1. Malala
Maman m'aime pas. Je sais que c'est vrai, même si j'ai pas le droit de le penser. J'aimerais bien qu'elle m'aime un peu. Un petit peu c'est mieux que pas du tout. Mais je crois qu'elle a pas le temps, parce qu'elle doit travailler et que je lui casse les pieds et les oreilles à la fin, mais pas en même temps.
J'ai pas beaucoup de souvenirs joyeux avec Maman. Je suis encore petite, donc j’ai le temps de m’en faire des souvenirs, mais ça a l’air difficile avec Maman. À chaque fois que je pense à elle, j’ai beau chercher, je pense jamais à un truc joyeux en premier, ni en deuxième, ni en troisième, ni en dixième. Il y en a eu quand même, faut pas croire que je suis une Cosette ou une Rémi sans famille non plus, mais faut que je cherche longtemps dans ma tête pour en trouver un qui n'est pas malheureux.
Il paraît que je fais tout le temps des bêtises. C'est peut-être pour ça que Maman m'aime pas. Elle dit tout le temps :
— Pourquoi tu ne peux pas être sage comme tes cousines Cynthia et Anita ? Elles ne font jamais de bêtises elles, elles sont sages, elles.
Alors que c'est même pas vrai, Anita arrête pas de donner des ordres comme si elle était la cheffe, et Cynthia elle m'a appris à dire plein de gros mots, je sais même pas où elle les a entendus.
Mais quand je fais des bêtises, souvent, je sais pas que ç'en est une avant de la faire. Comme la fois où Maman m'a vue dans la salle de bain avec du rouge partout sur ma tête, sur ma langue, dans le lavabo, et même par terre sur le tapis pour les pieds. Ça faisait des petites taches comme si j’avais coupé tous mes doigts.
J’ai crié quand Maman a ouvert la porte. Elle a rien compris à ce qui s'est passé parce qu'elle m'a hurlé dans les oreilles :
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Et elle m'a serré les bras et a continué à hurler :
— Où tu as mal ? Où tu es blessée ? Dis-moi tout de suite ! Il faut aller à l’hôpital !
J'ai rien répondu, même si je connaissais la réponse, c’était pas facile à avouer. Marjorie m’avait dit à la récré que les stylos rouges avaient le goût de bonbon à la fraise, et que c'était pour ça que c'était rouge. Je l’ai écoutée bêtement alors que je savais depuis depuis que Marjorie était une menteuse ! J’ai cassé mon stylo pour aspirer l’intérieur et comme ça marchait pas, j’ai coupé au milieu pour lécher l’encre, et c'était pas du bonbon à la fraise dedans. C'était amer comme le goût du médicament quand il reste trop longtemps dans la bouche et que j'arrive pas à l'avaler.
J’en ai mis partout et j'arrivais pas à nettoyer, ça partait pas. Plus j'essuyais, avec mes mains et avec mon débardeur, plus ça s'étalait. J’avais mis de l'eau partout aussi et je savais que Maman allait se fâcher. Et quand elle est fâchée, elle tape. C’est tout le temps comme ça avec Maman, elle tape d’abord et après elle pose les questions. Parfois elle tape, puis elle pose les questions, puis elle retape parce qu'elle n'aime pas la réponse.
Maman a regardé autour de moi et elle a ouvert les gros yeux. Ça veut dire qu'elle a compris que j'ai fait une bêtise.
— Pourquoi tu as mangé le stylo ? Tu es bête ou quoi ? Tu veux mourir ? C’est du poison à l’intérieur !
Elle m'a giflée sur la joue droite.
— Et arrête de pleurer ou je t'en mets une autre ! Pourquoi tu pleures alors que c'est toi qui fais des bêtises ? Arrête de pleurer je te dis !
Pasteur Judith dit souvent qu’il faut faire comme notre Seigneur Jésus Christ, sur la terre comme au ciel. Mais à ce moment là, j'ai pas voulu, parce que ça m'avait fait trop mal déjà la première gifle, alors j'ai caché ma joue gauche. Au final, ça a servi à rien du tout, j'ai eu droit à l'autre gifle sur la même joue.
Maman a enlevé mes vêtements, elle a mis de l'eau et du savon sur la serviette qui fait mal comme les éponges pour gratter les casseroles, et elle m'a frotté le visage avec. Après elle m'a ordonné d’aller dans ma chambre avec Tahiry, parce que c'est mon petit frère.
Quand j'ai peur, je me cache sous ma couverture Barbie et je fais le moins de bruit possible, pour faire comme si j'existais pas. Je le fais tellement bien, que parfois je disparais pour de vrai dans mon matelas. Maman me cherche partout. Elle m’appelle, mais je réponds pas, alors elle pleure parce qu'elle me trouve pas et qu'elle a peur. Et moi je lui dis : « Bien fait ! », mais elle m'entend pas et elle panique. J'ai pas eu le temps de disparaître cette fois. J'ai entendu Maman crier :
— Mais qu’est-ce que j’ai fait pour avoir des enfants aussi stupides ? Manger de l’encre, non mais je rêve, cochon va ! Elle est folle ! Ma fille est folle ! On va la mettre chez les fous si ça continue. Et l’autre con qui dort comme si de rien n’était. Elle pourrait mourir en buvant de la Javel et lui il dort tranquille !
