Chapitre 2 : La Bise orientale
Un grand portail nous faisait face. Il me faisait penser à ceux des vieux manoirs anglais que j’avais l’habitude de voir dans mes livres d’enfants, et bien souvent aussi dans mes rêveries. Nous ne nous avancions pas encore. Mon père s’était posté à l'entrée et tournait de tant à autres sur les talons, et nous, ma mère, ma sœur et moi, restions sur nos gardes un peu plus en retrait. Je vis la grande allée déserte que ne venions de franchir, en tentant au mieux de repérer un petit passant au loin. Mais non, pas de passants du tout. Pas une décoration d’ailleurs, rien que ces bâtiments couleur argile qui s'oublient bien vites et puis cette maison à laquelle nous faisions halte.
J’avais soif, très soif, et je faisais couler dans ma gorge les dernières gouttes de ma bouteille en plastique, que j’avais obtenue depuis l’heure du déjeuner. Je voyais chez ma sœur une certaine fatigue dans les yeux, en même temps, elle venait de vomir, alors il fallait bien croire qu’il lui manquait beaucoup d’eau. Pourtant, dans ses yeux on décelait tout autant de curiosité envers ce qui nous attendait. En vérité, on en savait pas plus. Et vu la dégaine de ce manoir, qui nous disait que c’était vraiment l’Émir, et puis quel Émir nous faisait attendre à ce point, en plein après-midi ?
Enfin, le portail s’ouvrit. Contrairement aux manoirs anglais de mes rêves, il n’eut pas de grincements, pas de bruits stridents, pas d’aboiement de chiens méchants. Juste un homme un peu maigre qui tirait sur la grille. Je vis vaguement une sorte de coiffe ou de turban sur sa tête, et puis, quand il s’avança vers mon père, je vis les reflets du drap qui le couvrait. Je pensais à un drap immédiatement, alors que ça aurait pu être tout autant une robe, un habit aux couleurs de la ville. Il était si… insignifiant… si peu remarquable. Je cherchais quelqu’un à son dos.
Je m’approchai un peu rapidement pour voir ce qu’il se tramait là derrière. Je vis deux figures noires, deux costumes complets d’homme d’affaires, ou bien de gardes de corps. Les deux gaillards s’approchaient en synchronisation et nous dévisageaient tout au long de leurs lunettes noires opaques d’un air qui n’avait rien d’accueillant. Un peu impressionné, je me reculai de quelques pas, mais voilà déjà une main qui me tirait en arrière.
– Attention, je t’ai dis de te tenir calme !, s’exclama ma mère.
Qu’avait-elle à autant insister ? Ne voyait-elle donc pas que je me remettais moi-même dans les rangs ? Les gardes heureusement avaient détourné leur attention au bon moment et ne virent pas la réprimande. Ils ouvraient à l’instant grand la grille, sûrement pour préparer la venue de l’Émir. Mais où était-il donc cet Émir ? Je ne voyais que cet homme à demiémacié qui discutait solennellement avec mon père. Un intendant rien qu’un intendant.
Je profitais de ma position en retrait pour l’observer davantage. Son profil était du genre élancer, tout comme un lévrier et non comme un bouledogue. Cela allait jusqu’à son nez qui aurait bien valu le nez de Cyrano tant il était pointu et effilé, mais pas aussi imposant. En tout cas, celui-là, on le reconnaîtrait facilement à son nombre s’il passait dans l’embrasure de notre chambre, pour nous espionner, ou pire. L’intendant cachait bien son jeu dans un regard doux et surtout cette manière si fluide et si souple de tourner sa tête. Il semblait être sorti d’un autre monde, le palais de l’Émir. Je voyais à cette distance l’éclat de ses fines lunettes. J’eus peur un instant qu’il nous ait vu, mais non, il était focalisé sur mon père et acquiesçait lentement quand il lui parlait. Il fallait que j’en sache plus, sûrement pourrais-je savoir où aller boire un petit verre d’eau !
Alors que je m’avançais, c’est lui qui fit le premier pas. Il se tourna vers moi et me sourit malicieusement en me voyant. J’interprètais la chose comme telle, c’était bel et bien un sourire remplis de malice. C’était bien moi qu’il observait et non ma sœur juste à côté et encore moins ma mère, j’avais cette intuition. Il souriait peut-être d’avoir décelé ma curiosité. Lui était à l’entrée de la maison tandis que moi j’étais plusieurs mètres en contrebas, de sorte que nous étions séparés par une pente. Soudain, je le vis descendre vers moi.
Je restais là ébahis. Cet intendant avait une drôle de coiffe. Elle était composée de plusieurs cerceaux réunis concentriquement jusqu’au sommet du crâne et enserrant une sorte de châle. S’il avait peur du soleil, pourquoi n’utilisait-il pas un petit chapeau comme celui que j’avais sur la tête ? On ne pouvait d’ailleurs pas dire que c’était harmonieux avec sa longue robe couleur sable. C’était risible en fait, plus qu'ahurissant. Je fis ainsi distrait de la rencontre imminente.
