2. Malala

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J’habite au numéro 100, mais Marjorie dit que c’est pas possible parce qu’il peut pas y avoir plus de cent immeubles dans une rue. C’est n’importe quoi. On a appris à compter après cent, et je sais lire ce qui est écrit sur mon immeuble quand même, mais elle m’a jamais crûe. Elle m'énerve Marjorie.

Quand je suis dans la cour de l’immeuble et que je regarde le ciel au-dessus, je vois la terre tourner. C’est un immeuble tellement haut qu’on dirait qu’il a des étages jusqu’au ciel, mais l’ascenseur va jusqu’au numéro 33 et moi j’habite au 11e étage. Quand je regarde par la fenêtre, je vois les gens qui sont tout petits, comme des fourmis ou des bébés cafards.

Avant, je jetais souvent des trucs par la fenêtre, pas pour embêter les gens, mais parce que j’aimais bien regarder les trucs tomber. J’ai arrêté de le faire parce qu’une fois j’ai jeté toute une boîte de puzzle. Au début c’était joli toutes ces couleurs qui tombaient et tournaient lentement jusqu'en bas, mais j’ai regretté après parce que la moitié des pièces ont atterri sur le toit de la cabane du gardien et que j'ai pas pu les récupérer. Elles sont toujours là, mais elles sont toutes molles à cause de la pluie.

Heureusement, Tonton Mitterrand m'a offert une autre boîte à Noël, avec un dictionnaire. Il a écrit et signé sur la première page alors qu'on n’a pas le droit d'écrire sur les livres. Mais j'ai rien dit parce qu'il me donne plein de cadeaux tous les ans. Souvent c'est des beaux cadeaux, comme mes Crayola et mon jeu Hippo Gloutons. De tous mes tontons et taties, c'est celui qui m'offre les plus beaux cadeaux. Peut-être que c'est parce que c'est celui qui a le plus d'argent, vu qu'il est président de la République des Français.

Parfois, il fait des cadeaux bizarres. Le jour où je suis née, il m'a donné des papiers. Maman a dit que c'était le plus beau cadeau que j'aie jamais reçu. Je m’en rappelle pas de toute façon, mais je trouve ça bizarre comme cadeau pour un bébé. C'est pas comme si je pouvais dessiner ou écrire alors que je passais mon temps à pleurer, et à crier, et à bouffer au point de vider Maman de son lait et de son énergie, à ce qui paraît. Je pense que je préfère le jeu avec les hippopotames qui mangent des boulettes.

J'aimerais bien avoir un chat ou un chien, mais Maman veut pas. C'est pas parce qu'elle aime pas les animaux, mais parce qu'elle dit qu'elle veut pas s'en occuper, et que c'est pas Papa ou moi qui va le faire. Un jour, je lui ai dit que je pouvais m'en occuper si on avait un animal de compagnie, et elle a dit : « D'accord, on va t'acheter un poisson rouge », et elle m'a acheté un poisson rouge.

J'étais trop contente, mais un peu moins contente que si j'avais eu un chien, parce qu’un poisson rouge, on peut pas le caresser. J'ai quand même essayé. J'ai mis ma main dans l'eau mais il bougeait trop vite et j'ai eu trop peur. Je m'en suis bien occupée, je lui donnais à manger tous les jours et quand je changeais son eau avec la passoire, je le mettais dans un bol et j'avais peur qu'il saute hors de l'eau et qu'il tombe par terre, mais c'est jamais arrivé. Et puis un jour, il est mort. Mais j'ai pas fait exprès.

C'est Papa qui a vu le poisson flotter au lieu de nager et il m'a demandé ce qui s'était passé. J'ai haussé les épaules et j'ai dit que je savais pas et que peut-être qu'il faisait semblant et qu'il allait nager tout à l'heure. Papa a dit que non malheureusement, quand un poisson flotte, il est déjà mort et jusqu'à preuve du contraire, c'était pas le petit poisson Jésus, donc il pouvait pas ressusciter.

Papa a pris le poisson directement dans sa main, sans utiliser la passoire, ça m'a impressionnée qu'il avait pas peur de le toucher et il m'a demandé :

— Malala, pourquoi l'eau est chaude ?

