Chapitre 15 : La Grande Dame
La Grande Dame se dirigeait à travers la foule, en évitant au mieux de piétiner ou de faire chavirer les manifestants. Contrairement à son habitude, elle ne prit ni le temps de les regarder, ni même de les saluer. À son passage, le temps s’arrêtait : les fuyards en se tenait raide et les poches de résistance redressaient le dos. Cependant, rien n’intéressait à présent la Grande Dame, sinon parvenir au point de contrôle qu’on lui avait craché au téléphone. Peu importe l’après-midi caniculaire, peu importe non plus le bruit des suppliciés qui se démenaient avec la police. Tous ces gens, tout ce cortège désormais à moitié désagrégé, c’était elle la raison. Les choses allaient mal et c’était son rôle de sauver la situation.
La foule s’éclaircissait alors qu’elle approchait des officiers. L’uniforme soigné, les yeux qui épiaient les moindre faits et gestes, les voilà tous alignés à quelques mètres. Elle s’avança, seul, mais en réalité avec toute son histoire qui la portait vers l’avant, l’histoire de cette organisation dont, il y a à peine dix ans, elle avait posé la première pierre.
– Bonjour, c’est vous la responsable du boucan ?, demanda une officère de police sans autre forme de procès.
La pauvre n’avait pas encore compris à qui elle s’adressait. Il ne fallait pas encore la brusquer, pensa la Grande Dame, elle ne faisait que son travail.
– Oui, je suis la responsable du « boucan » comme vous dîtes, affirma-t-elle.
L’officière loucha un peu. Elle semblait chercher quelqu’un derrière la Grande Dame. Un complice ?
– Madame, je veux dire qui est le responsable légal. Il n’y a pas d’autres associés dans votre organisation ?, dit-elle en déclinant le nom de l’organisation.
– Il n’y en pas d’autres.
La policière nota des choses sur son calepin, des formalités, mais le verdict était en train de s’esquisser.
– Papier d’identité s’il vous plaît.
La Grande Dame les lui tendit. L’officière fronça les sourcils et regarda attentivement recto et verso, comme. Elle ne dit cependant pas un mot.
– Vous vous demandez quel frère ou quel mari est caché derrière moi je suppose ?, insinua la Grande Dame.
Les deux collègues à côté regardaient maintenant la scène du coin de l'œil. La policière quant à elle semblait ne pas avoir entendu.
– S’il vous plaît Madame, j’aurais besoin que vous retiriez votre voile. Je dois vérifier votre identité.
– Je vous demande pardon ?
– Le voile islamique que vous portez, il faut que vous le retiriez pour que je vérifie si c’est bien vous, explicita-t-elle.
La Grande Dame bouillonnait. Les quatre pauvres compères ne savaient pas encore à qui ils avaient affaire.
– Et si je refusai qu’est-ce que vous feriez ?
Les quatre compères se regardaient l’un l’autre, sourire aux lèvres. La policière répondit cependant avec grand calme :
– Madame, vous êtes désignée comme instigatrice de cet évènement. Alors si vous refusiez, c’est au commissariat que ça va se régler, ma chère Dame, et là, il faudra retirer le voile. Je vous conseille donc d’obéir maintenant, ça évitera à nous et à vous de perdre du temps
– Vous ne savez pas ce qui vous risquez vous à me contredire…
La Grande Dame jeta un regard perçant à son interlocutrice. En même temps, elle s’avança brusquement, le doigt pointé vers l’avant. La policière eut un mouvement de recul, et par réflexe, tendit la main vers sa ceinture où se trouvait son arme. Mais ni elle ni la Grande Dame n’avait perdu l’esprit : cela ne dura qu’un instant, et la main menaçante fut ramenée le long du corps tandis que la policière replia finalement les bras contre elle.
– S’il vous plaît, on ne veut pas d’histoire nous, s’interposa l’un des compères.
Elle le toisa avec les yeux furieux, elle les toisa tous du regard.