Comme Papa continuait de ronfler, comme de par hasard, elle a crié encore plus fort pour le réveiller, parce qu'elle a le droit.
— Faly ! Faly ! Regarde ce que ta fille a fait ! Elle aurait pu mourir et toi tu t’en fous, tu dors !
Mais Papa se réveillait pas, il grinçait des dents tellement fort qu'on aurait dit le bruit de la scie qui coupe un arbre dans les dessins animés.
— Réveille-toi je te dis et va nettoyer le bordel de ta fille ! Tu as dormi toute la journée, lève-toi maintenant !
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Il se passe qu'il est déjà cinq heures, lève-toi fainéant !
Tahiry s'est réveillé lui aussi. Je suis descendue du lit pour lui mettre la main sur la bouche et lui chuchoter « chut ». Mais il n'a pas voulu écouter. Il pleurnichait et Maman est entrée dans la chambre :
— Qu’est-ce que tu fais encore ? Décidément ça ne tourne pas rond chez toi ! Va t’habiller, c’est l’heure du goûter.
J'ai ouvert la grande armoire qui ressemble à un accordéon et mis mon pantalon de jogging bleu, celui qui a un trou dedans que Maman avait promis de réparer, mais qu'elle a jamais fait, et mon T-shirt Minnie préféré.
J'aime bien marcher pieds nus dans le couloir, sauf quand c'est trop chaud parce que ça colle. Papa a acheté le lino pas très cher parce que c'est tombé du camion. À mon avis, il s'est fait arnaquer, il aurait pu le ramasser gratuitement.
Je voulais pas manger des Petits Princes, parce que j’aime pas ça, mais il en reste toujours dans le placard de la cuisine vu que c'est tout le temps en promo. Parfois Maman cache des gâteaux fourrés et du saucisson, parce qu'elle ne veut pas qu'on se jette dessus comme des malnutris sur un bol de riz. J'ai rien trouvé sous l'évier, alors j'ai pris le paquet de Petits Princes et j'ai regardé les Minikeums dans le salon.
Maman était plus calme après. Elle fumait et buvait de la bière dans la cuisine. Quand elle est en colère, parfois ça dure longtemps et parfois ça s'arrête vite. J'arrive pas à savoir à l'avance quand elle va se mettre en colère, alors j'attends sur mes gardes et j’évite de l’embêter pour pas qu'elle dise tout le temps « Arrête de m’embêter, je suis fatiguée ». Le problème c’est que je ne sais pas à l'avance ce qui peut l’embêter ou pas l’embêter.
J'ai fait un dessin devant les Minikeums avec mes nouveaux Crayola. Je connais les noms de toutes les marques depuis que je suis toute petite. Quand je savais pas encore lire, Maman ouvrait les pages jaunes devant Tontons et Taties et elle montrait les marques du doigt, et moi je disais comme par magie : Renault, Peugeot, Citroën, 1664, Kronenbourg, Oasis, Coca Cola, Fanta, MacDonald's, Feu vert, Esso, Prisunic. Et tout le monde rigolait et applaudissait et Maman était fière de moi.
Quand j'ai fini mon dessin, je suis allée la voir pour lui montrer, mais elle voulait pas regarder. Elle regardait la table, même s’il y avait rien dessus à part la petite bouteille de 1664. Elle avait les yeux rouges. J'ai tiré sur sa manche pour qu'elle voie mieux.
— Regarde là, c’est toi et là c’est Papa et là c’est Tahiry et là c’est moi et là il y a Coco et Vaness et Jojo et Nag et...
— Mais tu vois pas que je suis occupée là ! Arrête de m'embêter et va dans ta chambre !
Je suis partie sans demander les restes. J'ai pas pleuré parce que ça faisait beaucoup de larmes pour une journée, alors j'ai ravalé mes pleurs et c'était salé et gluant. J’ai pris du scotch et j'ai collé le dessin sur l’armoire accordéon, puis je suis allée dans mon lit et j'ai failli m'endormir sans manger, mais Maman est venue me chercher et elle a vu le dessin sur l'armoire.
— C’est un très joli dessin ça, peut-être qu’on peut le mettre sur le frigo pour que tout le monde le voie.
Je suis descendue du lit très vite pour déscotcher moi-même mon dessin, puis j’ai couru jusqu’à la cuisine et je l'ai accroché sur le frigo avec l'aimant le plus gros, celui qui tient l'ouvre-bouteilles qu'on a gagné avec les points Esso. Mais comme il se perd tout le temps, Papa utilise ses dents et Maman un briquet.
Le lendemain de tout ce que je vous ai raconté, je suis allée voir Marjorie à la récré pour la gronder :
— Pourquoi tu m’as dit que les stylos rouges ça avait le goût de bonbon à la fraise ? T’es une menteuse !
Elle m'a traitée :
— J’arrive pas à croire que t’as vraiment essayé, t’es vraiment trop bête !