Et j'ai répondu que je voulais pas qu'il ait froid, alors j'avais mis de l'eau chaude, pour qu’il soit bien comme un poisson dans l’eau, et comme moi quand je prends mon bain. Et là Papa il a rigolé, il pouvait plus s'arrêter. Il rigolait tellement qu’il en pleurait. Moi je comprenais pas, parce que le poisson était mort et que c'était triste, mais lui il rigolait et il répétait :

— Elle voulait pas que le poisson ait froid, Elle voulait réchauffer le poisson !

Et après il m'a demandé si je voulais toucher le poisson. Et moi j'ai dit oui parce que j'avais jamais touché un poisson mort, ni même de son vivant. C'était gluant et lisse. Ça m'a fait moins peur que ce que je pensais. Puis il est parti le jeter dans les toilettes.

J'ai pleuré de tristesse, mais Maman m'a dit que c'était pas grave, que des poissons meurent tous les jours, que j'en mange souvent à la cantine et à la maison. Et moi je disais que c'était pas pareil, parce que ceux que je mange ils sont rectangulaires et jaunes et croustillants, et pas petits et rouges et gluants. Et aussi je mangeais pas dans mon assiette parce que c'était moi qui l'avais tué, et que j'avais jamais tué avant, ni après d'ailleurs et heureusement, parce que c’est pas facile à digérer dans le ventre de tuer quelqu’un pour son bien, même si c’est un poisson. Maman a secoué la tête :

Atao ahoana ity zanak'andrenivohitra ity ? Qu'est-ce qu'on va faire de cette enfant de la ville ? Il faut vraiment que tu ailles à Madagascar un jour, ça va t’endurcir un peu.

Et puis Papa a raconté que quand ils étaient petits avec ses frères, ils devaient tuer les poules et les canards :

— En général ça se passait bien, il suffit de bien les maîtriser et de les saigner avec un couteau. C'était toujours à moi de le faire, parce que j'étais le plus grand. Mais un jour Tonton Didier a voulu essayer. Il devait avoir cinq ou six ans et moi sept ou huit ans. Au lieu saigner la poule comme je faisais d'habitude, ton oncle a décidé de prendre la petite hache et de lui couper la tête, comme ça, d’un coup ! Sauf que la poule ne voulait pas rester tranquille et elle s'est mise à gigoter partout. J'ai essayé de terminer le travail, mais elle s'est enfuie avec la moitié de sa tête qui pendait sur le côté. Elle s'est mise à courir partout pendant dix bonnes minutes avant que la tête se détache totalement et même après, elle courait encore ! Tous les enfants du quartier se sont mis à courser la poule. Tout le monde riait et criait : « Jerevo, tsy hita ny lohan’ilay akoa » ; « Regarde ! La poule a perdu la tête ! » Mamie était très fâchée parce qu’il y avait du sang partout, elle nous a mis une sacrée raclée après !

J'ai regardé Papa bizarrement parce que je croyais pas à son histoire, mais Maman m'a dit que c'était vrai, qu'elle avait déjà tué des poulets aussi et qu'il y en avait qui pouvaient continuer à courir. C'était un peu le bordel dans ma tête parce que je savais que Papa faisait des blagues parfois, mais Maman, elle mentait jamais parce qu’elle était toujours sérieuse. En tout cas, j’ai pas voulu manger de poulet pendant au moins des jours après leur histoire, et c'était sûr qu’on n'aurait jamais d'autre animal vivant à la maison. C’était sûr aussi que je voudrais jamais aller à Madagascar, à cause de tout ce qu’ils ont dit avant et encore avant, comme quoi si je mangeais pas la peau du lait, Maman allait m’échanger avec un enfant à Madagascar pour que je sache ce que c’est d’avoir rien à manger.

En plus, Maman et Papa m'ont jamais appris le malgache. Papa avait la flemme et Maman dit toujours que ça sert à rien. Moi je crois que ça sert à rien de m’avoir appellée Malala dans ces cas-là, parce que ça ressemble à « malade » et on m’a déjà traitée de « Malalade » à cause de ça.

Au tout début, Maman m’a appris le malgache, parce que c’était une langue maternelle, mais après j’ai eu deux ans et je suis allée à la crèche. Je m'en souviens pas vu que j’étais encore qu'un bébé, mais à ce qui paraît, j’ai demandé du « vary » à Justyna, la dame de la crèche. Sauf que Justyna, elle savait pas ce que c'était du vary, vu qu'on parle pas le malgache en Pologne. Elle m’a donné du pain, des bananes, des pâtes, mais c’était pas du vary. Quand Maman est venue me chercher, Justyna lui a dit en paniquant que j’avais rien mangé de la journée et lui a demandé ce que c’était du « vary ». Maman a répondu que c’était du riz, et elle a promis qu'à partir de maintenant, ou plutôt d'avant, jamais plus je ne prononcerai un mot de malgache. C’était bien la preuve que cette langue servait à rien, et qu'en plus elle était dangereuse pour moi.

