6. Josia

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Antananarivo est une ville sale. J’y suis restée environ deux mois avant de partir pour la France, mais j’avais l’impression que mon séjour avait duré plus longtemps. Je me souviens surtout de toutes ces voitures, il y en avait tellement, des beaux 4x4 propres et brillants, qui klaxonnaient derrière des charrettes poussiéreuses. Et aussi des hommes, des femmes, des enfants et des chiens qui se partageaient des petites collines d’ordures sur les trottoirs.

J'habitais une grande tour de cinq étages, recouverte d'une peinture géante Coca-Cola. En face, il y avait un canal d’eaux usées où les gens faisaient leurs besoins. L’eau avait une couleur entre le noir et le vert. Je sens encore cette odeur de pisse et de vomi qui me fouettait le nez dès que j’ouvrais les fenêtres. Un jour, un homme est entré dans le canal et a pêché un poisson. Il souriait avec fierté à la foule qui l'applaudissait sur le pont. Je n'ai jamais vu un homme aussi heureux dans la pauvreté.

Je ne connaissais pas les noms des personnes chez qui j’ai vécu. C’était un couple et je devais les appeler Tonton et Tantine. Je dormais dans la chambre en face d'eux, avec trois autres filles. Elles passaient leurs journées à enduire leurs cheveux lisses d’huile de coco. Elles me posaient toutes sortes de questions : d'où je viens, où je vais, si j'ai un copain : « Ambovombe, France, non. »

— Tu as un drôle d'accent, m’a dit Zoely, celle qui avait les cheveux les plus longs. C'est vrai que vous mourrez tous de faim chez toi ? Il paraît que vous êtes tellement pauvres que vous mangez des feuilles de cactus. C'est vrai ? On a vu un reportage à la télé internationale, mais la TVM n'en parle jamais.

— Oui, on en mange.

— Ça a quel goût ? C'est bon ?

— Ça n'a pas vraiment de goût, c'est un peu difficile à mâcher. Mais les fruits sont sucrés.

— Ah, ça doit être bon alors, j'aimerais bien en goûter un jour.

Zoely parlait beaucoup de sa vie à Ambatondrazaka, de son petit copain qui voulait se marier avec elle quand elle rentrera, de ce qu'elle fera de tout l'argent qu'elle gagnera en France.

Les trois filles sont parties deux semaines après mon arrivée. On ne se parlait pas, mais leur présence me manquait. Je ne sortais pas beaucoup, je n'avais pas grand chose à faire. La nuit, je ne dormais pas à cause des bruits étranges et effrayants : des gens bourrés criaient et cassaient des bouteilles en verre, des voitures accéléraient, des chiens aboyaient et des chats hurlaient. Ces bruits n'existaient pas au village, sauf les gens bourrés, mais ils préféraient faire du bruit en journée pour ne pas réveiller les esprits.

La journée, comme je m'ennuyais, je passais beaucoup de temps à dormir ou à faire semblant. Plus les jours passaient, plus Tantine s'énervait. Elle râlait que la nourriture coûtait trop cher et que j'étais fainéante. Je faisais des efforts pour ne pas trop manger pourtant, je ne mangeais qu’une fois par jour, le soir, une moitié de portion de riz et un petit morceau de viande me suffisait. J’avais l’habitude de ne pas manger, mais c’était toujours trop pour Tantine.

— Tu pourrais au moins participer un peu et ranger tout ça. Tu me coûtes de l'argent et tu ne me sers à rien. Tu crois que l'argent ça pousse sur les arbres ? Je vais ajouter à ta dette tous les jours où tu restes ici sans rapporter quoi que ce soit. Allez debout, va faire la vaisselle !

Je me suis levée et je suis passée devant Tantine, elle m'a frappé derrière la tête :

— Tu ne dis rien et tu passes devant moi comme ça ? Tu es vraiment une petite insolente. On ne t'apprend pas le respect dans ta brousse de sauvages ? Pas étonnant que vous soyez toujours pauvres, vous ne voulez pas travailler.