– Qu’est-ce que j’ai fait de mal au juste, du « boucan » c’est ça ? Ou bien juste mécontenter Monsieur le préfet ?
– Madame, vous avez mené une manifestation illégalement. Vous vous êtes mis en danger, et vous avez gêné les riverains. Je suis désolé de vous l’annoncer, mais des sanctions seront prises, que vous le vouliez ou non, dit la policière en regardant son calepin.
Là c’était trop. Le volcan manquait d’exploser : la Grande Dame était sur le point d’une réplique fulgurante. Des bruits de pas précipités se firent cependant vite entendre. On accourait.
– Attendez, attendez !, cria-t-on.
Un jeune femme arrivait, ses cheveux blonds en désordre. Elle venait manifestement de parcourir une longue distance. Dans ses mains, une liasse de papiers.
Elle salua rapidement la Grande Dame d’un geste sur le cœur et se tourna vers les policiers.
– Ceci pour vous, dit-elle essoufflée
Elle tendit la liasse, la policière la prit, la lu attentivement et la lui rendit.
– Qui êtes-vous en fait ?
– Je suis au service de la Grande Dame.
– Vous êtes responsable de l’organisation ?
– Non Madame.
– Alors de quel droit vous vous interposez ? Cette histoire est à régler avec les responsables du dérangement, et personne d’autre, compris ?
– C’est l’autorisation du préfet qu’il vous fallait.
– Non non, mais ça je l’ai lu. Vous me prenez pour un tournevis ou quoi ? Je sais bien que c’est un faux.
– Et si vous l’appeliez ?, indiqua la jeune femme, qui n’était d’autre que la diplomate de la Grande Dame.
– Qui ça ?
– Le préfet.
L’arrivante lui tendit de ce pas un téléphone. La policière déclina, prit plutôt son appareil de fonction, et appela d’elle-même. Les trois compères comparurent autour, prirent aussi l’air sérieux, et attendirent, attendirent…
Peu après, les gendarmes étaient partis. La Grande Dame restait seule au milieu de l’avenue ensoleillé, au côté de son acolyte. Les arbres autour ne portaient plus d’oiseaux tandis que leur feuille montrait des signes manifestes de sécheresse. Cette avenue du quinzième fut agréable dit-on, mais au moins en cet instant, elle était bien tranquille.
– Il s’est bien passé quelque chose pour que le préfet soit si mielleux tout d’un coup, alors qu’est-ce que tu as fait ?, s’enquit la Grande Dame.
La jeune femme lui sourit mais ne lui offrit pas de réponse. C’était bien là que tenait le marché, c’était tout le secret de cette adolescente, mais peut-être les révélerait-elle un jour ?
– Hassna, c’est toi qui va négocier maintenant, affirma la diplomate.
La Grande Dame écarquilla les yeux, à la fois pour s’être fait appeler par son prénom et que la proposition incongrue. Négocier quoi après tout et avec qui ?
– Négocier avec le préfet la main-mise sur les banlieues, et sur tes protégés
Hassna n’en revenait pas des yeux. Elle aurait bien pris cela pour une blague, mais sa complice n’avait pas la tête à rire, et elle se doutait même qu’elle n’avait jamais rit du tout de sa vie. Les protégés auxquels on se référait, c’était bien sûr les étrangers qui un jour, il y a peu, étaient arrivés là où personne ne devait arriver. Hassna était venu, les avait vu, les avait logé, nourri du mieux quel put au départ. Puis, il y avait eu les autorités qui s’y étaient mêlés, et là elle n’avait rien pu faire. Elle avait plaidé partout où elle avait pu, et là voilà donc les gens ramenés à sa cause en plein après-midi caniculaire à imiter l’exacte marche de ses « protégés » jusqu’ici depuis leur terre lointaine. Toujours est-il que le préfet était son ennemi, non ? Négocier avec le démon n’était pas rationnel, il y avait une autre solution. Mais la diplomate dénia une fois puis encore et encore, de sorte qu’à la fin, elle la crut.
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