Il ne regardait que moi et moi seul. A côté, j’entendais ma sœur ricané un peu, malgré sa fatigue évidente. Ma mère n’avait pas réagi à la soudaine proximité de l’homme, et moi non plus. Elle n’avait pas pris les devants pour le saluer, ne s’était pas interposée comme l’aurait fait beaucoup de personnes pour leur enfants. C’était bien moi et moi seul qu’il voulait.
– Bonjour, dit-il de sa hauteur.
D’aussi près, je ne le trouvais soudain plus aussi loufoque, plus du tout. Je ne répondis pas. J’étais tout à coup comme coupé du monde et je n’entendais plus les ricanements de ma sœur. Le sang me montait à la tête, je dus bien rougir. Une ombre se fit tout autour de moi : ou bien, un nuage était passé en plein désert, ou bien j’avais à faire à un géant. Je n’osai maintenant plus le regarder, et au contraire, je baissai la tête et me penchant vers notre voiture. Quant à l’homme, il se tenait immobile et je ne pouvais lire ses pensées sur son visage.
Un éclair ce fit à l’instant. Ma soif avait embrumé ma conscience : m’avait-il salué en français ? Je me mis de profil.
– Qui êtes-vous ?, lui dis-je dans la langue qu’il semblait parler.
Je m'autoriserai à le regarder dans les yeux, plus exactement sur le front. Mes yeux plissés sous le soleil aperçurent mal son visage. Je ne vis pas de l’agacement et pas de la surprise : je le voyais seulement sourire en penchant un peu la tête. Avant que l’homme ait eu le temps de répondre, ma mère parla au fond. Encore une fois, c’était sur le ton d’une réprimande.
– Salut ton Émir, voyons !, insista-t-elle.
L’Émir ! Mais je n’eus pas le temps de diriger la nouvelle car l’autre venait à ma hauteur pour se pencher vers ma joue. Émir ou intendant, mon corps réagit en vitesse.
– Qu’avez-vous mon garçon ?, me dit-il inquiet.
Mon cœur battait à la chamade ; mes yeux et mon visage étaient très sûrement rougis ; le bas de visage grelottait comme si j’allais pleurer ; enfin, j’eus la sensation d’un filet d’eau qui me glaçait l’échine. J’avais bondis de deux pas en arrière, voilà ce qui c’était passé. Je le regardai droit dans les yeux avec un air qui devait regorger de haine et de dégoût. Comme beaucoup de grandes personnes, l’homme avait pris comme acquis qu’il pouvait se pencher vers moi et violer mon espace vital, le peu que j’avais. Ils étaient tous pareil, pensais-je. Ici, ou à des kilomètres de là, dans ma ville, les mœurs et les défauts étaient les mêmes.
Un pas de plus en arrière m’amena dans les serres de ma mère. Je sentais sa main sur mon épaule, et, à cet instant que ces ongles pénètrent ou non dans ma peau, à travers les mailles de la chemise, je m’en fichai guère. Toute mon attention était focalisée sur l’ordure qui m’avait presque touché.
– Excuse-toi !, exhorta ma mère à mon oreille.
Mais je ne fis un geste de plus. Je ne voulais pas bouger. Alors, elle eut un soupir d’indignation. Ce fut elle qui me poussa au devant de la scène, lentement mais sûrement.
– Tu vas présenter des excuses et saluer notre hôte comme il se doit, compris ?, indiqua-t-elle au même moment.
J’inspirai un bon coup, fermant les yeux. Il n’y avait plus de voile entre moi et l’extérieur de la scène. J’entendais à nouveau ce qu’il se passait autour, c’est-à-dire rien à part ma sœur qui grattait le sol de la pointe de sa chaussure. Par contre, je sentais le regard pesant de mon père, ainsi que des deux gardes. Tout le monde m’avait eu alors, je me devais de montrer la meilleure image qui soit, c’était honorer mes parents ou bien mourir. J’obéis donc aux injections de ma mère.
– Je vous salue, noble Émir, lui dis-je d’une voix bien tremblante.
J’attendis un peu en fermant les yeux à demi. La bise orientale tarda et finalement n’arriva jamais. L’homme se releva même tout entier. Je vis un visage beaucoup plus jeune que je ne l’avais imaginé. Il paraissait avoir une vingtaine d'années, voire moins. En réalité, plus de mon âge que de celui de mes parents. Il prit la parole dans un français impeccable :
– Moi aussi, je vous salue mon garçon. Et je vous souhaite à tous la bienvenue dans mon palais ! Venez tous, les boissons vous attendent à l’intérieur.
Et il nous fit signe de le suivre.
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