6. Josia

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Le taxibrousse était plein d'humains à l'intérieur et de poulets sur le toit. Nous étions sept sur une banquette de cinq sièges, certains étaient même dix, avec des enfants qui pleuraient ou vomissaient sur des genoux. La RN 13 était chaotique, le taxibrousse s'embourbait, tombait en panne et traversait des rivières déchaînées où des ponts existaient autrefois. J'étais assise à côté d'une fenêtre qui ne fermait pas. Si la journée, le vent me rafraîchissait malgré toute la poussière que j'avalais, la nuit, le froid m’empêchait de dormir.


La route s'est améliorée sur la RN7. Le paysage changeait : le sable a laissé place à la terre puis au goudron. Les cactus ont été remplacés par des bananiers, des palmiers, des ravinalas, des arbres fruitiers, du riz, du manioc, etc. La famine avait disparu.


Antananarivo est une ville sale. J'aurais dû y rester seulement une semaine, avant de prendre l'avion, mais je suis restée plus de deux mois. Je me souviens de toutes ses voitures, il y en avait tellement, des beaux 4x4 propres, brillants, qui patientaient en klaxonnant derrière des charrettes poussiéreuses. Des hommes, des femmes, des enfants et des chiens se partageaient des ordures qui s’entassent dans des bennes comme de petites collines.


J'habitais une grande tour de cinq étages, recouverte d'une peinture géante Coca Cola. En face, il y avait un canal d’eaux usées de couleur noire et verte, où les gens font leurs besoins. Je sens encore cette odeur de pisse et de vomi qui nous fouettait le nez dès qu'on ouvrait les fenêtres. Un jour, un homme est entré dans le canal et à pêché un poisson. Il souriait avec fierté à la foule qui l'applaudissait sur le pont. Je n'ai jamais vu un homme aussi heureux dans la pauvreté.


Je ne connaissais pas les noms du couple chez qui je vivais. Je devais les appeler Tonton et Tatie. Je dormais dans la chambre en face d'eux, avec trois autres filles. Elles passaient leurs journées à coiffer leurs cheveux lisses avec de l'huile de coco. Elles me posaient toutes sortes de questions : d'où je viens, où je vais, si j'ai un copain : « Ambovombe, France, non. »

— Tu as un drôle d'accent, m'a dit Zoely, celle qui avait les cheveux les plus longs. C'est vrai que vous mourrez tous de faim chez toi ? Il paraît que vous êtes tellement pauvres que vous mangez des feuilles de cactus. C'est vrai ? On a vu un reportage à la télé internationale, mais la TVM n'en parle jamais.

— Oui, on en mange.

— Ça a quel goût ? C'est bon ?

— Ça n'a pas vraiment de goût, c'est un peu difficile à mâcher. Mais les fruits sont sucrés.

— Ah ça doit être bon alors, j'aimerais bien en goûter un jour.


Zoely parlait beaucoup, de sa vie à Ambatondrazaka, de son petit copain qui veut se marier avec elle quand elle rentrera, de ce qu'elle fera de tout l'argent qu'elle gagnera en France.


Les trois filles sont parties deux semaines après mon arrivée. On ne se parlait pas, mais leur présence me rassurait. Je ne sortais pas beaucoup, je n'avais pas grand chose à faire. La nuit, je ne dormais pas à cause des bruits étranges et effrayants : des gens bourrés qui crient et qui cassent, des voitures qui vrombissent et des pneus qui crissent, des chiens qui hurlent et des chats qui copulent. Des bruits qui n'existent pas au village, sauf les gens bourrés, mais ils préfèrent faire du bruit en journée pour ne pas réveiller les esprits. La journée, comme je m'ennuyais, je passais beaucoup de temps à dormir ou à faire semblant. Plus les jours passaient, plus Tatie s'énervait. Elle râlait que la nourriture coûtait trop cher et que j'étais fainéante.

— Tu pourrais au moins participer un peu et ranger tout ça. Tu me coûtes de l'argent et tu ne me sers à rien. Tu crois que l'argent ça pousse sur les arbres ? Je vais ajouter à ta dette tous les jours où tu restes ici sans rapporter quoi que ce soit. Allez debout, va faire la vaisselle !

