5. Josia

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La première fois que j'ai vu les esprits, c'était pendant un tromba dans un village voisin. Je râlais car mon petit frère Tojo voulait manger du tamarin alors que tout le monde était au village en train de faire la fête et Maman avait cédé à son caprice en me forçant à l'accompagner. Je grimpais en haut du tamarinier pour chercher des gousses qui n'avaient pas encore été mangées par les autres enfants du village. J'en goûtais une, mais elle était encore acide. Tojo pleurait car je refusais de lui en donner en lui expliquant que les gousses n'étaient pas encore mûres. J'ai fini par lui en refiler une qui lui faisait plisser les yeux et claquer la bouche.


Je me dépêchais de descendre pour ne pas rater toute la cérémonie qui avait déjà commencé depuis un bon moment. On entendait les femmes chanter et danser en tapant dans leurs mains. J'ai pris Tojo dans mon dos et j'ai couru jusqu'au village. Je sentais le sable me brûler les pieds, je me suis habituée en grandissant.


La foule était compacte, j'ai eu du mal à me faufiler jusqu'au centre où se trouvait une femme assise par terre. Certains la regardait avec peur, d'autres avec curiosité. Un homme s'est moqué d'elle :

— C'est n'importe quoi, tout ça c'est une arnaque, c'est du spectacle pour nous faire payer.

— Chut, tu vas attirer les mauvais esprits ! Ne te plaints pas si les malheurs te tombent dessus.

— Les malheurs ? Quels malheurs ? Regarde autour de toi, on est tous malheureux ici ! ll n'y a que la pauvreté, les dahalo et la poussière. J'aimerais bien moi, faire venir les mauvais esprits, peut-être qu'ils rappelleront à ceux qui sont déjà ici qu'il faudrait bouger, changer d'endroit à hanter. Et s'ils décident de rester, ils ne changeront pas grand chose à ce qui se passe ici.

— Tais-toi donc ! Tu veux vraiment attirer le démon.

— Quel démon ? Nous sommes déjà en enfer.

— Silence !


C'était la voix d'un homme, mais elle venait de la femme assise au milieu de la foule. Je ne connaissais pas son nom, mais je la croisais de temps en temps sur le chemin du puits. Ma mère et elle s'échangeaient le bonjour et sa voix habituelle n'avait rien d'une voix grave d'homme. Elle s'est mise à s'agiter et à trembler de tout son corps. Tout le monde s'est tu. Ses yeux sont devenus blancs, comme s'ils avaient roulé à l'intérieur. Elle poussait des cris que je n'avais jamais entendus avant, puis elle s'est mise à danser, toujours assise par terre, et elle a fermé les yeux. Quand elle les a rouvert, elle a réclamé du tabac, toujours avec cette même voix d'homme. Ma voisine, Sana, une très belle femme avec des longues tresses, s'est approchée pour lui donner une cigarette. La femme au milieu s'est fâchée et a jeté la cigarette par terre :

— Je vous ai demandé du paraky et vous m'apportez des sigara de vazaha ! Vous ne me respectez pas, vous ne respectez pas la tradition, donnez-moi du tabac traditionnel !

— Je suis désolée, je vous apporte du tabac...

— Kokolampo.

— Pardonnez-moi Kokolampo, voici votre tabac.

Sana lui donna aussi une pipe.


Kokolampo semblait s'apaiser en fumant sa pipe. Son visage s'est transformé peu à peu. Des rides sont apparues sur les plis des yeux et des lèvres. Elle s'est voûtée et ses cheveux coiffés en nattes et enroulées en deux chignons sont devenus tous blancs. La vieille femme a commencé à tousser et a laissé tomber la pipe. Elle disait s'appeler Doany et vivait depuis plus de 100 ans une grotte sacrée avec d'autres esprits. Sa voix était éraillée et des larmes coulaient sur ses joues ridées :

— Vous ne respectez plus la forêt et vos esprits. C'est à cause de ça que l'Androy n'a plus d'eau. C'est pour ça que vous avez faim à manger de la cendre. Bientôt vous mangerez vos propres chaussures ! Vous ne respectez plus vos ancêtres ! Vous brûlez puis quand il n'y a plus rien à brûler, vous partez et adoptez les habitudes des étrangers. Je sais que tout ce que je dis ne changera rien, je sais que personne ne m'écoute.

