3. Marthe

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Tout ça c’est de l’histoire ancienne, pourquoi voulez-vous remuer le passé ? Je n’ai tué personne, vous savez bien que c'était un accident, de la légitime défense, tout a déjà été dit pendant le procès. Tout ce que j'ai fait c'était pour protéger mes enfants. Je suis une bonne mère. Je sais ce qu'il y a de mieux pour eux, parce que je suis leur mère. Toutes les mères savent ce qu'il y a de mieux pour leurs enfants, c'est comme ça c'est l'instinct maternel.


Une fois, j’ai vu un documentaire sur la 5, il y avait cette gazelle et son petit dans la savane qui était poursuivis par deux lionnes. La gazelle s'est battue longtemps, les lionnes tournaient autour d’elle, elle tenait bon, elle donnait des coups de cornes à droite, à gauche, et elle a réussi à blesser gravement une lionne, en lui perforant le flanc. Elle aurait pu s’en sortir, s’il n’y avait pas son bébé à protéger. Elle ne pouvait pas le laisser, alors elle s’est sacrifiée. Malheureusement, le faon aussi est mort, parce qu'il ne pouvait pas vivre sans sa mère. C'était triste, et en même temps, leur mort a permis aux lionnes de nourrir leurs lionceaux, sans quoi, ils seraient morts également. C'est ainsi que ça se passe dans la nature, les mères protègent leurs enfants.


J'ai toujours protégé mes enfants. Tout ce que je fais, tout ce que j'ai fait, c'est pour eux. Je me suis battue comme une lionne pour eux, et je mourrais pour eux, sans hésiter une seule seconde.


Quand Malala est née, c'était le plus beau jour de ma vie. Elle était tellement belle avec tous ses cheveux ! Oh, je sais bien que toutes les mères pensent ça, que leur bébé, c'est le plus beau, mais pour Malala, c’était vrai, et ce n’était pas moi qui le disait, mais les sages-femmes. Elles se relayaient dans la chambre et elles répétaient « Mais qu’est-ce qu’elle est belle ! On pourrait la manger toute crue ! Un si beau bébé métisse, avec autant de cheveux, je n'ai jamais vu ça ! Malala tu es le plus beau bébé que j'ai vu de toute ma carrière ! » Je ne l'ai même pas corrigée quand elle a parlé de métisse, j'étais bien trop heureuse.


L'autre femme dans la chambre avec moi, était verte de jalousie. Elle répétait sans cesse « Qui est le plus beau bébé de la terre ? C'est toi mon Childéric ! » C'était ridicule, cette façon de quémander de l'attention auprès des sages-femmes « Qui c'est le plus beau bébé ? N'est-ce pas qu'il est beau mon bébé, Madame ? » Elles répondaient uniquement pour lui faire plaisir, ça me faisait presque de la peine.


Avant l'accouchement, j'avais refusé la péridurale. Je ne voulais faire courir aucun risque à mon bébé. Mais la douleur était indescriptible. Il faut le vivre pour comprendre. Mon col était ouvert à neuf et j'ai hurlé, j’ai supplié pour qu’on me donne cette foutue péridurale : « Mais Madame, c'est impossible, c'est trop tard, vous allez bientôt commencer à pousser ! » m’a répondu une infirmière. Je crois que je l’ai insultée.


Mais lorsque j'ai posé les yeux sur mon bébé pour la première fois, c'était comme si toute cette douleur n'avait jamais existé, ou plutôt comme si je l'avais rêvée. Pour la naissance de Tahiry, j’ai aussi refusé la péridurale. C'était quelque chose sa naissance. Mon fils est né très vite, il ne m'a pas fait autant mal que Malala, il était plus maigre aussi, plus fragile. Malala était intenable dans la maternité. Elle faisait des scènes, criait, jetais son goûter par terre. Faly essayait de la calmer, de jouer avec elle, mais elle n’écoutait ni son père, ni moi. Elle avait quatre ans et était donc propre depuis longtemps. Mais au moment où je partais en salle d'accouchement, elle a baissé sa culotte et a fait pipi au beau milieu de la salle d'attente. J'étais moi-même au beau milieu d'une contraction qui me pliait en deux. En me voyant pleurer de douleur, elle a couru me faire un câlin et je l'ai repoussée, j'avais tellement mal. Elle était déjà terriblement jalouse de son petit frère, avant même qu'il naisse et ça s'est confirmé après l'accouchement.

