7. Malala

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Josia c'est ma cousine. Mais je sais pas si c'est ma cousine cousine comme Cynthia et Anita, ou si c'est pas vraiment ma cousine, comme tous les copains du foot de Papa que je dois appeler Tonton, même ceux que j'aime pas du tout comme Tonton Tsiory, qui ne fait que m'embêter et qui pue l’alcool de la bouche. Je me souviens du jour où elle est arrivée. C'était quand Papa m’a emmenée avec lui au travail pour la première fois. C’était comme si j’allais à Disney Land, même si j’y suis jamais allée. Je me suis réveillée toute seule, et j’ai bu mon lait chaud devant la télé, en chantant l’ami Ricoré. J’ai même pas râlé au moment d’avaler la peau du lait. D’habitude Maman me force parce qu’il faut tout finir, même si ça me donne envie de vomir. Il faut le faire pour les enfants de Madagascar.

J'ai passé toute la matinée à attendre l'après-midi, donc je me rappelle pas très bien de ce que j'ai fait à l'école, à part attendre. Papa est venu me chercher dans son camion après la cantine. Il est chauffeur-livreur. Il connaît tout Paris comme ses poches. Je me suis assise sur la banquette avant, mais je sais jamais si j'ai le droit, parce que Papa me dit de me cacher quand il voit la police. On est passé partout : le Boulevard de la Concorde, les Champs Élysées, la place de l’Opéra, la plac de la Bastille, la place de la République, la Tour Montparnasse et même la Tour Eiffel, mais de loin parce que personne n'habite à la Tour Eiffel, donc on n’a pas besoin de lui livrer des colis.

Pour porter les cartons lourds, Papa a sorti le « diable ». J’ai crié « Non ! ». Il a rit et m'a expliqué que c'était un chariot, que c’était pratique pour ne pas avoir mal au dos, et qu'il n'avait rien à voir avec son homonyme satanique. J'ai fait comme si j'avais compris ce que « homonyme » voulait dire. J'ai pas osé m'approcher du soit-disant chariot car j'étais sûre que le diable se cachait à l'intérieur et dans les détails, et qu'il allait sortir pour me manger en enfer.

Au tout début, le camion était blanc. Papa dit que certaines personnes sont nostalgiques et c’est pour ça qu’elles écrivent « Existe en blanc » à l'arrière. Pour leur faire plaisir, on est allés chez Éléphant bleu, même si c’est cher. On est restés dans le camion pendant qu’il était dans la machine à laver, même si on n’a pas le droit. L’eau entrait un peu par les petits trous. J’ai pas eu peur, j’aimais bien regarder les brosses tourner et la mousse nettoyer la vitre. Après, Papa a rincé lui-même le camion avec un tuyau-pistolet. Il m'a laissé le tenir parce que je râlais, mais le jet était trop fort et j'ai tout laissé tombé, c'est pour ça que j'étais trempée de la tête aux fesses. J’ai eu peur de me faire gronder, alors j'ai pleuré et Papa a fait l'étonné.

— Mais, pourquoi tu pleures comme ça ?
— Parce que mon t-shirt est mouillé.
— Ah, mais qu'est-ce que c'est que ces bêtises ? On ne pleure pas pour un t-shirt mouillé.
— Ah bon ?
— Tu as mal quelque part ?
— Non.
— S'il n'y a pas de mal, il n'y a aucune raison de pleurer.
— D'accord.
J'ai reniflé.

On est rentrés à la maison, parce que Papa avait mal au dos et qu’il avait fini de livrer tous les colis. Il ne restait que le diable à l’arrière du camion et il restait tranquille. Maman revenait des courses et elle était de bonne humeur aussi. Elle a dit à Papa qu’elle avait bien fait fermer sa bouche à la dame du supermarché qui voulait pas lui faire la réduction, mais qu’elle l’a eue. Personne peut l’arnaquer Maman. Elle était dans la cuisine en train de fumer et de boire et elle avait une surprise pour moi.

— C'est quoi ? C'est quoi ? C'est quoi ?
— Chuuut, calme-toi. Regarde dans le sachet.

J’ai regardé dans le sachet Géant. J’ai rien dit.

— Bah alors, t'es pas contente ? Je t'ai acheté une Barbie !

J’ai froncé les sourcils et chuchoté :

— C'est pas une Barbie.

— Comment ça, c'est pas une Barbie ? Bien sûr que si !
— Non, c'est pas une Barbie, regarde !