— Si, si nous t'écoutons Doany !

— Vous mentez ! Vous dîtes que vous m'écoutez pour me faire plaisir, mais demain vous continuerez à brûler.

— Pardonne-nous Doany mais nous ne sommes que de pauvres paysans. Si nous arrêtons de brûler, où allons-nous cultiver nos terres ? Où allons-nous faire paître nos zébus ? Que pouvons-nous faire Doany ?


Doany est partie et a laissé sa place à Tromba, l'esprit d'une jeune épouse promise en tant que troisième femme à un vieillard. Elle a été empoisonnée par son mari car elle ne voulait consommer le mariage. Quand elle est apparue, elle avait le regard fier, comme si elle était la descendante d'un roi. Elle était morte vierge et cherchait un jeune homme pour devenir son époux :

— Mais de grâce, donnez-moi un homme de quelques décennies de moins que mon précédent époux !

Les femmes riaient et les jeunes hommes se cachaient.

— Quelqu'un qui ne cherche pas à me tuer non plus serait un plus.

De nouveaux rires ont retenti. Tromba a posé son regard sur homme très musclé, aux yeux en amande et aux dents aussi blanches que les nuages :

— Ne te cache pas ô futur époux ! Me trouves-tu laide ?

— Non, non, Tromba !

— Viens donc m'épouser alors.

— C'est que je suis déjà marié.

— Je ne suis pas jalouse.

Tromba poursuivait le pauvre homme sous les rires des villageois :

— Alors, j'attends ta réponse, veux-tu m'épouser cher...

— Je ne te dirai pas mon nom ô chère Tromba.

— Et pourquoi donc ? J'ai tout de même le droit de connaître le nom de mon futur époux !

— C'est que j'habite beaucoup trop loin !

— Ce n'est pas un problème ! Je te suivrai où tu iras !

L'esprit s'est arrêté tout à coup. L'homme était toujours caché derrière les femmes qui continuaient de chanter et de danser. Tromba m'a regardé droit dans les yeux :

— Toi, fais attention à lui.


Elle montrait Tojo, qui s'était endormi dans mon dos et dont j'avais oublié la présence, tellement j'étais absorbée par la scène. À ce moment je l'ai vraiment vue, Tromba, je l'ai vue à travers la femme du milieu. J'ai vu deux visages ne faire qu'un. Puis elle a disparu.


Pendant plusieurs années, je l'ai oubliée. Je pensais qu'elle et les autres esprits avaient disparus après la cérémonie, qu'ils n'étaient qu'une histoire imaginaire d'enfant, comme on en inventait tous les jours en jouant, et puis un jour, Tromba est revenue. C'était le jour où ma mère m'a dit que je devais quitter l'école. J'avais fini la classe de 7e et il n'y avait plus d'argent pour payer l'écolage pour quatre car mon père n'avait rien envoyé depuis qu'il était parti pour travailler à la mine. J'étais l'aînée et je savais lire, écrire et compter, c'était bien assez suffisant. Quatre enfants à l'école, c'est quatre enfants qui ne peuvent pas travailler. Je devais donc me sacrifier, même si j'étais la meilleure de la classe, même si la maîtresse m'avait dit que je pouvais avoir un bon travail quand je serais grande, devenir institutrice comme elle, ou même infirmière. Quand je lui ai dit, Maman s'est moquée de moi :

— Et avec quel argent ? Tu sais très bien que pour faire des études il faut de l'argent. Pour réussir ses examens, il faut de l'argent. Pour faire un métier, il faut de l'argent. Tu penses que les infirmières, les juges, les instituteurs, les gendarmes, les gens qui travaillent pour la commune ont pu avoir leur travail sans payer leur place ? Personne ne réussit ici sans payer quelqu'un. Personne ne réussit en partant de rien et tu le sais très bien !