— Rends ce bébé à sa maman ! m'a-t-elle dit en entrant dans la chambre.

— Mais Malala, c'est moi sa maman ! Et c'est ton petit frère Tahiry.

— Non, non, non, c'est pas toi sa maman, c'est pas vrai, toi t'es ma maman !

— Malala, s'il te plaît, je peux être ta maman et sa maman en même temps.

— Non, non, non, t'es une menteuse, t'as pas le droit de mentir, c'est interdit par la loi, tu vas aller en prison !


Je n'ai pas pu m'empêcher de rire. Sa jalousie vis à vis de son petit frère avait quelque chose de touchant, et je pensais que ça allait passer rapidement, mais ça a pris tellement de temps, ça en devenait pesant, difficile. Malala était devenue difficile. Tahiry nous tenait éveillés toute la nuit et Malala râlait, pleurait, criait. Elle était elle aussi redevenue un bébé. Elle refaisait pipi au lit et deux ou trois fois, elle revenait de la maternelle avec d'autres vêtements parce qu'elle se faisait aussi caca dessus. C'était pénible, et rien ne fonctionnait, les menaces, les fessées, les « va dans ta chambre », rien.


Un jour, elle est allée plus loin. Faly et moi étions dans le salon et Tahiry faisait la sieste dans le berceau, dans notre chambre. Malala était dans sa chambre, et c'était agréable car pour une fois, elle était sage, elle ne faisait pas de bruit... Toujours se méfier d'un enfant qui ne fait pas de bruit. J'ai couru dans notre chambre. Malala avait passé sa main à travers les barreaux et appuyait son index contre le visage de son frère.

— Malala, qu'est-ce que tu fait ? Elle a retiré sa main rapidement et me regardait avec défi.

— Rien.

— Malala, je ne vais pas le répéter cent-cinquante fois, qu'est-ce que tu fais ?

Tahiry s'était réveillé et se mettait à bouger les pieds et les bras.

— Je veux lui crever les yeux !

— Quoi ?

— Je veux lui crever les yeux parce que comme ça tu l'aimeras moins que moi !

Je l'ai giflée. C'était plus fort que moi.

— Ne recommence plus jamais ça tu m'entends, Malala ?

Elle est partie dans sa chambre en pleurant.


J'ai regretté cette gifle. Je n'avais pas compris à l'époque que c'était de ma faute, je l'avais trop protégée. Pendant ses premières années, il n'y avait qu'elle et moi. Elle était mon tout, dehors il n'y avait rien. Le reste du monde n'existait pas, il était loin et dangereux. Je voulais l'en protéger à tout prix. Personne n'avait le droit de la toucher, de la prendre dans les bras. De toute façon, elle ne pouvait pas se séparer de moi. Elle criait dès que quelqu'un l'approchait. Je n’autorisais même pas son père à s'en occuper. Je ne pouvais pas, je n’avais pas confiance. J'avais trop peur, peur qu'il la fasse tomber, qu'il l'oublie quelque part, ou qu'il la noie, par accident. Il n'avait pas le droit de lui faire prendre son bain avant un an. Je savais que j'exagérais, mais cette peur m'accompagnait jours et nuits. Je ne pouvais pas la contrôler, c'était plus fort que moi, je voyais trop de choses à l'hôpital, trop d'accidents bêtes. Il suffit d'une seconde d'inattention.