J’ai serré le poing sur les cuisses de la fausse Barbie. C'était vide à l'intérieur.
— Qu'est-ce que ça change ?
— Les vrais Barbie elles ont le corps tout dur. C'est pas pareil.
— Comment ça c'est pas pareil ?! Tu sais combien ça coûte une vrai Barbie comme tu dis ? cent francs ! Tu crois qu'on a de l'argent pour t'acheter encore des Barbie alors que tu en as déjà des dizaines ?
— Non c'est pas pareil ! Regarde, même sa tête est vide !
— C'est toi qui a la tête vide ! Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as ! Regarde tous les jouets que tu as, regarde tout ce qu'il y a autour de toi. Moi à ton âge, je n'avais qu'un seul jouet, je n'avais pas de télé, pas de chaussures. On allait à l'école pieds nus, et on marchait 10 kilomètres, tous les jours, alors qu'il n'y avait pas de route ! Il n'y en n'a toujours pas d'ailleurs. Peut-être qu'on devrait t'envoyer là-bas, à Madagascar, comme ça tu te rendras compte à quel point tu es pourrie gâtée. Non vraiment je n'en peux plus de cette enfant là !

J’ai posé la fausse Barbie sur la table en baissant la tête et en soufflant mais tout doucement pour pas que Maman m'entende. Je suis partie dans ma chambre, mais il y avait Josia dans la douche que je ne connaissais pas à ce moment là. On s'est regardées et j'ai crié :

— Maman ! Il y a une fille dans la douche !

— Oui, c'est Josia, ta cousine de Madagascar, elle va vivre un peu avec nous.

— D'accord ! Tu veux jouer avec moi ?

Josia m'a regardée et je sais pas si elle m'a entendue parce qu'elle n'a rien dit, et c'est Maman qui a répondu à sa place, depuis la sienne, dans la cuisine.

— Laisse-la tranquille Malala, elle a du travail.

— D'accord !

Papa m'a appelée pour lui marcher dessus. C'est ce qu'on fait Tahiry et moi quand il a mal au dos. Il s'allonge sur le ventre, par terre, en bas du lit et quand on monte sur son dos, il se transforme en sables mouvants, et on doit bouger tout le temps si on veut pas rester coincés dedans. On n'a pas le droit d'aller par terre parce que les sables sont entourés de lave et si on tombe, on meurt. Mais on a le droit d'aller sur le lit pour se reposer, parce que le lit c'est un bateau qui peut aller sur les sables mouvants et sur la lave.

Papa s'est endormi dans les sables mouvants. On lui pinçait les joues, Tahiry et moi, pour vérifier, et il n'a rien senti du tout. J'ai fait décoller Tahiry sur mes pieds. Il était devenu un avion qui riait fort. Il voulait recommencer. Il voulait redécoller mais je voulais pas, parce je voulais regarder la télé, et que j'en avais marre. Alors l'avion a pleuré et m'a frappée. Et moi aussi je l’ai frappé et il a pleuré encore plus fort. Maman est arrivée en grondant :

— Vous ne pouvez pas vous tenir tranquille ? Qu'est-ce qu'il y a encore ?

Tahiry m'a montré du doigt. Même s'il dit rien, dans sa langue, ça veut dire : « Elle est méchante » ou « elle m'a tapé ».

J'ai essayé de dire à Maman que c'est lui qui a commencé. Mais elle n'a rien voulu savoir de mon côté. C'est moi la grande soeur, ça veut dire quelque chose que j'ai jamais compris non plus, c'est pour ça que j'ai répondu :
— Et alors ?

C'était pas une bonne idée. Maman est devenue rouge comme un taureau et elle a couru après moi comme dans Interville, sauf que c'était pas drôle. Elle m’a attrapée, elle a pris la petite pelle verte pour le bac à sable, et m'a tapé les cuisses avec :
— Tu... ne... ta... pe... pas... ton... pe... tit... frère !

J'ai crié, Papa s'est réveillé et Maman a continué de s'énerver :

— C'est trop demander de les surveiller cinq minutes ?

Papa a rien répondu. Papa répond jamais rien à Maman, et il a raison. Même moi, je sais que ça à rien de répondre à Maman, elle aura le dernier mot de toutes les manières possibles et imaginables, mais parfois j'arrive pas à m'empêcher.

Josia était dans le couloir et elle nous regardait, sans rien dire. J'ai cru qu'elle était muette, mais c'était pas vrai. Quand elle est arrivée, elle savait pas parler le français, alors c'était difficile pour elle de s’exprimer. Après, on se parlait mot à mot, et avec les mains. Quand on se comprenait, on rigolait bien, et quand on ne se comprenait pas, on faisait semblant et on rigolait bien aussi. Mais à ce moment-là, on le faisait pas encore, parce qu’elle venait d’arriver et que je la connaissais pas. En plus, qu'est-ce qu'elle pouvait faire ? Peut-être qu'elle pouvait dire en malgache que c'était pas bien de taper, mais que voulez-vous ? Josia aussi avait peur de Maman. À mon avis, elle avait raison parce que même si Maman a l'habitude d'être méchante, avec Josia c'était encore pire. Avec Papa, elle était méchante parce qu'elle pouvait pas lui faire confiance, à la fin. Et avec moi, ça dépendait des jours. Tahiry c'était encore un bébé et son préféré. Avant c'était moi sa préférée, mais c'était il y a longtemps et je m'en souviens plus.