Je m'étais cachée dans les cactus pour pleurer et c'est là que Tromba est apparue. Je la voyais comme je vous vois et je lui parlais comme je vous parle. Je ne pouvais pas dire à ma mère que j'étais triste d'arrêter l'école. C'était quelque chose de banal, plus de la moitié des filles de mon âge ne retournaient pas en classe après l'âge de onze ou douze ans. C'était plus simple de travailler et de trouver un mari. Mais Tromba m'écoutait, sans rien dire. Elle posait la main sur mon épaule et ce petit geste me rassurait et m'encourageait à accepter mon sort.


Je vivais dans le village le plus pauvre, de la région la plus pauvre, du pays le plus pauvre au monde. Ils l'ont dit à la radio. Ma maison était une case en bois aussi grande que la natte en sisal qu'on a posée sur le sable pour dormir. Mes frères et moi, nous possédions un cahier, un stylo et un cartable chacun, tous offerts par l'ONG qui s'occupe des enfants. La cuisine était une autre case en bois, un peu plus grande. À l'intérieur, il y avait une marmite, deux assiettes et deux cuillères qu'on devait se partager chacun son tour, et aussi un sceau et un bidon jaune.


Comme j'avais arrêté l'école, je n'avais pas le choix de travailler la terre, comme mes parents, et tous nos ancêtres avant nous. Mais comment travailler la terre quand rien ne pousse ? C'était la sécheresse, je n’ai connu que ça, il pleuvait seulement une fois par an. Bien sûr, il y avait des toutes petites pluies de quelques minutes, quelques secondes parfois, mais il ne tombait pas assez d'eau pour semer nos graines de maïs et de manioc. Ça nous permettait au moins de récupérer l'eau stagnante des nids de poule pour remplir notre bidon. L'eau était boueuse, c'est pour ça qu'on devait attendre avant de la boire. Même si elle nous donnait souvent mal au ventre, elle était gratuite. Quand elle tombait, Maman disait que c'était un cadeau du Ciel et que l'on devait remercier Dieu.


En plus de l'absence de pluie, il y avait aussi le Tiomena qui détruisait toutes nos récoltes. Cette satanée tempête de sable recouvrait toutes nos cultures de sable rouge. Comme nous ne pouvions plus cultiver, Maman s'est inscrite sur la liste des bénéficiaires du Programme Alimentaire Mondial. Elle a menti en disant qu'elle n'avait pas de mari, mais on lui avait dit qu'il fallait dire ça pour être prioritaire.

— Je n'ai pas vraiment menti, se défendait-elle sans que personne ne lui fasse une remarque, il est parti depuis si longtemps et n'a toujours pas envoyé un franc, donc c'est comme si je n'avais pas de mari.


Parfois, nous recevions du riz, de l'huile, des haricots parfois. Quand on arrivait au village, nous partagions avec les voisins. Les vazaha du PAM nous sermonnaient en répétant que la ration était prévue pour cinq personnes, pas plus, alors que nous étions souvent plus de vingt dessus. C'est pour ça que la ration qui était censée durer un mois, durait à peine une semaine. Pour tenir le reste du temps, on mangeait du tamarin et des figues de barbarie, mais souvent, ce n'était pas mûr, et lorsqu'on en mangeait trop, on avait la diarrhée.


Un jour, mon petit frère Tojo a eu la diarrhée pendant deux jours entiers. Ça n'arrêtait pas, comme il n'avait rien dans le ventre, on s'est demandé ce qu'il pouvait bien faire sortir. Il est devenu tellement faible qu'il n'arrivait plus à avaler. Il avait le regard dans le vide et ne parlait plus. Maman la emmené à l'hôpital public d'Ambovombe, c'est la grande ville à quelques heures de marche de notre village.


Je me souviens de la poussière qui me faisait tousser et des 4x4 qui nous faisaient courir de peur. Nous avons marché à travers les dédales de cactus. Des cactus, il y en avait à perte de vue. Des cactus, du vent et du sable. Quand nous sommes arrivés devant l'hôpital, des dizaines de femmes maigres, aux T-shirts troués et aux lambahoany décolorés et poussiéreux, attendaient leur tour avec leurs enfants au ventre énorme, aux cheveux jaunis et aux os apparents, comme nous. Dans son cabinet, le docteur était assis à sa table et écrivait quelque chose. C'était comme s'il ne nous voyait pas.

— Est-ce que votre enfant est fatigué ?

— Oui.

— Est-ce qu'il a des diarrhées ?