J’ai courbé le dos et je suis allée faire la vaisselle. J'ai senti cette eau fraîche et claire couler dans l'évier. Chaque semaine, nous allions au puits avec Maman, pour remplir nos deux bidons. Nous marchions toute la matinée pour y aller. Le retour était plus fatiguant, à cause du poids sur nos têtes. C’est pourquoi nous revenions à peine avant le coucher du soleil. Tojo adorait aller au puits et toucher l'eau fraîche dès que le seau était à sa portée. Il se faisait tout le temps gronder par Maman, mais il recommençait la semaine suivante.

Pourquoi Dieu nous imposait-il ça ? Pourquoi Il envoyait de l'eau chez les gens du Nord, jusque dans leurs maisons, et nous laissait mourir de faim et de soif ? Maman et moi, on priait tous les jours pour que l'eau tombe mais elle ne tombait jamais. « Nous sommes tous les enfants de Dieu » disait le pasteur à l'église, et elle le répétait tous les jours. Mais pourquoi Dieu ne traitait-Il pas tous ses enfants de la même manière ? Pourquoi n'aimait-Il pas tous ses enfants de la même manière ?

J'ai reçu d'autres claques derrière la tête et dans le dos. Certains jours, Tantine oubliait de me donner à manger aussi. Je dormais plus longtemps pour ne pas y penser. Un jour, elle m'a annoncé qu'ils avaient enfin obtenu mon passeport, et que je pouvais partir le lendemain. Je ne savais pas ce que c'était à l'époque, mais j'étais tellement heureuse que j'aurais pu en pleurer.

Tonton m'a emmenée à l'aéroport et m’a laissée avec une dame qu’il avait trouvé par hasard et que je devais aussi appeler Tantine. Mais cette fois, elle avait un prénom : Cécile. Tantine Cécile avait un bébé dans les bras, une petite fille avec de grands yeux qui s’appelait Coraline. Lorsqu’elle souriait je pensais à Sana et ça me rendait heureuse. Tatie Cécile m’a donné une nouvelle date de naissance, car c’était ce qui était écrit sur mon passeport. Je devais la retenir et ne pas me tromper si on me la demandait. En une journée, j’avais vieilli de quatre ans et j’avais dix-huit ans.

Devant nous, dans la file d’attente, il y avait un chien de salon. Il n'y a que les riches qui ont un chien de salon, car il faut un salon avant d'avoir un chien de salon. Et on devait être sacrément riche pour payer un billet d'avion à un chien. C'était la première fois que je voyais un chien aussi blanc. Il avait l'air d'avoir des poils doux et propres, pas comme les chiens des rues, couverts de puces et de croûtes et aux mamelles qui pendent jusqu'au sol. Le chien était tenu en laisse par une petite fille qui riait et qui le caressait tout le temps, et en retour, il lui faisait des bisous sur la bouche. Jusqu'à aujourd'hui, je me demande s'il avait aussi un passeport avec une photo de lui et sa date de naissance.

J'étais terrifiée de monter dans l'avion. J'ai entendu un grondement terrible et tout le monde s'est précipité pour aller voir le monstre volant. Il était si près de la fenêtre qu'il aurait pu la traverser et nous écraser. La seule fois où j'en ai vu un, c'était dans le ciel. Maman nous a dit de courir et de nous cacher derrière des arbustes. Ça nous a fait encore plus peur que les 4x4 qui voulaient nous kidnapper pour voler l'intérieur de notre corps. Et voilà que j'entrais dans une voiture volante*. J'ai gardé les mains serrées contre mon ventre pendant tout le vol, je n'ai pas bougé, ni dormi.

L’avion était tellement riche qu’il y avait des télévisions qui montraient un Vazaha mettre un masque de sorcier et son visage devenait vert. J'avais peur car je n’arrivais pas à savoir si le sorcier vert était un bon ou un mauvais esprit. En même temps, il me faisait rire avec sa tête et je ne sais pas pourquoi je me sentais coupable.

À chaque secousse, je tremblais et priais Dieu car je ne pouvais pas rester fâchée contre Lui trop longtemps. On ne sait jamais quand on va Le rencontrer, alors il vaut mieux être en bons termes au cas où.