Mais moi je voulais apprendre, j'ai dit à Maman que j’allais y arriver cette fois ci et les suivantes et que je sais dire « riz » maintenant, mais elle m'a répondu que non. J’avais déjà confondu une fois, donc j'étais pas capable de différencier les deux langues comme Papa et elle qui parlent le malgache et le français parfaitement. Enfin, presque. Parfois ils disent « la » pour « le » ou l'inverse. Je leur avais pourtant dit que la maîtresse m’avait dit qu’il fallait dire « le peigne » et pas « la peigne », mais maman m'a répondu « Eh, c'est pas toi qui va m'apprendre Madame je sais tout ! J'ai appris à parler le français avant toi ! »

Un jour à l’école j’ai dit « sac-au-dos » et mes copains se sont moqués de moi parce qu’on dit « sac-à-dos ». Quand j’ai dit ça à Maman elle a tchipé comme le font les Antillais, parce qu'ils font comme ça à l'hôpital où ils sont très nombreux, et elle a dit : « N’importe quoi, c’est eux qui savent pas parler le français. On dit sac-au-dos parce que le sac il va au dos et pas à dos. » J’ai toujours eu un doute après ça, donc depuis je disais « sac-au-dos » à la maison et « sac-à-dos » à l'école et ça c’est bien la preuve que je peux parler deux langues, même si c’est la même.

Quand on mange le soir devant la télévision, j’essaye à chaque fois de mettre les Simpson, mais Maman me dit toujours de changer la chaîne. Elle crie : « C’est l’heure du JT ! » Alors je me lève pour mettre la une parce que la télécommande marche plus. Il faudrait mettre des petites piles mais ça fait depuis depuis que c'est comme ça et qu'ils en achètent pas, alors je suis devenue la télécommande humaine de Papa et Maman.

J'aime pas le journal télé, c'est pas drôle comme Homer Simpson. Papa non plus aime pas le journal, mais il regarde quand même. Il dit que ça parle toujours des mêmes choses : des Blancs qui donnent du riz aux Africains parce qu’ils ont pris toutes leurs richesses. Et aussi des Juifs et des Arabes qui se tapent dessus parce que les Juifs ont dit aux Arabes qu'ils allaient habiter chez eux maintenant, parce qu'en fait c'était chez eux à la base. Mais Papa dit que c'est aussi chez les Arabes, parce que les Juifs et les Arabes sont cousins, et c'est encore les Blancs qui ont foutu le bordel parce qu'ils ont fait la guerre à d'autres Blancs qui aimaient ni les Juifs, ni les Arabes. Je suis pas sûre d'avoir tout compris. Les Simpson c’est mieux.

Après le dîner, Maman reste longtemps dans la cuisine à fumer et à boire ses 1664. On dirait qu'elle est jamais contente. Elle veut jamais jouer avec moi, elle veut jamais lire une histoire avec moi, elle veut jamais parler avec moi. Elle dit toujours qu'elle a pas le temps et qu'elle est fatiguée. Quand je suis fatiguée, ou même quand je ne suis pas fatiguée, elle me dit d'aller dormir. Mais pourquoi quand elle est fatiguée elle va pas dormir ? J'aime pas quand elle boit trop de bière parce qu’elle pue de la bouche et qu’elle est encore plus méchante.

J’ai peur d’aller dans la cuisine à cause du vide-ordures qui est collé dans le mur. À chaque fois qu'on l'ouvre, ça colle et ça pue, et il y a des cafards aussi qui courent dessus. Maman m'ordonne souvent de jeter les bouteilles de 1664 dedans. Je les entends se cogner contre les murs et après elles se cassent quand elles s’écrasent tout au fond, ça fait peur.

Parfois, quand Maman est énervée contre moi, elle me dit qu'elle va me mettre dans le vide-ordures. Elle l'ouvre et elle me jette à l'intérieur. Je crie mais personne m'entend. Je glisse à travers un long tunnel qui colle et qui pue et je tombe sur des milliers de bouts de verre verts qui me coupent la peau. Je saigne et ça attire tous les cafards qui viennent me manger la nuit.

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