Chapitre 9 : Une Tea Party souterraine
Un courant d’air frais me caressa le visage quand elle ouvrit la porte coupe-feu. Le sas ainsi ouvert était long d’un ou deux mètres donnant jusqu’à une vitre transparente. Mais nous, ce qui nous intéressait, c’était la petite ouverture à gauche d’où venait l’air, l’entrée d’un escalier. La guide collait le dos contre le battant et nous invitait d’un geste à poursuivre la route.
– Don’t you go with us?, m’étonnai-je.
La femme de ménage nous avait fait entrer dans ce labyrinthe de bâtiment, passant d’abord par la fontaine aux lions puis prenant très exactement le chemin qui m’avait valu ma première aventure. J’avais encore du mal à réaliser que tout ça c’était vrai. La première aventure déjà mais surtout que j’étais en passe de revenir dans ces catacombes. Quel pari idiot j’avais fait à ma sœur ! Ça ne valait pas le coup d’être ensorcelé une nouvelle fois.
– No my little boy. I am sorry. Don’t worry, you just have to go downstairs and he will be there at the door, répondit-elle avec bonté mais distance.
Je voulus contester mais elle m’interrompit aussitôt.
– Go children, go. He is waiting for you!
Ce fut ces derniers mots et elle s’évapora dans le dédale des couloirs.
—
– Que le ciel soit loué, vous voilà mes chers petits. Comment allez-vous ?, nous dit une voix depuis l’étage du bas.
Mon sang se glaça, je me mis à trembler. Le personnage était très exactement le même que j’avais laissé quelques jours plus tôt. Il portait très exactement la même dishdasha couleur sable ou plutôt beige claire, à croire qu’il ne changeait d’habit que toute les semaines. Pour ce qui était de cette coiffe, il l’avait gardé soigné tout ce temps et les trois anneaux torsadés étaient parfaitement mis au sommet de son crâne. En l’espace d’un instant, je crus que son visage était plus usé que d’habitude, mais c’était peut-être l’effet de la mauvaise lumière de l’escalier. En tout cas, il nous adressa son meilleur sourire quand il nous vit.
Moi je ne répondis pas, j’avais une mauvaise intuition avec celui-là. Je ne souris même pas. Quant à ma sœur, sa réaction était tout autre. Elle jubilait. Ses hypothèses étaient réalisées, elle en sautillait de joie. L’Émir était en face d’elle et le pire c’était je pense qu’elle ne comprenait même pas le sens de tout ça, cela lui importait si peu. D’ailleurs, cette soudaine rencontre lui paraissait si surnaturelle et irréelle qu’elle se jeta à la jambe du prince et s’accrocha fixement. L’Émir que je connaissais faible sur ses appuis en faillit perdre l’équilibre.
– Alors mon enfant, souhaiterais-tu du thé et quelques sucreries ?
Elle se dégagea de son étreinte et fit un grand oui dans la tête à cet inconnue. Et je la vis de côté et malgré le mauvais éclairage, on voyait ses yeux s'illuminer. Je me vis ainsi forcé de suivre ma sœur, et donc l’Émir, plus loin dans les souterrains, jusqu’à une chambre souterraine sans fenêtres.
La chambre n’était pas grande mais bien fournie et riche en couleurs. Sur le sol était disposé une grande nappe ainsi que plusieurs coussins sur lesquels je m’assis mollement sans attendre d’autorisation. Je vis plusieurs étagères bien fournies sur le côté et des livres par centaine, rangés dans un impossible désordre. Puis le visage souriant du personnage se mis juste devant moi :
– Un petit thé mon garçon ?, suggéra notre hôte.
– Non merci.
– Pas de thé tu es sûr ?
– Non, j’en prendrai plus tard.
– Mmm… très bien mon garçon.
Il se mit sur les coussins à l’autre bout de la nappe et entama la conversation avec ma sœur. La petite eut l’air ravie et le remercia mille fois pour les fameuses robes. Il avait fait confectionner par des mains expertes et ils étaient bien contents qu’elles soient de bonne taille, sinon, assurait-il, il les ferait changer aussitôt. Bien sûr, on parla de babioles et d’autres choses enfantines et je refusai de m’y engager. Bien sûr, ces deux gens burent à leur soif et mangèrent à leur faim sans plus m’y inviter. Je vis ma sœur avaler une ou deux parts d’un met au citron tout en sirotant son thé. Mes doutes se dissipèrent quand je la vis vivante malgré tout ce qu’elle prenait, et finalement j’avais soif, donc je m’autorisai un verre de thé. L’Émir m’observa du coin de l'œil.
