Chapitre 8 : Charon en femme de ménage
Le jour du rendez-vous arriva à grand pas. Le plus curieux est que jamais nos parents n’auraient pu intervenir, pour la bonne raison qu’ils n’étaient pas là. Ils ne nous rendirent pas visite dans nos chambres, jamais un soir, jamais un matin. Les seuls qui venaient parfois c’était ses sortes de serviteurs qui nous apportaient les repas quotidiens, et qui repartaient aussitôt sans qu’on sache vraiment s’ils comprenaient notre langue. Peut-être que cette nouvelle vie aurait dû davantage nous stresser : il fallait maintenant être parfaitement autonome, comprendre quel escalier menait où, où aller chercher de l’eau, qui appeler si besoin. Un tas de choses toutes bêtes. Ce genre de chose, beaucoup l'apprennent à vingt ans, mais moi j’en avais onze et ma sœur à peine sept. Ça aurait pu faire une belle marche à surmonter. Mais, en vérité, cette affaire d’invitation nous préoccupait infiniment plus.
Ce jour-là en nous réveillant, nous avions pensé à l’invitation. Même moi qui ne voulait pas croire à cette vilaine histoire, qui même à un moi avait supposé une blague de ma sœur, même moi je savais qu’il se passerait quelque chose. Il y avait nos deux noms quand même, on ne prenait pas ça à la légère. En plus, qui c’est, si nous avions comme si de rien n’était, qui dit que le fantôme ne serait pas venu nous attrapper dans nos chambres ? Nous n’en savions rien.
En préparation donc, ma sœur et moi avions revêtu nos habits du dimanche. De mon côté, une belle chemise blanche ainsi qu’un pantalon beige clair. Pour parfaire ma tenue, j’avais enfin opté pour un nœud papillon avec des raies rouges et blanches. Quand je descendis au petit-déjeuner, je me rendis compte que ma sœur avait fait le même choix. Elle s’était décidée sur une robe bleue marine qui lui descendait jusqu’aux genoux, probablement une des pièces de la fameuse commode. En bas de l’escalier, elle me regarda, je la regardai et il n’eut pas un mot de plus jusqu’à l’après-midi.
– Et si on allait jouer dehors ?, dis-je à ma sœur enfin.
– Mais on va tacher nos vêtements…, signifia-t-elle sur le ton qu’aurait pris ma mère.
Je ne donnais pas de suite à ses mots, je partis dans le jardin et elle me suivit.
On avait mis à notre disposition un petit parterre de verdure. Délimité par quatre sentiers de terre, il était un peu surélevé par rapport au reste. On y trouvait deux arbres dont les racines étaient suffisamment profondes pour ne pas cabosser le sol. Nous vîmes ça comme une aubaine pour jouer au badminton : nous avions suspendu un filet qui délimitait le terrain en deux parts égales. Puis, de notre cher maison tout là-bas, nous avions emporté deux raquettes ainsi que des volants. L’après-midi était ensoleillé, pas trop chaud, rien n’était là pour nous déranger. Sans cette maudite invitation dans un coin de notre tête, le bonheur aurait pu nous envahir.
Ce fut la partie de badminton la plus classe de tous les temps. Ma sœur courait comme un lièvre derrière le volant, puis le rejetait de toutes ses forces le plus loin possible. C’est avait beau être elle qui avait posé la question, elle n’avait pas peur de risquer l’intégrité de ses habits par une frappe majestueuse. Dans son habit aéré mais pourtant qui semblait si épais, elle semblait à peine transpirer, et infatigable, ne manquait pas de me faire courir de droite à gauche vu les angles bizarres de que prenait le projectile. Et pourtant, moi, je craignais très fort pour mes vêtements. J’évitai les mouvements brusques et les pirouettes audacieuses. À chaque fois que j’entendai un plissement, une goutte de sueur glissait sur mon front et le regard courroucé de mon père me venait à l’esprit. Mais vite la peur s’estompait, parce que mon père, il n’était pas là ! Oublions ce que diraient nos parents s’ils nous voyaient, oublions ces deux pourceaux et passons du bon temps jusqu’à l’heure fatidique.
Nous étions tellement absorbés par la partie que aucun de nous ne vit la femme de ménage dans un coin à l’ombre à passer la serpillère.
Ce que j’oubliai de mentionner, c’était le muret non loin du terrain de jeux. Ce muret était bien épais pour un simple muret, la brique blanche devait délimiter autre chose que deux portions de jardin, plus exactement, il devait y avoir une zone habitable de l’autre côté, donc un autre bâtiment. De façon générale, force était de constater que le jardin était très entretenu, en particulier la partie qui longeait le muret où les dalles brillaient à la lumière. Tout cela supposait une personne experte dans ce travail, qui ne se manifesta qu’à présent, et que nous, absorbé à l’extrême par notre activité, nous ne remarquâmes à peine.