Grâce à Dieu, nous sommes arrivés en vie à l’aéroport Charles-de-Gaulle. Je n’avais jamais vu quelque chose d’aussi grandiose que cet aéroport. Il y avait là une chose étrange, que je n'avais jamais vu avant : un escalator. J'en ai vu d'autres plus tard, dans le métro et dans un grand magasin, mais à ce moment-là, je ne savais pas comment ça s’appelait et je me suis demandée : « C'est qu'elle sorte de sorcellerie, ça encore ? ». Personne d'autre ne semblait étonné de voir des escaliers qui bougent tous seuls, sauf peut-être le chien qui tirait sur sa laisse pour ne pas avancer et qui a dû être porté par sa maîtresse. Je ne me suis jamais sentie aussi proche d'un chien de salon.

Tantine Cécile a cherché Monsieur Faly parmi tous les noms écrits qui attendaient à la sortie de l'aéroport et elle l'a trouvé en retard et de bonne humeur. Elle a échangé mon passeport avec ma faute de naissance contre une enveloppe. Tantine est partie de son côté, et comme tous les autres, je ne l’ai jamais revue, et Monsieur Faly m'a demandé si j'avais faim. C'était la première fois qu'on me posait cette question. J'ai répondu que je n'avais pas d'argent vazaha, je n’avais pas d’argent tout court d’ailleurs, ni vazaha, ni malgache. Ça l'avait fait rire.

— Mais c'est moi qui paye, voyons. On va aller au Macdo.

Je voyais la France à travers la vitre de la voiture de Monsieur Faly. Ici tout est gris, le ciel, les routes, et les voitures, même s'il y en a aussi des noires et des blanches. Nous sommes passés devant une usine qui fabriquait des nuages. Je me suis demandé si tous les nuages du monde naissaient en France, ou s'il y avait d'autres usines comme celles-là dans d'autres pays. Je ne pense pas qu'il y en ait à Madagascar. J'aurais aimé poser la question à Monsieur Faly, mais je n'ai pas osé. On m'a expliqué plus tard que quand on est pauvre, on a peur et honte de beaucoup de choses, comme de manquer de mots pour parler. Pendant longtemps, je me suis tue.

Arrivés devant l’entrée du Macdo, un autre sorcier nous attendait. Il était habillé en jaune et avait le visage blanc et les cheveux rouges. Sa bouche aussi était rouge et immense avec de grandes dents, prêtes à me croquer. Je me suis cachée derrière Monsieur Faly qui a ri une nouvelle fois. J'ai remarqué plus tard que c'était un homme qui riait beaucoup, même quand il était triste.

— C'est juste une statue de Ronald MacDonald, mes enfants l'adorent. Moi, ce n'est pas mon truc. J'ai vu un film il n'y a pas longtemps sur un clown, ça m'a fait flipper, pas autant que ma femme, mais presque. Tu n'as jamais vu de clown avant ?

— Si, dans l'avion, mais il était vert, et je ne savais pas que ça s'appelait comme ça, je pensais que c'était un sorcier.

J'ai beaucoup aimé le repas du Macdo, même si ça manquait de riz. Mais ce qui m'a fait le plus plaisir, c'était le jouet à l'intérieur de la boîte : une petite voiture avec Ronald le clown qui la conduisait. C'était la première fois qu'on m'offrait un cadeau. Pendant tout le chemin vers ma nouvelle maison, je la faisais rouler sur mes cuisses et sur mes bras. J'imaginais Dama la montrer à ses copains avec fierté : « C'est le meilleur jouet du monde, c'est ma soeur qui m'a rapporté ça de France ! »

Monsieur Faly faisait des blagues et il riait après :

— Est-ce que tu sais pourquoi un lépreux a du mal à manger de la viande boucanée ?

— Non.

— Pour manger, ça va bien, mais c'est pour se curer les dents que c'est difficile. Oh, et est-ce que tu sais pourquoi le takatra a la tête plate ?

— Non.

— Parce que personne ne lui a donné un oreiller pour dormir.

Je l’entendais rire et je riais aussi. Devant la porte de l’appartement, je pensais qu’il n’y avait aucune raison d’avoir peur. Monsieur Faly était très gentil, il a toujours été très gentil avec moi, depuis le début. Puis, Madame Marthe a ouvert la porte.

— Ah vous voilà enfin, vous en avez mis du temps !