– Alors mon garçon, est-ce que tout va bien depuis que tu as eu de la fièvre ?
– Ça va beaucoup mieux depuis que vous m’avez mis dans le comas par surprise.
– Tant mieux mon enfant, j’espérai que ce repos fut réparateur. D’ailleurs, commençons par le commencement, comment t’appeles-tu ?
– Dîtes le vôtre d’abord et je vous dirais peut-être le mien après.
Ma sœur me regardait en penchant la tête, ricanant un peu. Elle devinait sûrement que je l’avais déjà croisé dans les souterrains, mais elle ne pouvait savoir ce qui c’était passé.
– Mon garçon, mon vrai nom à moi si tu l’écrivais à la main, tu n’arriverais pas à bout de la bibliothèque que voici. Les mille livres que tu vois seraient couverts d’encre de la première page jusqu’à la dernière page.
Et l’homme étendit sa main vers ses étagères nombreuses bien coincées dans une si petite pièce comme si c’était la bibliothèque d’Alexandrie. Il semblait ailleurs en regardant dans son coin lecture et laissa même ma sœur incrédule. Sa voix était presque un murmure, comme la fois où il m’avait hypnotisé.
– Mes chers, les livres que vous voyez sont ma seule fenêtre sur le monde extérieur. Sans eux, je n’ai rien et je ne suis pas grand-chose, je leur dois tout. C’est aussi par eux que j’ai appris votre langue, un peu par des disques aussi, mais beaucoup par les livres.
Pensant avoir affaire à un sort, je me mis sur mes pieds. J’allai prendre un met sucré, espérant qu’un afflux de glucides pouvait m’éviter de tomber dans les vapes. Le personnage ne me suivit à peine du regard, il était toujours dans sa rêverie.
– Je dois être honnête avec vous : c’est pour voir le monde que je vous ai invité à venir près de moi. Je vois beaucoup de visiteurs mais aucun ne me parle vraiment du monde. Ils sont peu commodes et il n’y a que les enfants pour me comprendre un peu. Allons mes enfants, racontez-moi tout ce que vous avez vu, vécu, entendu ou lu !
Je lui fis un de ses mauvais regards qu’on réserve aux alcooliques. Il fallait vite qu’il reprenne ses esprits celui-là, qui plus est, je me sentais dangereusement à l’étroit dans cette salle. Je pouvais partir facilement tout seul mais ma sœur, elle, était en transe. Elle était trop lourde pour être prise comme un fageot, et, je la connaissais, elle ne se laisserait pas faire si l’emportait avec moi. Il fallait arrêter cette maudite transe.
– Donc je vous appelle comment ? Je dois vous appeler votre Altesse, c’est ça ?, lançais-je subitement.
Le personnage eut l’air interloqué. Il cligna fort des yeux et se pencha vers moi :
– Votre Altesse ?
– Vous ne comprenez pas ? Vous n’avez pas dit comment il fallait vous appeler.
Il secoua la tête mais se réveilla avec l’air tout à fait déboussolé.
– Comment il faut m’appeler… mais non, je ne suis pas son Altesse, je ne comprends pas ce que vous dîtes….
– L’Émir correspond à un prince si l’on traduit grossièrement, donc normalement on doit vous appeler « votre Altesse ».
Une décharge électrique le traversant de part en part et il sauta presque au plafond à la vitesse d’un guépard. Ces yeux étaient fous, son air était drôlement changé, son fameux sourire pourrait bien affubler les pires furies du Tartare. Sa main se ferma comme des griffes sur mon poignet.
– Mais, Mon petit, je ne suis pas l’Émir.
Je reposai brusquement mon verre de thé sur la nappe. Il me fallut un peu de temps pour digérer la nouvelle.
– Vous n’êtes pas… je ne suis pas en train de parler à l’employeur de mon père et de ma mère donc ?
– Mon cher, je suis bien leur employeur mais toutefois je ne suis pas l’Émir.
Et son visage se plissa en un semblant de sourire mais il tremblait tant que ça faisait plus peur que rire. Effaré devant cet imposteur, je me dégageai vite puis levai brusquement.
– Monsieur, vous nous avez fait croire je ne me sens pas respecter là. Nous on va s’en aller et on va rapporter tout ce que vous avez dit. Mais d’abord, vous allez dire qui vous êtes et ce que vous nous voulez.
– Je ne vous veux rien de mal, vous avez ma parole mes enfants.
– Monsieur, si vous ne répondez pas, on va aller voir la police.
