d’une main son thyrse* doré, il vibrait légèrement, "la Forêt Étrange doit l'appeler" pensa-t-elle.
- Viens Ino, viens ma panthère, le bâton veux te parler.
Le noir félin aux yeux de braise se frotta langoureusement contre le thyrse.
- Sans scrupules, mais toujours aussi lucide mon frère, ou plutôt mon bien-aimé et très puissant frère. J’ai ouï dire bien des choses ces temps-ci. Je sais que vous avez reçu des nouvelles de l’abomination.
- Nous y voilà enfin ! Il est vrai... Mais tout se paie, même un secret honteux et sacrilège. Quelquefois… même plus cher que le prix de la gloire. Un jour ton dieu devra s’acquitter de cette dette. Ne dit-on pas, secret de deux, secret des dieux, secret de trois, secret de tous. N’oublie pas que nous étions trois. Mais comment sais-tu que j’ai de telles informations ? je suis pourtant certain du silence de mes hommes et je sais que l'exécuteur est mort sans pouvoir dire mot, sans même savoir qui il avait tué ?
- J’ai eu des visions... n’oublie pas qui je suis.
- Laisse-moi rire, les visions ont toujours l’heureuse idée d’apparaître à celles qui y croient le plus. Mais n’aie crainte, l’abomination a disparu avec sa nourrice. Si du ciel, ce fut le désir... le fleuve en fut son sépulcre.
Elle s’appuya au dos d’un fauteuil.
- Honorius, je ne sais…
Des larmes roulèrent sur ses joues. Il la coupa. Il ne pouvait résister à l’envie de lui envoyer une remarque blessante. A dessein, il parla à la troisième personne, comme lors des audiences publiques.
- Je ne sais Prêtresse si vous pleurez de joie ou de douleur. Mais ne séchez pas ces sanglots, dans tous les cas, vous les volez à la honte.
Elle baissa la tête, se servit de son voile pour s’essuyer les yeux. Elle aurait voulu se justifier, mais elle ne le pouvait pas. Elle n’en avait pas le droit. Elle avait fait cela pour son frère. Il avait tant changé… Peut-être le pouvoir, les responsabilités. Pourtant pour d’autres que lui elle était la grande prêtresse de Dionysus, presque l’égale d’une divinité.
- Honorius, les desseins des dieux sont impénétrables, mais je te remercie de ton aide. Si tu ne me respectes plus, respecte au moins mon ministère.
En son for intérieur elle enrageait de ne pouvoir dire la vérité, sa vérité, de ne pouvoir s’affranchir d’un si lourd secret d'un sacrifice, d’un marché qui bien des années plus tôt avait sauvé Honorius et Ser.
- Ah, ma sœur, ce n'est vraiment pas faire preuve soi-même de respect, quand on n'est plus une vestale* d’en adopter le maintien. Pour les leçons de morale, vous repasserez, gardez-les pour vos ouailles. Vous savez très bien ce que je pense des dieux… Si les roues s’en créaient un, il serait rond et il roulerait.
Il la regarda pâlir, il aimait bien la taquiner avec des remarques sacrilèges. La conversation bifurqua heureusement sur des sujets plus légers. Comme la préparation des prochaines Dionysies*. Il la réconforta quand même et, ce faisant, ils quittèrent le grand bureau des audiences privées, toujours accompagnés d’Ino la câline qui cherchait les caresses de sa maîtresse. Courtisans, sénateurs, députés, nobles patriciens et ambassadeurs les attendaient trois étages plus bas dans la grande salle des banquets de Traijan le Second. En descendant lentement l’escalier monumental de marbre vert aux balustres de cristal de roche, Honorius songea à Ser : "Que faisait-il maintenant loin de la capitale ? Loin de lui ?" Nul doute qu’il œuvrait pour le bien de l’Empire. Il avait voulu lui octroyer la charge de Très Grand Préfet du Prétoire* ou mieux d’Augustule*, mais il avait refusé, tout refusé. Il voulait simplement partir à l’ouest chez les barbares des steppes. Heureusement Honorata, avait par on ne sait quel miracle, réussi à le fléchir, il avait encore cédé à sa demi-sœur, celle-ci savait le prendre par les sentiments et l'influencer par ses prédictions. En transe, elle leur avait dit par un matin glacial, alors qu’ils étaient tous trois dans le naos* de son temple désert :
- Ser, la chienne du septentrion. Feu, sang au levant. Prêtres, félons, destruction. La clef du temps. Quand tout semblera perdu, tout sera sauvé.
