4. Marthe

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Ce n'était pas mon idée de prendre une fille pour nous aider, c'était celle de ma soeur, Elodianne. Elle m’avait déjà proposé une première fois, quand Tahiry est né, de prendre la fille d'une de leur voisine à Fianarantsoa. Ma soeur et moi avions nous-même été élevées par une bonne, Harivola, elle avait à peine deux ans de plus que moi et quatre ans de plus qu'Elodianne. Notre mère a eu neuf enfants. On peut pas dire qu'elle avait beaucoup de temps pour s'occuper des neuf en même temps. Dès que l'un de mes frères et soeurs pouvait se débrouiller un peu tout seul, quand il rampait ou arrivait à avaler sa nourriture sans s'étouffer, elle en faisait apparaître un nouveau.


J’avais refusé de prendre une bonne la première fois qu’Élodianne m’avait suggéré l’idée. Je n'avais que deux enfants, et j'étais parfaitement capable de m'en occuper. Malala était déjà à l'école et Tahiry allait bientôt entrer en crèche. Je n'avais pas du tout besoin d'aide, jusqu'à cette histoire d'interdiction bancaire à cause de l'autre con !


Faly n'avait plus rien sur son compte en banque et il ne m'a rien dit, ce lâche ! Non, je l'ai appris par une lettre de la banque, ça disait un truc du genre : « Madame, Monsieur, nous avons le regret de vous informer que vous êtes désormais inscrit au fichier de la Banque Centrale pour émission de chèques sans provision. Nous vous prions de régulariser votre situation dans les plus brefs délais. Veuillez agréer Madame, Monsieur, l’expression de mon cul. »


Moi qui n'ai jamais eu une seule contravention, moi qui ne suis jamais en retard pour payer mes factures et mes impôts, moi qui angoisse dès que je reçois n'importe quel papier administratif, j'étais sous le joug d'une interdiction bancaire parce que mon imbécile de mari faisait des chèques sans provision et devait 5000 francs à la banque. Il m'a menti, il m'a mise dans la merde jusqu'au cou, parce que j’avais été assez bête pour lui faire confiance et prendre un compte joint.


J'ai attendu et attendu des heures que Faly rentre du travail, ou de je ne sais où. Je le soupçonnais déjà de me tromper. C'était les vacances et les enfants dormaient chez ma soeur, mais tout était encore en désordre. Je n'avais pas pu ranger tous les jouets qui traînaient dans le salon et dans leurs chambre, le tas de vêtements sales dans la salle de bain car on n'avait jamais pris le temps d'acheter une panière à linges. J'ai bu une ou deux bières pour me calmer, mais je n'y arrivais pas. Je tournais en rond toute seule dans le salon. Je ruminais, maudissais le jour où on s'était rencontrés.


Je venais d'arriver en France, et j'habitais au foyer malgache, boulevard Arago. J'étais la première de ma famille à venir en France, je ne connaissais personne. Je ne sortais que pour aller à la fac, à l'hôpital et faire des ménages. Je le voyais de temps en temps fumer devant le portail. Il était beau, bien plus beau que tous les hommes que j'ai rencontrés auparavant, bien plus beau que moi. C'était un Andriana d'Ambohimanga, une des collines sacrées d'Antananarivo. Ses ancêtres devaient avoir fréquenté la royauté. Il disait vouloir devenir ingénieur, reprendre ses études. Son diplôme n'étant pas reconnu ici, son travail de chauffeur livreur devait être temporaire, comme mon travail de femme de ménage chez des Juifs du Sentier. Il parlait de politique, de philosophie, de spiritualité avec intelligence et humour. J'étais si naïve. Comme le chantait Dalida, ce n'étaient que des mots, « Rien que des mots, encore des mots, des mots magiques, des mots tactiques, qui sonnent faux. Des paroles et paroles et paroles et encore des paroles. »


Je ne sais pas quand il a cessé de m'aimer. Est-ce quand il m'a trompée la première fois ? La deuxième ? Il a toujours nié, mais je sais qu'il voyait d'autres femmes. Combien en avait-il ? Était-ce depuis la naissance de notre fille ? Peut-être n'étais-je qu'une femme parmi tant d'autres, à la seule différence que je suis tombée enceinte.


J'avais ouvert une autre bière et un autre paquet de cigarettes quand Faly est rentré. Il m'a regardé avec son sourire charmeur, le même qui me faisait craquer auparavant, quand je ne connaissais pas sa malice. Il me souriait comme si de rien n'était. Plus il souriait, plus je me sentais trahie.

— Où est l'argent ?

— De quoi tu parles ma chérie ?

— Pas de ma chérie avec moi ! Tu crois que je ne vois pas clair dans ton jeu ? Tout l'argent que tu as pris, c'est pour tes autres « ma chérie », c'est ça ?

— Tu as bu combien de bières ? Tu as les yeux rouges.

— Ne fais pas le malin avec moi, ne fais pas comme si c'était moi qui avais un problème ! Dis moi où est passé l'argent ? Dans ton deuxième bureau, c'est ça ?

— C'est l'alcool qui parle. Je n'ai pas de « deuxième bureau » comme tu dis.

— Ah mais tu es un magicien alors, tu peux faire disparaître l'argent comme ça, pouf ! Tu dois 5000 francs à la banque, et maintenant je suis aussi interdite bancaire à cause de toi ! Comment tu peux faire ça à tes enfants ? Moi, à la limite, que tu me trompes, passe encore, mais prendre l'argent qui sert à nourrir tes enfants pour le dépenser avec ta maîtresse !

