5. Josia
Je devais partir. Je ne voulais pas, mais je n’avais pas le choix. Les adultes l’avaient décidé et je devais leur obéir. C’est comme ça chez nous, on doit toujours obéir aux aînés, sans poser de questions. Je sais que vous pensez qu’on veut tous venir en France quand on est pauvre comme moi, mais ce n’est pas mon cas. Je n’avais pas le choix. Je n’ai jamais eu le choix. Je fais ce qu’on me dit de faire, même si je n'en ai pas envie. Je n'avais pas envie d'arrêter l'école en classe de 7e mais je n'avais pas le choix. J’avais trois frères : Dama, Fagnivoae et Tojo. Il n’y avait plus d’argent pour payer notre écolage, depuis que mon père était parti travailler à la mine. J’étais l’aînée et je savais lire, écrire et compter, c’était bien suffisant. Quatre enfants à l’école, c’était quatre enfants qui ne peuvent pas travailler. Je devais donc arrêter, même si j’étais la meilleure de la classe, même si la maîtresse m’avait dit que, lorsque je serais grande, je pourrais avoir un bon travail, devenir institutrice comme elle, ou infirmière. Quand je l’ai dit à Maman, elle m’a répliqué :
— Et avec quel argent ? Tu sais très bien que pour faire des études il faut de l’argent. Pour réussir ses examens, il faut de l’argent. Pour faire un métier, il faut de l’argent. Tu penses que les infirmières, les instituteurs, les juges, les gendarmes ont pu avoir leur travail sans payer leur place ? Personne ne réussit ici sans payer quelqu’un. Personne ne réussit en partant de rien et tu le sais très bien !
Je vivais dans le village le plus pauvre, de la région la plus pauvre, du pays le plus pauvre au monde. Ils l’avaient dit à la radio. Ma maison était une case en forme de toit. À l’intérieur, il n’y avait que nos affaires d’école, posées sur une natte en sisal qui recouvrait le sable. Nous avions un cahier, un stylo et un cartable chacun, tous offerts par une ONG qui s'occupe des enfants. On ne pouvait pas tenir debout dans la case, et lorsqu’on dormait, Maman devait plier les jambes.
La cuisine était une autre case en bois, un peu plus grande avec une marmite, deux assiettes et deux cuillères qu’on devait se partager chacun son tour. Il y avait aussi un seau et un bidon jaune pour l’eau. Nous n’avions pas de fatapera, de réchaud, on devait l’emprunter aux voisins.
Comme j’avais arrêté l’école, je n'avais pas d’autre choix que de travailler la terre, comme mes parents, et tous nos ancêtres avant nous. Mais comment labourer la terre quand rien ne pousse ? Lorsque je suis partie, il ne pleuvait plus suffisamment depuis plusieurs années. Les rares fois où la pluie tombait, cela ne durait que quelques minutes, quelques secondes parfois. Ce n’était pas assez pour semer nos dernières graines de maïs et de manioc, mais ça nous permettait au moins de récupérer l’eau stagnante des nids de poule. L'eau était boueuse, donc on devait attendre avant de la boire. Même si elle nous donnait souvent mal au ventre, elle était gratuite. Quand elle tombait, Maman disait que c'était un cadeau du Ciel et que l'on devait remercier Dieu.
En plus de la sécheresse, le Tiomena achevait toutes nos récoltes. Cette satanée tempête de sable recouvrait toutes nos cultures de terre rouge. Maman et moi nous nous acharnions avec nos bêches, sur cette terre craquelée, sous un soleil assassin, mais cela ne faisait aucune différence.
Maman s’est donc inscrite sur la liste des bénéficiaires du Programme Alimentaire Mondial. Elle disait aux Vazaha du PAM qu’elle n’avait pas de mari, parce qu’il fallait mentir pour être prioritaire.
— Je n'ai pas vraiment menti, se défendait-elle sans que personne ne lui fasse de remarque. Il est parti depuis plus de deux ans et n'a toujours pas envoyé un franc, donc c'est comme si je n'avais pas de mari.
Nous recevions du riz, de l'huile, des haricots parfois. Les Vazaha nous sermonnaient en répétant que la ration était prévue pour cinq personnes, pas plus, alors que nous étions plus de vingt dessus. On ne pouvait pas dire à ceux qui n’étaient pas sur la liste qu'on ne pouvait pas leur donner à manger ! Car parfois, c’est nous qui n’étions plus inscrits sur la liste. La ration qui était censée donc durer un mois, durait à peine une semaine. Pour tenir le reste du temps, on mangeait du tamarin et des raketa mena, mais souvent, ce n'était pas mûr, et lorsqu'on en mangeait trop, on avait la diarrhée.