Quand je me suis levée et que je suis passée devant Tatie, elle m'a donné un coup derrière la tête :

— Tu ne dis rien et tu passes devant moi comme ça ? Tu es vraiment une petite insolente. On ne t'apprend pas le respect dans ta brousse de sauvages ? Pas étonnant que vous soyez toujours pauvres, vous ne voulez pas travailler.


Il n'y avait rien à répondre. Je suis allée faire la vaisselle et j'ai regardé cette eau fraîche et claire couler dans l'évier. J'ai pensé à Tojo. Chaque semaine, nous allions au puits avec Maman, pour remplir nos deux bidons. Nous marchions toute la matinée pour y aller. Le retour était plus fatiguant, à cause du poids sur nos têtes, c'est pourquoi nous revenions à peine avant le coucher du soleil. Tojo adorait aller au puits et toucher l'eau fraîche dès que le seau était à sa portée. Il se faisait tout le temps gronder par Maman, mais il recommençait la semaine suivante.


Pourquoi Dieu nous fait ça ? Pourquoi Il envoie de l'eau chez les gens du Nord, jusque dans leurs maisons, et nous laisse mourir de faim et de soif ? Maman et moi, on priait tous les jours pour que l'eau tombe mais elle ne tombait jamais. « Nous sommes tous les enfants de Dieu » disait le pasteur à l'église, et elle le répétait comme si c'était quelque chose d'important. Mais pourquoi Dieu ne traite pas tous ses enfants de la même manière ? Pourquoi Il n'aime pas tous ses enfants de la même manière ?


J'ai reçu d'autres claques derrière la tête et dans le dos, certains jours, Tatie oubliait de me donner à manger aussi. Je dormais plus longtemps pour ne pas y penser. Un jour, elle m'a annoncé qu'ils avaient enfin obtenu mon passeport, je ne savais pas ce que c'était à l'époque, et que je pouvais partir le lendemain. J'étais tellement heureuse que j'aurais pu en pleurer.


Tonton m'a accompagnée à l'aéroport. Il avait trouvé une dame avec un bébé, que je devais aussi appeler Tatie. Elle m'a montré mon passeport pour que je retienne ma nouvelle date de naissance. En une journée, j'avais vieilli de quatre ans.


Devant nous, il y avait un chien de salon, un coton de Tuléar. Il n'y a que les riches qui ont un chien de salon, car il faut un salon avant d'avoir un chien de salon. Et on devait être sacrément riche pour payer un billet d'avion à un chien. C'était la première fois que je voyais un chien aussi blanc. Il avait l'air d'avoir des poils doux et propres, pas comme les chiens des rues, couverts de puces et de croûtes et aux mamelles pendantes jusqu'au sol. Le chien était tenu en laisse par une petite fille qui riait et qui le caressait tout le temps, et en retour, il lui faisait des bisous sur la bouche. Jusqu'à aujourd'hui, je me demande s'il avait aussi un passeport et si dessus il y avait une photo de lui avec sa vrai date de naissance.


J'étais terrifiée de monter dans l'avion. J'ai entendu un grondement terrible et tout le monde s'est précipité pour aller voir le monstre volant. Il était si près de la fenêtre qu'il aurait pu la traverser et nous écraser. La seule fois où j'en ai vu un, c'était dans le ciel. Maman nous a dit de courir et de nous cacher derrière des arbustes. Ça nous a fait encore plus peur que les 4x4 qui voulaient nous kidnapper pour voler l'intérieur de notre corps. Et voilà que j'entrais dans une voiture volante*. J'ai gardé les mains serrées contre mon ventre pendant tout le vol, je n'ai pas bougé, ni dormi. L'avion était tellement riche qu'il y avait des télévisions où on pouvait voir un monsieur qui mettait un masque de sorcellerie et son visage devenait vert. J'avais peur, les esprits que je voyais étaient bons, mais il existe des mauvais esprits, et je n’arrivais pas à savoir si le sorcier vert était gentil ou méchant.