— À cause de toi, Maman m’a tapée.
— T’avais qu’à pas goûter aussi !
— Je vais dire à la maîtresse que t’es qu’une menteuse !
Marjorie est partie en rigolant. Elle m'énerve Marjorie. Elle croit que c'est la plus belle et la plus intelligente de la terre ! Julie Chen est venue me dire que Marjorie c'était qu'une peste et qu'elle était bête et pas belle. J'ai dit « T'as raison » et elle a répondu « Ouais ». Et depuis Julie c'est ma meilleure amie.
Julie Chen est Chinoise, comme presque tous les enfants de ma classe, parce qu'on habite dans le 13e arrondissement de Paris. Elle a les cheveux noirs, lisses et carrés comme un Playmobil. Ses parents sont venus en France quand elle était bébé, mais ils savent toujours pas parler le français. Julie parle le chinois et le français, alors que moi j’ai pas le droit de parler malgache, mais je vous dirai ça après.
Comme je vous ai déjà dit, souvent quand je fais une bêtise, je sais pas à l'avance que c'est une bêtise. J'arrive pas à expliquer pourquoi je fais quelque chose, j’ai juste envie de le faire, comme la fois où j’ai coupé les cheveux d’Aline en classe. J’ai vu ses cheveux lisses et longs et j’en ai pris une mèche et j’ai pris mes ciseaux et je les ai coupés. Elle a pleuré mais j’ai pas compris pourquoi. Je lui ai dit que si elle voulait, elle pouvait couper mes cheveux, mais elle a continué à pleurer et la maîtresse en a parlé à Maman quand elle est venue me chercher. Maman a dit à la maîtresse : « Elle a fait une bêtise, pourquoi vous ne l’avez pas tapée ? » et j’ai vu la maîtresse regarder Maman comme si elle avait pas bien entendu, mais elle avait bien compris parce qu’elle lui a répondu :
— Mais Madame, on ne peut pas frapper les enfants.
— Même si vous avez l’autorisation des parents ? Je peux vous signer une autorisation si vous voulez.
— Même si on a votre autorisation, on ne peut pas frapper votre enfant, c’est contraire à la loi.
— Ah, d’accord.
Elle avait l’air déçu. Pourtant, quand j'étais en dernière section de maternelle, la maîtresse m’a demandé de faire des petits points de couleurs sur un cadre en carton, avec une photo de moi où je souris dans la cour avec un ballon de football jaune et noir. Mais au lieu de peindre des petits points, j’ai fait des gros points en appuyant bien fort. Je me rappelle plus pourquoi ça a pas plu à la maîtresse qui m’a grondée et ordonné de faire des petits points. Mais je voulais pas faire des petits points, je voulais faire des gros points parce que j'avais un gros pinceau. C'est pourquoi la maîtresse m’a giflée.
Quand je suis rentrée à la maison, j'ai donné mon cadre-photo à gros points à Maman en pleurant. Comme elle ne m’avait ni tapé ni grondé ce jour là, elle m’a demandé pourquoi je pleurais. Je lui ai raconté que je voulais pas faire de petits points mais des gros points et que c'était pour ça que la maîtresse m’avait tapée. Je pense qu’elle a pas compris cette histoire de petits et de gros points et qu’elle s’en foutait parce qu’elle m’a dit « J’ai rien compris à cette histoire de petits et de gros points et je m’en fous ! » Mais elle voulait que je lui répète pour vérifier si elle avait bien compris que la maîtresse m’avait bien tapée. Donc j’ai répété que la maîtresse m’avait tapée, mais que ça faisait du mal, pas du bien.
— Où ça, elle t'a tapé ?
J'ai montré mes deux joues, parce que c'est souvent là qu'on me donne des gifles.
— La maîtresse t’a giflée ?
— Oui.
— T'as fait une bêtise ou pas, dis-moi la vérité.
— J'ai fait des gros points.
— Je m'en fous des gros points, des petits points ou des tirets. Elle t'a tapée fort ou pas fort ?
— Fort.
— Alors je vais la taper fort.
Et Maman est allée le lendemain à la maternelle avec moi. Elle a exigé de voir ma maîtresse et quand elle l’a vue, elle l’a giflée. Puis elle lui a dit que si elle s’amusait (la maîtresse avait pas l’air de s’amuser à ce moment là) à retoucher à un de mes cheveux (ce que j'avais pas compris parce que la maîtresse n'avait pas touché à un de mes cheveux vu qu’elle m’avait tapée sur la joue), elle reviendrait lui faire la même chose. Elle a terminé en disant « Oeil pour oeil, dent pour dent, comme il est écrit dans la Sainte Bible ». Et la maîtresse ne m’a plus jamais touché un cheveu (mais elle l’avait pas fait avant de toute façon), et elle ne m'a plus tapé sur la joue non plus.
Je pense que la maîtresse n'a pas demandé l'autorisation de Maman de me taper et que si elle l'avait fait, elle n'aurait pas été giflée, mais heureusement pour moi. C’est à ce moment là que je me suis dit que tout le monde avait peur de Maman, et pas seulement moi.
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