De mes trois frères, Tojo, le petit dernier, était le plus fragile. Il a eu la diarrhée pendant deux jours entiers. Ça n’arrêtait pas. Il était tellement faible qu’il n’arrivait plus à avaler, même sa propre salive. Comme il n’avait plus rien dans le ventre, on se demandait ce qu’il pouvait bien faire sortir. Il avait le regard dans le vide et ne parlait plus. Nous sommes allés à l'hôpital public d'Ambovombe, Maman, Tojo et moi. Fagnivoae et Dama étaient restés chez notre grand-mère, Bebe Rasoa. Je me souviens de la poussière qui me faisait tousser et des 4x4 qui nous faisaient courir de peur. Nous avons marché à travers les dédales de cactus pendant des heures. Des cactus, il y en avait à perte de vue. Des cactus, du vent et du sable. Tojo dormait dans le dos de Maman tout le long du chemin, sa tête se balançait parfois de gauche à droite, parfois d’avant en arrière.
Devant l’hôpital, des dizaines de femmes maigres, aux T-shirts troués et aux lambahoany poussiéreux, attendaient leur tour avec leurs enfants au ventre énorme, aux cheveux jaunis et aux os apparents, comme nous. Maman a pris Tojo dans les bras et est entrée avec une infirmière dans le cabinet du docteur. Il dormait toujours. J’ai entendu Maman crier à travers la porte et lorsqu’elle est sortie du cabinet, elle pleurait et répétait « Maty ny zanako, mon enfant est mort ». Je regardais Tojo dans ses bras, la bouche entrouverte, et je ne comprenais pas. Toutes ces femmes inconnues disaient à Maman qu’il ne fallait pas pleurer, qu’il fallait se calmer et rester forte, et je ne comprenais pas. Il dormait parce qu’il était fatigué et il allait se réveiller quand il aurait repris des forces, il fallait lui donner un médicament et il allait se réveiller.
Maman a remis Tojo dans son dos, et a repris le chemin de la maison. Je devinais sa tête à travers le lambahoany délavé et j’ai compris. Maman marchait droit devant elle et murmurait « Maty ny zanako » encore et encore. Parfois des larmes coulaient sur son visage mais elle continuait de marcher. Parfois elle éclatait en sanglots, s’agenouillait, découvrait le visage de Tojo et serrait son corps très fort. Je m’approchais d’elle pour l’embrasser, en évitant de regarder mon petit frère. Puis je prenais doucement son bras pour l’inciter à reprendre la route. Si d’ordinaire elle me répétait de me dépêcher pour éviter de tomber sur des dahalo, les voleurs de zébus, elle avait, ce jour-là, abandonné toute peur. Il ne restait, dans ses yeux, qu’un chagrin trop lourd à porter. Elle avait oublié ma présence et ne semblait s’en rappeler que lorsque je la touchais.
Nous avons veillé le corps de Tojo pendant dix jours avant de l’enterrer. Mes frères et moi dormions chez Bebe Rasoa. Maman ne voulait pas quitter son petit dernier, alors elle restait avec lui, toute la journée et toute la nuit. Je l’entendais parfois lui parler et j’oubliais, pendant une seconde, qu’il était mort. J’entendais aussi les voisins dire que Maman était en train de devenir folle. Dama et Fagnivoae ne comprenaient pas que leur petit frère était mort. Ils pleuraient sans cesse et demandaient quand allait-il revenir, et Maman leur répondait « Bientôt », sans les regarder.
Papa est revenu pour l’enterrement. Il était moins maigre et nous a offert des gâteaux Gouty, ceux qu’on regardait souvent dans l’épicerie sans jamais pouvoir les acheter. Il est parti le lendemain et c’est la dernière fois que je l’ai vu. Bebe Rasoa s’occupait de nous pendant que Maman marchait et parlait avec les esprits, toute la journée et tard le soir. Au début, je pensais qu’elle parlait toute seule, mais un jour, je les ai vus aussi.
Ça s’est passé quelques mois, peut-être un an après la mort de Tojo. Maman était assise par terre sous le grand tamarinier. Elle parlait toute seule, et même si certains voisins continuaient à la traiter de folle, pour une fois, ils ne la fuyaient pas. Au contraire, tout le village avait formé un cercle autour d’elle. Des enfants avaient pris place sur plusieurs branches et je les entendais se moquer de nous. J’avais pris l’habitude depuis le temps, j’avais arrêté de me battre et accepté d’être la fille de la folle du village. J’étais debout en face de Maman et ça faisait une heure qu’elle parlait dans une autre langue sans s’arrêter. J’avais essayé de la relever, mais elle écartait doucement mes bras et me souriait. Tout à coup, sa voix a changé en celle d’un homme.