— Oui.

— Des difficultés à avaler ?

— Oui.

— Venez, nous allons le peser.


Cette fois le docteur s'est levé et a suspendu Tojo à une espèce de couche, accrochée à une balance. Puis il a entouré son bras avec un petit papier blanc, vert, jaune et rouge. Il a secoué la tête et a parlé à Maman comme si elle était une enfant qui avait fait une bêtise en laissant Tojo tomber malade.

— Votre enfant est gravement malade. C'est grave, très grave. Il a 4 ans c'est ça ? Il ne pèse que [XXX] kilos, c'est trop peu pour son âge. Il est en malnutrition aiguë sévère, son périmètre bracchial est au rouge. Si jamais il attrape une autre maladie, le paludisme ou une infection respiratoire, il va mourir. Il faudra acheter ces médicaments pour arrêter la diarrhée. Il devra aussi boire beaucoup d'eau, de l'eau propre, pas de l'eau sale. Voici l'ordonnance, revenez la semaine prochaine pour le suivi.


Maman n'avait plus d'argent pour acheter les médicaments. Tojo est mort trois jours après la visite chez le médecin. Maman n'a pas pleuré. Ce n'est pas le premier enfant qu'elle perd. Ce n'était pas le seul du village non plus. Il y avait des morts toutes les semaines. Nos corps étaient décharnés, on voyait des zébus s'écrouler de fatigue et mourir. La mort n'était pas unique, c'était notre quotidien.


Nous avons enterré Tojo en dehors du village, sur une petite colline, à même le sol car nous n'avions pas d'argent pour construire un tombeau. Sa tombe n'est qu'un amas de terre bombé sur lequel nous avons ajouté une petite croix en bois. Le village a présenté ses condoléances, mais aucun zébu n'a été tué. Nous sommes pauvres, jusque dans la mort.


Après l'enterrement, Maman préparait la bouillie de tamarin, elle m'a dit qu'elle devait me parler, c'était la première et dernière fois qu'elle me prévenait avant de me parler, d'habitude, elle me parlait, tout court. Elle m'a fait m'asseoir devant elle et m'a dit que je devais partir. Elle s'est arrangée avec une dame de la ville qui tenait une épicerie pour m'envoyer travailler dans une famille riche à l'étranger :

— Tu feras le ménage et t'occuperas des enfants. Tu seras logée et nourrie. Tu ne manqueras de rien et tes patrons, ils nous enverrons de l'argent, nous n'avons plus à nous inquiéter.


Même s'il n'y avait rien à manger, même s'il n'y avait pas d'eau, même si mon frère venait de mourir, même si je n'allais plus à l'école et que je m'obstinais à travailler une terre qui s'obstinait à ne rien produire, sous un soleil tellement brûlant qu'il nous tuait à grand feu, je ne voulais pas partir. Je ne voulais pas quitter Maman, Soa et Dama. Je n'étais jamais allée plus loin qu'Ambovombe. On avait trop peur de se faire attaquer par les Dahalo alors on ne se déplaçait jamais seuls, et Maman voulait m'envoyer hors du pays, toute seule.

— Je vais aller où ?

— En France ! Tu partiras la semaine prochaine. Tout est arrangé. Tu prendras le taxibrousse jusqu'à Antananarivo et après tu prendras l'avion. Tu te rends compte ? L'avion ! Tu as tellement de chance, seuls les riches prennent l'avion.

— Je vais prendre l'avion toute seule ?

— Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer. Tu as beaucoup de chance d'aller en France, ils sont très riches là-bas. Tu iras à l'école, tu apprendras le français. Il n'y a pas de corruption là-bas, ni de pauvreté. Les gens sont heureux et riches, pas comme ici. Imagine, tu pourras même avoir les papiers français et dans quelques années, tu reviendras et tu pourras ouvrir une épicerie en ville !

Soa et Dama ont pleuré lorsque je suis montée dans le taxibrousse. Ils n'ont pas compris où j'allais, ni pourquoi je devais partir. Je leur ai promis qu'à mon retour, je leur apporterai des jouets : une poupée pour Soa et une voiture pour Dama. Maman m'a souhaité bon voyage. Elle ne savait pas qu'elle n'allait jamais me revoir.

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