— Oui, il y avait beaucoup d'embouteillages.

— Il n'y a plus grand chose dans le frigo. Tu peux aller faire les courses après avoir cherché la petite ?
— Non, j'ai encore des colis à livrer cet après-midi.

— Ah oui, j'avais oublié. Tu emmènes Malala avec toi, c'est ça ? Bon, j'irai faire les courses alors.

Monsieur Faly a fait demi-tour et Madame Marthe m’a fait entrer dans le couloir, avant de fermer la porte. C’était une grande et lourde porte marron qui ne s’ouvrait pas de l’extérieur. Je sursautais à chaque fois qu’elle claquait.

— Tu t'appelles Josia, c'est ça ?

— Oui.

— Tu m'appelleras Madame Marthe. Viens ici, tu vas déposer ta valise dans le placard. Tu parles le français ?

— Je comprends un peu, mais je ne parle pas.

— Mes enfants ne parlent pas le malgache et de toute façon, même s'ils le parlaient, ce serait le malgache officiel et pas ton dialecte. C'est difficile à comprendre pour nous, c'est pour ça que je ne voulais pas quelqu'un du sud, mais on m'a dit que vous étiez plus travailleurs et résistants.

— Je peux apprendre le français, Madame Marthe.

— Ce ne sera pas nécessaire. Et de toute façon, je ne pense pas que tu y arriveras.

Madame Marthe m'a expliqué mon travail : je devais m'occuper des enfants, faire le ménage, et préparer tous les ingrédients pour la cuisine : laver, découper, éplucher les légumes. Je ne savais pas encore faire la cuisine comme elle attendait, mais j'allais vite apprendre.

— Tous les matins, tu dois te lever avant tout le monde et te coucher après tout le monde. Comme il n'y a que deux chambres, il est préférable que tu dormes dans la cuisine.

— Oui.

— Oui, Madame Marthe.

— Oui, Madame Marthe.

— Tu toucheras ton salaire dans un an, la première année servira à rembourser ton billet d'avion, comme convenu. Après ça, tu seras payée 300 francs par mois, mais nous gardons l'argent jusqu'à ton départ. C'est mieux comme ça, sinon tu vas dépenser ton argent n'importe comment en achetant des choses inutiles. Si tu veux acheter quelque chose, tu n'as qu'à nous demander et on l'achètera à ta place, mais ce sera retiré de ta paye.

300 francs par mois, ça faisait 3 600 francs en une année. Je crois qu’en toute une vie, Maman n'a jamais gagné cette somme. Même si je devais travailler gratuitement pendant un an, j'allais revenir à Madagascar avec beaucoup d'argent. C'était ce qui était prévu.

— Ah, et aussi, donne-moi ton passeport, je vais le garder pour toi, sinon tu risques de le perdre.

J'ai sorti mon passeport et le jouet du MacDo est tombé de ma poche. Madame Marthe s'est baissée pour ramasser la petite voiture rouge.

— Qu'est-ce que c'est que ça ?

Je n'ai pas répondu.

— Où est-ce que tu as eu ça ?

Je n'ai toujours pas répondu, Madame Marthe ne savait pas encore que c'était une habitude chez moi.

— Tu vas me répondre, oui ou non ? Où tu as eu ça ? Vous êtes allés au MacDo ?

— Oui.

— Oui, Madame Marthe !

— Oui, Madame Marthe.

— Vous n'auriez pas dû y aller. Vous auriez pu attendre de revenir ici pour manger.

— Oui, Madame Marthe.

— Tu n'es pas venue ici pour jouer mais pour travailler. D'ailleurs, ce n'est pas un jouet de ton âge. Tu es trop vieille pour jouer avec ça. Tu ne peux pas le garder. Je te le confisque.

— Oui, Madame Marthe.

— Maintenant commence par nettoyer la cuisine, puis tu feras la salle de bain et le salon. Tu pourras ranger les chambres après manger.

Madame Marthe a pris mon passeport et a rangé le jouet qui n'était plus le mien dans sa poche. C'était la première fois qu’on m’avait offert un cadeau, la première fois que je possédais quelque chose rien qu'à moi, et il ne m'a appartenu que le temps d'un trajet en voiture.

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