— Ne raconte pas de conneries et arrête de boire, ça ne te réussis pas. Il doit y avoir un problème avec ma paye, je vais en parler à Jérôme. Tout rentrera dans l'ordre. Je vais y aller maintenant, c'est mieux.


Il est parti comme ci de rien n’était. J'aurais voulu tout casser, lancer ma bière contre la porte, prendre des assiettes dans la cuisine et les casser une par une, comme le font les femmes trompées à la télévision. J'aurais voulu lui courir après et lui répéter que c'est un salaud, un lâche, un pauvre con ! Devant les autres, il fait son malin, son gentil, toujours là pour rendre service Faly ! Et moi, je suis la méchante, la mauvaise, la jamais contente, celle qui crie tout le temps, sur tout le monde. Celle qui ne se laisse pas faire, qui refuse qu'on lui marche dessus, celle qui doit être forte et faire comme si tout va bien.


J'ai toujours été droite, j'ai toujours respecté les règles, je suis arrivée légalement. J'ai travaillé dur, très dur, pour construire une vie ici, pour moi, pour nous, pour nos enfants. Tous les jours, je me tape trois heures de métro. Je traverse des couloirs aux senteurs d'urine et de sueur d'aisselles. Est-ce pour ça que j'avais quitté mon pays ? Un deux-pièces en HLM dans une ville qui sent la pisse ? Mon rêve parisien avait des allures de Tours Eiffel contreplaquées made in China vendues par des Congolais sans papiers.


Je ne savais plus vers qui me tourner, alors j'ai appelé ma soeur Elodianne à Madagascar, j'avais besoin de parler, d'extérioriser toute cette colère, toute cette tristesse, mais elle ne me laissait pas en placer une :

— Ah Marthe, ça fait longtemps que je n'ai pas eu de tes nouvelles. Ça fait plaisir, tu pourrais appeler plus souvent. Tu sais ici la vie est dure. On n'arrive pas à se nourrir correctement. Papa et Maman demandent tout le temps de tes nouvelles. Tu pourrais nous prêter un peu d'argent ? J'aimerais bien te rembourser, mais on ne gagne pas suffisamment à l'épicerie, mais dès que je peux, promis !

— Elodianne, écoute, je suis fatiguée. Faly... Je ne sais même pas par où commencer. Je crois qu'il me trompe.

Elodianne, aussi bavarde qu'une bande d'oies d'habitude, s'est tue.

— Je crois qu'il me trompe, mais ce n'est pas le pire. Le pire, c'est qu'il doit 5000 francs à la banque et maintenant je suis interdite bancaire ! Ah je ne veux pas voir les huissiers débarquer à la maison et prendre le canapé devant les enfants. Quelle honte ! Non, je dois trouver cet argent, je ne peux pas compter sur l'autre con ! Tout ce qu'il sait faire c'est de créer des problèmes.

— Tu peux demander à Vohangy ou à Jean-Claude ?

— Non, ils sont à sec, Vohangy s'en sort à peine avec son salaire de caissière et elle vient d'accoucher surtout. Et Jean-Claude, je ne pense pas non plus qu'il ait 5000 francs de côté.

— Tu n'as pas des amis qui peuvent te prêter ?

— Non, ils sont tous plus fauchés qu'un portefeuille au marché d'Analakely !

— Qu'est-ce que tu vas faire alors ?

— Je peux faire plus d'heures à l'hôpital. Je peux même faire des gardes en plus dans un autre hôpital. Et l'autre con aussi, il a intérêt à doubler ses heures, les tripler même ! Le problème c'est : qui va garder les enfants ? Vohangy ne pourra pas avec son nouveau bébé, et Jean-Claude travaille de nuit.

Elodianne est restée silencieuses pendant quelques secondes.

— Tu n'as qu'à prendre une bonne d'ici et tu la fais venir en France.

— Arrête un peu avec ça, je t'ai déjà dit que je ne vais pas prendre une bonne.

— Et pourquoi pas ? C'est donnant - donnant. Elle s'occupe de tes enfants, et toi tu la paye plus cher que ce qu'elle peut gagner ici !

— Déjà comment la faire venir ? Les Français ne vont jamais autoriser une petite campagnarde malgache à venir en France comme ça, sans diplôme, sans papiers, sans parler même un mot de français ? Tu ne te rappelles pas les galères que j'ai dû traverser pour venir ici ? Alors que j'avais déjà le diplôme de médecin, que je parle mieux et que j'écris mieux le Français que les Français eux-mêmes. Les allers-retours à l'ambassade à attendre tous les jours pendant des heures le visa qui ne venait pas, qui ne voulait pas venir, qui était toujours coincé quelque part. Tu ne connais pas les Français toi ! Ils sont venus chez nous pour tout nous voler nos terres et quand nous on vient chez eux ils nous disent « Non, vous n'avez pas le visa ! »

— Et moi je te dis que c'est possible. Il y a des agences qui s'occupent de ça. Tu payes seulement le billet d'avion, et c’est la bonne qui doit rembourser l’agence et tu peux retenir le prix du billet sur son salaire. Et quand elle aura remboursé, tu peux la payer 500 francs, elle sera mieux payée qu'une institutrice, ou même un médecin ici ! Elle sera très contente. Et si elle est mineure, c'est encore moins cher, tu n'as qu'à la payer ou 100 ou 200 francs par mois. Ça sera rentable pour toi.

— Arrête de dire des bêtises Elodianne ! Je dois rembourser 5000 francs, pas en dépenser.
— Fais les calculs. Si tu as une bonne, tu peux travailler plus et gagner plus d’argent et rembourser les dettes de Faly plus vite. Réfléchis bien, ça pourrait être la solution à tes problèmes.

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