À chaque secousse, je tremblais et priais Dieu car je ne pouvais pas rester fâchée contre Lui trop longtemps, on ne sait jamais quand on va Le rencontrer, alors il vaut mieux être en bons termes au cas où.


Grâce à Lui, nous sommes arrivés en vie à l'aéroport de la France. Il y avait là une chose étrange, que je n'avais jamais vu avant : un escalier qui monte et qui descend. J'en ai vu d'autres plus tard, dans un grand magasin, et j'ai appris que ça s'appelait un escalator, mais quand j'ai vu celui là, je suis demandé : « C'est qu'elle sorte de magie ça encore ? ». Personne d'autre ne semblait étonné de voir des escaliers qui bougent tous seuls, sauf peut-être le chien qui tirait sur sa laisse pour ne pas avancer et qui a dû être porté par sa maîtresse. Je ne me suis jamais sentie aussi proche d'un chien de salon.


Tatie a cherché Monsieur Faly parmi tous les noms écrits qui attendaient à la sortie de l'aéroport et elle l'a trouvé en retard et de bonne humeur. Elle lui a donné mon passeport avec ma faute de naissance, et il lui a donné une enveloppe en échange. Tatie est partie de son côté et Monsieur Faly m'a demandé si j'avais faim. C'était la première fois qu'on me posait cette question. J'ai répondu que je n'avais pas d'argent vazaha, je n’avais pas d’argent tout court d’ailleurs, ni vazaha, ni malgache. Ça l'a fait rire.

— Mais c'est moi qui paye voyons, on va aller au Macdo.


Je voyais la France à travers la vitre de la voiture de Monsieur Faly. Tout est gris, le ciel, les routes, et les voitures, même s'il y en a aussi des noires et des blanches. Nous sommes passés devant une usine qui fabriquait des nuages. Je me suis demandé si tous les nuages du monde naissaient en France, ou s'il y avait d'autres usines comme celles là dans d'autres pays. Je ne pense pas qu'il y en ait une à Madagascar. J'aurais aimé poser la question à Monsieur Faly, mais je n'ai pas osé. On m'a expliqué plus tard que quand on est pauvre, on a peur et honte de beaucoup de choses, comme de manquer de mots pour parler. Pendant longtemps, je me suis tue.


Un homme en habit jaune, au visage blanc et aux cheveux et à la bouche rouges, nous attendait à l'entrée du « Macdo ». Je me suis cachée derrière Monsieur Faly qui a rit une nouvelle fois. J'ai remarqué plus tard que c'était un homme qui riait beaucoup, même quand il était triste.

— C'est juste une statue de Ronald MacDonald, mes enfants l'adorent. Moi ce n'est pas mon truc, j'ai vu un film il n'y a pas longtemps sur un clown, ça m'a fait flipper, presque autant que ma femme. Tu n'as jamais vu de clown avant, non ?

— Si, dans l'avion, mais il était vert, et je ne savais pas que ça s'appelait comme ça, je pensais que c'était un sorcier.


J'ai beaucoup aimé le repas du « Macdo », même si ça manquait de riz. Mais ce qui m'a fait le plus plaisir, c'était le jouet à l'intérieur de la boîte : une petite voiture avec Ronald le clown qui la conduisait. C'était la première fois qu'on m'offrait un cadeau. Pendant tout le chemin vers ma nouvelle maison, je la faisais rouler sur mes cuisses et sur mes bras. J'imaginais Dama la montrer à ses copains avec fierté : « C'est le meilleur jouet du monde, c'est ma soeur qui m'a rapporté ça de France ! »

Monsieur Faly, faisait des blagues et il riait après :

— Est-ce que tu sais pourquoi un lépreux a du mal à manger de la viande boucanée ?

— Non.

— Pour manger, ça va bien, mais c'est pour se curer les dents que c'est difficile.

— Et est-ce que tu sais pourquoi le takatra a la tête plate ?

— Non.

— Parce que personne ne lui a donné un oreiller pour dormir.