Dans ses visions, elle voulait qu’il aille dans le nord. Et contrairement à lui qui ne croyait à rien, sceptique parmi les sceptiques, Ser lui était tout au contraire ouvert aux cultes anciens. Il avait écouté et obéi. Aussi avait-il accepté les titres et les fonctions d'Augustule Procurateur, membre du Consortium des 12, et même d’Imperatores des Marches du Nord et des Territoires de l’Est. Perplexe, l’empereur descendit plus lentement encore, presque avec hésitation les dernières marches de cet escalier si majestueux qu’il donnait à chaque personne qui l’empruntait un air solennel. Il avait sa sœur à son bras, une fois encore, Igfride sa maitresse reine d’Hyperborée viendrait plus tard, elle serait entourée de ses amazones. Avant la dernière marche, il lui souffla à l’oreille :
- Au fait Honorata, tu diras à notre mère que mes mouches sont sur la trace de votre protégé, priez les dieux que je le trouve avant certains de ses détracteurs, sans quoi on risque de le retrouver flottant dans la Cloaca Maxima*.
Ino, les précédait, majestueuse, mortellement dangereuse, aussi fatale que la queue au dard empoisonné qu’elle balançait dédaigneusement de droite et de gauche. Comme il convient à la messagère de Dionysus, elle ouvrait le passage au couple impérial. « Nous n’avons pas le choix. Nous sommes les jouets impuissants dans ce jeu qu’est la destinée. Nous sommes assignés à jouer nos rôles respectifs, alors pourquoi Igfride refuse le sien ? pourquoi ma concubine refuse-t-elle toujours le titre d’impératrice ? » songea Honorius.
Les banquets protocolaires lui pesaient, mais ils faisaient partie intégrante de sa charge. Il lui faudrait bien changer cela aussi un jour et il préparait de grandes modifications dans l’étiquette de la cour. Devant eux les portes s’ouvrirent, la grande salle toute illuminée d’une multitude de lampes les accueillit dans un silence respectueux. Ino feula de satisfaction, les nombreux invités les saluèrent respectueusement, le somptueux banquet pouvait commencer.
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Notes de bas de page :
La deuxième heure du dernier carré* : (sois à peu près 21h heure terrestre.)
Gémonies* : (Escalier dont la rampe qui gravissait le flanc nord-ouest du Palatal, était ornée de potences et de cages de fer qui reliait les prisons à la citadelle, on y exposait donc dans des cages des suppliciés destinés à mourir de faim et de soif et leurs cadavres y pourrissaient jusqu'à n'être que la couche du suivant).
Stola* : (Robe des dames libres).
Thyrse* : (Attribut de Dionysus et de sa suite, constitué par une tige souple surmontée d’une pomme de pin, d’un bouquet de feuilles de vigne et d’une touffe de lierre. Ici le thyrse d'Honorata est sculpté dans une branche d’un des plus vieil arbre de la forêt étrange.)
Vestale* : (Prêtresse de Vesta, qui entretenait le feu sacré et était astreinte à la chasteté, ici littéraire femme d’une grande chasteté).
Dionysies* : (Le rituel dionysiaque était caractérisé par des processions très animées, où chanteurs et danseurs interprétaient un hymne dit dithyrambe. Beaucoup des participants, peut-être sous l’effet du vin, et de l'alcool du Moggave entraient dans un délire mystique. Dans les cités, et notamment à Domina, les dionysies représentaient dans l’année six périodes de fêtes, les plus importantes étaient les grandes Dionysies, célébrées au printemps pendant six journées. Les trois dernières étaient consacrées à des représentations de la vie du dieu).
Très Grand Préfet du Prétoire* : (Général en chef des Prétoriens et ministre des légions).
Augustule* : (Sers à qualifier les princes ou les rois, ici second de l’empereur).
Naos* : (Partie intérieure du temple où se trouvait placer la statue de la divinité ; sanctuaire).
Cloaca Maxima* : (Égout principal de la ville).
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