— Toi, donne-moi du tabac, a-t-elle ordonné à un de mes cousins, qui se tenait à côté de moi.
Il lui a donné une cigarette, qu’elle a jeté par terre.
— Non, donne-moi du paraky, je ne veux pas de vos cigarettes de vazaha.
Un de nos voisins a sorti du tabac de sa poche et l’a donné à Maman. Elle l’a mit dans sa bouche et l’a chiqué comme si elle avait fait ça toute sa vie. Lorsqu’elle crachait sa salive noire, les enfants au-dessus de nous riaient et frappaient leur jambe ou le dos de leur camarade si fort que plusieurs d’entre eux ont failli tomber de leur branche.
— Silence ! Vous manquez de respect à Tromba. Si vous ne vous taisez pas tout de suite, il va vous emporter chez lui ! a crié une femme que je ne voyais pas.
Toute la foule s’est tue en une seconde. Mon corps frissonnait. Je tremblais de froid sous une chaleur infernale. J’avais froid et j’avais peur. Maman était possédée par un esprit.
— Je ne m’appelle pas Tromba, mais Kokolampo. Tromba est encore en train de dormir. Je ne pense pas que ce paresseux nous rejoindra aujourd’hui.
L’esprit parlait avec l’autorité d’un homme important.
— Que venez-vous faire chez nous, Kokolampo ? a demandé une femme derrière moi.
— Chez vous ? Vous pensez que c’est chez vous ici ? Chaque lopin de terre, chaque grain de sable, chaque feuille d’arbre appartiennent à Zanahary, c’est Lui le véritable propriétaire et vous, vous n’êtes que des locataires.
— Pardonnez-moi Kokolampo, ce n’est qu’une façon de parler, je ne voulais pas vous offenser, je voulais simplement vous demander quelle était la raison de votre venue dans ce pauvre village ?
— Je suis venu vous dire de partir. Partez, abandonnez cette terre que vous appelez la vôtre. Les zébus meurent de faim, de soif et d’épuisement sur les routes. Les enfants naissent et meurent la même année. Cette terre ne vous apportera plus rien. Les anciens se rappellent de la famine de Maro Taola, des cadavres sur les routes, c’est ce qui vous arrivera si vous restez ici. Partez sans vous retourner, car vous mourrez si vous restez.
Un long silence s’est de nouveau installé, entrecoupé par les crachats de Maman, ou plutôt de Kokolampo. Puis j’entendais des murmures d’inquiétude monter peu à peu. Partir, mais pour aller où ? Rejoindre qui ? Et avec quel argent ? Certains pouvaient vendre les zébus qu’ils leur restaient, mais la plupart n’avaient rien d’autre que des terres arides. J’ai regardé Kokolampo droit dans les yeux pour chercher Maman, mais je ne l’ai pas trouvée. Je n’avais plus froid mais j’avais toujours peur. Kokolampo m’a rendu un regard curieux, comme s’il se demandait s’il m’avait déjà vu quelque part.
— Ah, c’est toi la fille de Lianatoroe. Je suis désolé pour ton petit frère.
Encore un crachat noir.
— Quand est-ce que Maman va revenir ?
Kokolampo prit une grande inspiration.
— Ta maman doit se reposer, elle va donc rester avec nous quelque temps, mais ne t’inquiète pas, nous allons bien nous occuper de toi pendant son absence.
Presque tous les hommes en âge de travailler ont quitté le village, certains avec leurs femmes et leurs enfants, la plupart sans. Moi aussi je suis partie. Comme je l’ai déjà dit, je n’avais pas le choix. Je voulais rester avec Maman, même si elle n’était plus vraiment là depuis la mort de Tojo. Elle continuait à marcher et à parler avec les esprits et ne revenait à elle que quelques minutes par jour, puis par semaine. Bebe Rasoa ne pouvait plus s’occuper de moi, à cause de son âge et du manque d’argent. Je pouvais travailler, Dama et Fagnivoae étaient encore trop petits, c’était donc à moi de partir. Heureusement, mon père avait rencontré quelqu’un d’important, un homme politique ou un magistrat, je ne sais pas exactement. C’est grâce à lui que j’ai pu aller à Antananarivo. Papa lui avait donné tout l’argent qu’il avait gagné à la mine, mais ce n’était pas suffisant. Je devais rembourser ma dette en travaillant en France.
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