Et il continuait de rire jusqu'au moment où Madame Marthe a ouvert la porte.

— Ah vous voilà enfin, vous en avez mis du temps !

— Oui il y avait beaucoup d'embouteillages.

— Il n'y a plus grand chose dans le frigo. Tu peux aller faire les courses après avoir cherché la petite ?
— Non, j'ai encore des colis à livrer cet après-midi.

— Ah oui, j'avais oublié. Tu emmènes Malala avec toi, c'est ça ? Bon, j'irai faire les courses alors.

Monsieur Faly a fait demi-tour et fermé la porte.

— Tu t'appelles Josia, c'est ça ?

— Oui.

— Tu m'appelleras Madame Marthe. Viens ici, tu vas déposer ta valise dans le placard. Tu parles le français ?

— Je comprends un peu mais je ne parle pas.

— Mes enfants ne parlent pas le malgache et de toute façon, même s'ils parlaient malgache, ce serait le malgache officiel et pas ton dialecte, c'est difficile à comprendre pour nous, c'est pour ça que je ne voulais pas quelqu'un du sud, mais on m'a dit que vous étiez plus travailleurs et résistants.

— Je peux apprendre le français, Madame Marthe.

— Ce ne sera pas nécessaire, et de toute façon, je ne pense pas que tu y arriveras.

Madame Marthe m'a expliqué mon travail : je devais m'occuper des enfants, faire le ménage, et préparer tous les ingrédients pour la cuisine : laver, découper, éplucher les légumes. Je ne savais pas encore faire la cuisine comme elle attendait, mais j'allais vite apprendre.

— Tous les matins, tu dois te lever avant tout le monde et te coucher après tout le monde. Comme il n'y a que deux chambres, il est préférable que tu dormes dans la cuisine.

— Oui.

— Oui, Madame Marthe.

— Oui, Madame Marthe.

— Tu toucheras ton salaire dans un an, la première année servira à rembourser ton billet d'avion, comme convenu. Après ça, tu seras payée 300 francs par mois, mais nous gardons l'argent jusqu'à ton départ. C'est mieux comme ça, sinon tu vas dépenser ton argent n'importe comment en achetant des choses inutiles. Si tu veux acheter quelque chose, tu n'as qu'à nous demander et on l'achètera à ta place, mais ce sera retiré de ta paye.


En dix ans, Maman n'a jamais gagné cette somme. Même si je devais travailler gratuitement pendant un an, j'allais revenir à Madagascar avec beaucoup d'argent. C'était ce qui était prévu.

— Ah et aussi, donne-moi ton passeport, je vais le garder pour toi, sinon tu risques de le perdre.

J'ai sorti mon passeport de ma poche pour le donner à Madame Marthe et le jouet du MacDonald est tombé de ma poche. Madame Marthe s'est baissée pour ramasser la petite voiture rouge.

— Qu'est-ce que c'est que ça ?

Je n'ai pas répondu.

— Où est-ce que tu as eu ça ?

Je n'ai toujours pas répondu, Madame Marthe ne savait pas encore que c'était une habitude chez moi.

— Tu vas me répondre oui ou non ? Où tu as eu ça ? Vous êtes allés au MacDo ?

— Oui.

— Oui Madame Marthe !

— Oui Madame Marthe.

— Vous n'auriez pas dû y aller. Vous auriez pu attendre de revenir ici pour manger.

— Oui Madame Marthe.

— Tu n'es pas venue ici pour jouer mais pour travailler. D'ailleurs ce n'est pas un jouet de ton âge. Tu es trop vieille pour jouer avec ça. Tu ne peux pas le garder. Je te le confisque.

— Oui Madame Marthe.

— Maintenant commence par nettoyer la cuisine, puis tu feras la salle de bain et le salon. Tu pourras ranger les chambres après manger.


Madame Marthe a pris mon passeport et a rangé le jouet qui n'était plus le mien dans sa poche. C'était la première fois que je possédais quelque chose rien qu'à moi, et il ne m'a appartenu que le temps d'un trajet en voiture.

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