Maman disait que Josia était bête parce qu'elle a pas été à l'école, mais que c'était pas de sa faute, que c'est comme ça les gens de la campagne, ils font trop d'enfants parce qu'ils ont le temps, et après ils s'en occupent pas. Maman a neuf frères et soeurs, mais c'est pas pareil parce qu'elle est docteur, et que c'est pour ça que Papy et Mamie ont eu le temps de s'en occuper et qu'ils sont tous allés à l'école pour devenir moins bêtes.

Le moins bête c'est Tonton Mitterrand, parce qu'il est allé à l'école en France, mais c'est normal parce qu'il est président. Et après c'est Maman, parce qu'elle est allée à l'école de médecine en France et Tonton Mitterrand l'a aidée à avoir des papiers réguliers français. À Madagascar, les papiers sont pas réguliers. Déjà parce qu'ils arrivent toujours en retard, et aussi parce qu'ils ont jamais la même taille, alors ça cause des gros problèmes au niveau des impressions et des administrations dans tout le pays. Mais c'est partout pareil en Afrique, à ce qui paraît. C'est très important les papiers pour les adultes, c'est pour ça que j'ai jamais jeté les feuilles de papier par la fenêtre, mais que les feuilles des arbres et les puzzle, mais j’ai regretté après.

Papa m'a jamais tapée, sauf une fois, parce que j'ai traversé la route sans autorisation. Il m’a dit de rester dans le camion et de l’attendre sagement, mais c’était long, il avait même pas mis la radio. J’ai ouvert la porte, j'ai regardé à droite et à gauche, et j'ai couru jusqu'au tabac. Il m’a pas remarquée tout de suite, j’ai dû lui tenir la jambe pour qu’il me voit. Il parlait à la dame du tabac, la plus gentille, celle qui me donne un bonbon en cachette quand j’achète les cigarettes. Quand il m’a vue, Papa m’a grondée : « Il ne faut pas traverser la route ! » et il m’a giflée. J’ai pas eu mal, ni peur, j’ai eu de la surprise, et aussi un bonbon de la dame du tabac qui avait de la pitié dans les yeux.

Le problème de Papa, c’est que c’est un magouilleur de première. Il dit pas vraiment la vérité et il vole des trucs parfois. Pasteur Judith dit que c’est un péché de voler, mais Papa va jamais à l’Église, alors peut-être qu’il est pas au courant. Une fois, Tatie Rachel m'a acheté une tirelire Mickey. Tatie Rachel, c’est la soeur de Papa. Elle est riche, mais pas autant que Tonton Mitterrand. Elle avait oublié d'enlever le prix sur la tirelire et ça coûtait 120 francs ! Elle a même mis 50 francs en pièces de dix dedans, mais plus tard, les pièces ont disparu.

C'était beaucoup d'argent, et j’ai eu mal au coeur d’avoir tout perdu. Comme j'arrêtais pas de pleurer et que maman arrivait pas à me faire taire, Papa m'a dit la vérité pour une fois. C'est lui qui a pris les pièces pour aller jouer aux chevaux ! J'ai encore pleuré plus fort parce que je voulais jouer aux chevaux moi aussi, et il a dit « La prochaine fois ». J'ai pas compris s'il disait qu'il allait me rendre l'argent la prochaine fois, ou si on allait voir les chevaux la prochaine fois.

Mais ça fait longtemps, et il m'a jamais rendu mes pièces, et on n'est pas allés voir les chevaux non plus. Enfin si, on est allés au tabac et on a vu des chevaux faire la course à la télé. Papa coloriait des petits carrés de numéros dans des petites feuilles rectangles et il m’a dit « Choisis un numéro », et j’ai choisi un numéro favori. Il était content parce que mon cheval a gagné, et moi j'étais contente aussi parce qu'il a gagné grâce à moi. Après, il m'a acheté la figurine du génie dans Aladdin, avec la cassette audio, et le magazine qui coûtait 10 francs chez notre marchand de journaux.

Même si au début j'étais un peu déçue, parce que je voulais aller voir des vrais chevaux et pas des chevaux qui font la course à la télé, j’étais contente d’être avec Papa. Il m'a promis : « La prochaine fois on ira à L'hippodrome ! » J'ai dit « d'accord », même si je comprenais pas pourquoi on allait voir des hippopotames et pas des chevaux, mais j'étais contente parce que les hippopotames, c’est mieux que les chevaux. Ils ont une tête, on dirait que Dieu les as créés juste pour rigoler. Quand Il est triste, Il regarde un hippopotame et Il redevient heureux. Jusqu'à maintenant j'ai pas encore vu les hippopotames, ni les chevaux.

En dehors de ses embrouilles, comme je vous ai déjà dit, Papa c’est le plus gentil des papas. Je dis pas ça parce que c’est le mien. J’ai une maman aussi, et c’est pas la plus gentille des mamans. C’est pas la plus méchante non plus, faut pas exagérer, il y a des mamans qui tuent leurs enfants, à ce qui paraît.

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