A un moment dans le jeu, ma sœur prit de l’élan et frappa le volant de toutes ses forces, avec tant de force qu’il alla plus loin qu’escompté. Je courrais aussi vite que possible. Je calculai mentalement la trajectoire parabolique du corps, pour ensuite une courbe de poursuite de ma raquette jusqu’à lui. Il dû y avoir une erreur d’arrondi, car au lieu de frapper en plein centre, je tournai un peu trop mon poignet et le volant vint frapper sur le bord plastifié de la raquette. Aussitôt , il prit la tangente et sortit de mon champ de vision. Ma sœur commençait à haleter et ne semblait pas avoir suivi la course de l’objet.
– Je vais le chercher, annonçais-je en levant ma raquette.
Je partis donc dans la direction la plus probable en sortant de notre zone allouée. Le chemin descendait en pente douce et me mena à côté du fameux muret. Le muret qui tenait plus du mur que du muret. Il était bien recouvert de lierre et je mis du temps à dénicher le volant, mais, soulevant les feuilles une à une, je le trouvai finalement. Intact et heureusement ! Je n’allais pas faire l’aller -retour pour en prendre un autre quand même.
En levant la tête, j’aperçus une femme de ménage dans la pénombre. Elle nettoyait les dalles du bâtiment non loin, bâtiment que je notais au passage et dont faisait partir le mur ou muret. La dame me paraissait fatiguée de son travail, je notais son front perlé de sueurs sous ce voile multicolore. Je le sentais aussi tenir moins fermement le manche au fur et à mesure comme si elle allait tout faire tomber à la fin.
En vérité, sans un autre détail, je serais reparti avec le volant sans dire un mot. Je regardai ma montre : il était seize heures pardi ! Ce grand jardin enchanté, la lettre, et une femme de ménage qui apparaissait à l’improviste : ce n’était d’autre que la volonté de Zeus. Je pris mon courage à deux mains et j’approchai par le chemin pavé qui longeait le muret.
– Hello!, dis-je pour briser la glace.
De mon expérience avec les autres serviteurs, le français ne passait pas mais l’anglais oui. Des bribes et une accentuation correcte suffisait souvent à se faire comprendre. Là preuve : elle me comprit.
– Hello my little boy!, dit-elle essoufflée mais sur un ton égayant.
– Is it not too hot in the sun?, demandai-je avec les meilleures intentions.
– Yes, a little bit hot.
Elle sembla vouloir couper court à la conversation alors que moi, je cherchai à aborder ce qui me taraudait. Enfin, elle apparaissait à seize heures tout pile quand même !
– Is it now four o’clock?, lançai-je avec plus de conviction.
– Almost I think.
Elle posa sa serpillère contre le muret, elle eut l’air drôlement interloquée par ma question.
– Do you need something?, demanda-t-elle avec souci.
Par habitude, j’allais lui répondre que non, que tout allait bien. Elle se demandait juste ça parce que j’étais l’invité du palais et elle la servante, rien d’autre, elle devait prendre soin de nous, elle était payée pour ça. En même temps, je n’étais pas demeuré, un coup d'œil à ma montre me montra l’heure fatidique. Les mots de la lettre me revinrent, il y avait mon nom dessus quand même, il y avait mon nom dessus.
– No thank you.. I mean I would like to know something. My sister and I are invited somewhere but we don’t know where ‘somewhere’ is.
Elle croisait les bras, bien sûr c’était trop perché pour qui que ce soit, elle devait penser que j’avais manger quelque chose de bizarre. Et pourtant, j’en tirai une autre conclusion. Elle ne répondait pas, certes, mais elle se mettait en attente, elle m’invitait donc à poursuivre. J’en vins alors à ma demande.
– Can you help ? I mean if you can, dis-je en ajoutant un « s’il vous plaît » après un temps.
Là-dessus, au lieu de la regarder, c’est vers ma sœur que se plongeait mon regard. Du haut de notre terrain, je vis la jeune enfant qui avait posé sa raquette et s'étonnait de me voir m’attarder. Elle pouvait seulement voir et n’entendait donc pas un mot de ce qui se tramait. Quant à la femme de ménage, je sentais bien qu’elle ne comprenais traître mot à mon charabiat. J’allais même repartir fissa vers mon coin de terrain si mon interlocutrice ne m’avait pas répondu à l’instant.
– Paper?, demanda-t-elle.
Sa main, elle la tendait vers moi. Ouverte. Son regard illisible et incorruptible. Il lui fallait donc de l’argent pour qu’elle nous dise où il fallait aller ? Je me tournai une nouvelle fois vers ma petite sœur. Elle me faisait signe, elle faisait de grands gestes vers un pli de sa robe. Je fis de même, mettant ma main dans la poche de ma chemise. L’invitation ! Ce matin en m’habillant, je l’avais mécaniquement mise ici sans plus y penser. Le morceau carton y tenait parfaitement. Je le pris et le donna sans comprendre à la dame qui me faisait face.
Elle s’y attarda un peu trop pour quelqu’un qui ne connaissait rien au français. Quant elle me la retendit, elle n’avait pas changé d’expression.
– Come with me, déclama-t-elle.
Sans se faire attendre, elle se mit en marche vers le bâtiment à côté.
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