Cette seconde, je l'ai vécue. Je l'avais posée par terre sur son tapis de jeu et je me suis levée pour prendre son biberon sur la table. Elle était devenue bleue. Elle ne respirait plus. Je n'ai pas réfléchi, je savais quoi faire, plus par instinct maternel que grâce à mes années de médecine. J'ai mis les deux doigts dans sa gorge et j'ai retiré le bouchon de bouteille d'eau qui était coincé. Elle pleurait à chaudes larmes. Je ne sais pas comment elle a ezrpu trouver ce bouchon, j'ai toujours fait attention à ne rien laisser traîner. J'aurais pu la tuer. Je lui ai promis ce jour-là que j'allais toujours la protéger. Elle n'aurait rien à craindre, il ne lui arriverait rien, jamais rien : « Maman sera toujours là. »


Je me souviens quand tout a changé. Malala avait deux ans. C'était son premier jour à la crèche. Je n'avais pas pu dormir la veille. Je ne voulais pas la laisser, c'était beaucoup trop tôt, mais je n'avais pas le choix, il fallait bien retourner au travail. La crèche n'ouvrait pas avant 7h30. Je n'avais pas beaucoup de temps entre le moment de la déposer et ma prise de service une heure plus tard à l'autre bout de Paris.


Malala était dans mes bras et jouait avec mes cheveux. Je sentais sa petite main caresser et agripper le bout d'une mèche. Elle a toujours joué avec mes cheveux, à tel point que parfois elle pleurait uniquement pour pouvoir les toucher. C'était touchant au début, mais c’était devenu tellement pénible que j'ai fini par attacher une mèche de mes cheveux aux oreilles de son doudou, une peluche de marmotte grise aux poils rugueux, qui ressemblait plus à un rat, mais qu'elle adorait pour une raison inconnue.


Ce jour-là j'avais oublié d'apporter son doudou, alors elle s'accrochait à mes cheveux, jusqu'à me faire mal, mais je ne disais rien car j'étais trop occupée à donner toutes les recommandations à Justyna, la directrice de la crèche, une Polonaise avec un accent très prononcé, que j'ai toujours eu du mal à comprendre : « Elle n'aime pas les tomates et les oeufs, sauf les oeufs durs. Elle mange à peu près tous les fruits, mais pensez bien à les couper en petits morceaux, mais j'imagine que vous le savez déjà. Mais pas trop petits les morceaux non plus, sinon elle va jouer à les écraser. Elle mange toutes les viandes, mais si c'est du jambon, il faut mixer, pas couper mais mixer, sinon elle ne mange pas. Et elle n'a pas d'allergie. »


Au moment de partir, ma fille s'accrochait à mon cou en pleurant, je n'ai jamais autant regretté d'avoir oublié cette peluche affreuse. Elle se débattait dans les bras de la pauvre Justyna. Elle la frappait et griffait en hurlant tellement fort que Justyna a dû se résoudre à la poser par terre. Malala a couru jusqu'au portail resté ouvert et j'ai dû le fermer pour ne pas qu'elle me suive. Elle s'agrippait aux barreaux en hurlant « Maman, Maman ! » C'était un déchirement, mais aussi un peu un soulagement. Elle avait peur que je l'abandonne, n'est-ce pas la plus belle preuve d'amour ?


Le soir, au moment de la récupérer, Justyna m'a dit que Malala avait refusé de quitter la cour pendant près d’une demi-heure. A chaque fois qu'une éducatrice l’approchait, elle hurlait et serrait ses petits doigts plus fort contre les barreaux en criant : « Je veux ma maman ! » Elles avaient fini par la décrocher en lui donnant un biscuit.


J'ai appelé ma fille et elle a couru vers moi. Elle m'a serré dans les bras avant de retourner jouer avec les autres enfants. Elle avait changé. Elle riait, elle s'accrochait aussi à Justyna, lui réclamait des câlins. J'étais heureuse de voir ma fille heureuse, de voir qu'elle s'adaptait si bien à son nouvel environnement. Mais au fond de moi, mon coeur se déchirait, car en à peine huit heures sans moi, ma fille m'avait abandonnée.

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