– Mon garçon, je pense que tu as de la fièvre encore. Veux-tu un petit verre d’eau fraiche ?
Contrairement à ce que j’attendais d’une grande personne, il ne me riait pas à la figure. Ses tentatives d’esquiver mes questions m’indiquaient bien qu’il y avait anguille sous roche et me poussaient à continuer. Je vis ma sœur un peu plus inquiète, elle non plus ne ricanait pas et même fit quelques pas vers moi. Pour la première fois de ma vie, on me prenait au sérieux.
– Je ne vais pas me calmer Monsieur tant que vous ne m’avez pas dit ce que vous voulez de nous.
Je tapai du pied sur la nappe, renversant au passage un plat de mets sucré. Le récipient heurta quelque chose et fit un bruit de cloche et qui fit sursauter l’imposteur.
– Oh mes enfants, moi je veux juste savoir ce qu’il en ait du monde. Je ne veux plus tout ce petit train de vie à voir les uns et les autres. Je veux vivre mes passions au jour le jour. Emmenez-moi avec vous quand vous partirez, cachez-moi dans une de vos valises, puis laissez-moi m’épanouir dans votre ville natale. C’est la faveur que je vous demande, s’il vous plaît bien mes très chers.
Le grand garçon cherchait à fuguer alors ? Il en avait assez d’être Émir comme papa maman et voilà qu’il voulait fuir du palais.
– Nous n’allons pas être complice Monsieur. Vous nous avez menti et vous avez menti à nos parents. Qui êtes vous pour fuir, ici ?
– Je ne suis pas l’Émir, fit-il avec l’air le plus triste et le plus chagriné.
Et puis là, j’allais bien m’énerver pour le coup s’il y avait pas eu ce déclic qui expliqua tout. L’explication je la tenai dans un livre de géopolitique que mon père m’avait offert pour Noël, et plus spécifiquement dans un nom : Boubakar.
– Cher Émir, finalement je suis d’accord pour vous extrader du pays. Non vraiment, je pense que je comprends mieux. Par contre, je vais vous citer le nom d’une personne. Cette personne, vous allez me dire ce qu’elle dirait de votre fuite, et vous nous allez ce qu’on risque, d’accord ? Et même, tant qu’on y est, vous allez me dire ce que cette personne penserait de la visite de deux enfants chez un grand personnage comme vous. Ce nom Monsieur, c’est Boubakar.
– Boubakar ?, dit-il dans la plus grande des confusions ou la plus grande des hypocrisies.
Et je lui rappelai d’une traite le nom de son chef d’État :
– Ahmed ibn Yazid ibn Moustafa ibn Marouan ibn Mihdi ibn Ali al Sare al Ouataouat ibn Omar ibn Jafar ibn Amir ibn Abdoullah ibn Oussam al Shuja ibn Hisham al Asid ibn Mouhammad al Lelaqa Osman Aboubakar
– Ah le colonel Boubakar…, dit-il en murmure.
Toutes mes réponses étaient dans ses hésitations, et ses yeux gros comme deux lunes. L’affaire était dans le sac.
– Vous n’êtes plus l’Émir, vous n’êtes pas le dirigeant de ce pays, vous ne pouvez rien contre nous. J’ai choisi mon camp, Monsieur, je ne mettrai pas en danger ma famille pour vous extrader d’ici. Vous extrader du pays que vous avez trahi. Le colonel Boubakar vous a laissé vivre, ostracisé, et vous avez abusé de sa confiance. C’est lui et sa police qui vont venir vous chercher, parce que vous amenez des enfants dans vos appartements, parce que vous faîtes de la sorcellerie et enfin parce que vous êtes un imposteur. Monsieur, prenez ça au sérieux et éloignez-vous de nous, ou tout ceci sera mis en application.
Cela n’était que des rappels d’histoire alliés à un peu de déduction. Me doutant que tout n’était pas vrai, je voulais voir sa réaction : avalanche d’excuses, de propos négationnistes ou de rire dénigrant, en tout cas un indice sur ces vrais motifs. S’il usait de la force, j’étais dans ma meilleure forme et puis je l’avais déjà battu à une reprise, alors pourquoi pas deux ? Les choses se passèrent différemment. En réalité, je n’entendis jamais sa réponse ni ne pus la lire sur son visage. J’eus soudain la sensation de tanguer comme dans un bâteau. Un haut-le-corps me força à garder les yeux fixés devant pour ne pas tomber. En face de moi, le vêtement clair du personnage se couvrait d’étoiles filantes. La suite vint sans prévenir : je fis comme une chute de quatre étages et enfin, ce fut le noir.
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