Chapitre 26 : Le Seigneur de guerre et les enfants

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Hassna ouvrit les yeux au son de coups de tonnerre. Le bruit fut tellement fort que son corps trembla de part en part, c’était comme si le nuage d’orage était sous ses yeux, et justement il était sous ces yeux.

Devant elle, une fenêtre d’appartement, fermée malgré la chaleur. D’épaisses volutes de fumée se dégageaient d’un immeuble en flammes. Et pourtant, seulement des nuages blanchâtre dans le ciel. Mais qu’est-ce c’était que ce cauchemar ? L’immeuble était proche et elle voulut s’éloigner pour éviter que le verre ne se brise en face d’elle. Alors qu’elle tentait de se redresser, elle sentit qu’elle était parfaitement ligotée à la chaise. On l’avait enlevé, se rappela-t-elle. On allait l’interroger.

Un reflet dans la fenêtre et elle le vit. Le tortionnaire était derrière elle. Puis soudain, sa chaise lévita : le tortionnaire avait placé ses mains sous le support. Sans plus de façon, on la pivota d’un demi-tour et elle se retrouva nez à nez avec lui. La scène apocalyptique qu’elle avait vu à la fenêtre était un enfantillage devant le bonhomme en face d’elle. Un gros veau qui se traînait sur une béquille. Wilfried !, devina-t-elle du premier coup, car il était tel qu’elle se l’était imaginer.

– Quel étage à votre avis ?, lança-t-il en salutation.

La Grande Dame ne lui répondit pas. Wilfried, en plus de l’apocalypse dehors, l’avait motivé à s’échapper au plus vite. Elle sondait ainsi l’appartement en entier Un couteau de cuisine et des ciseaux au fond. Trop loin pour les atteindre. Une porte de sortie à petite distance. Il ne faudrait pas courir beaucoup. Deux choses maintenant : se délier et maîtriser le jojo devant elle. Mais dans quel ordre ?

– Quatrième…, répondit tout seul Wilfried exaspéré.

Elle sursauta, l’autre s’était penché pour la regarder yeux dans les yeux. Hassna en perdit le fil de sa pensée. Pour s’échapper, il lui fallait donc…

– Grande Dame, ne vous êtes vous pas demandé ce qu’il s’est passé ici ?

Son raisonnement se perdit une nouvelle fois. La chaleur n’arrangeait pas les choses. Tout cela était trop et elle lui asséna un regard noir.

– Tu vas finir oui avec des questions à la noix ?, lui cria-t-elle au visage

Wilfried recula lentement au milieu de l’appartement.

– Restons sur des bases saines, Grande Dame. Vouvoyons-nous au moins s’il vous plaît. Pour ce qu’il s’est passé, je demandais si vous aviez deviné ce qui s’était passé dehors ? Juste pour tester vos connaissances.

Et il fit se petit sourire qui lui fit un haut le cœur. Tant pis pour sa vie, autant partir chez l’Hadès en étant digne :

– Assassin ! Tu as brûlé tout le quartier ? Et tu souris en plus, maudit !

Elle semblait prête à découdre de ses poings si elle le pouvait, et en tout cas, elle avait encore des mots pour l’assommer en réserve. Toutefois, avant qu’elle ait pu continuer, Wilfried l’arrêta d’un coup de béquille sur le parquet.

– Grosso modo oui. J’ai brûlé tout le quartier. Mais malheureusement ce n’est pas ce que je voulais. Beaucoup de dégâts, j’en suis sûr, beaucoup de morts, là tu te trompes.

Il se prit ainsi lui aussi au tutoiement, sans que cela ne le gêna plus.

– Honte sur ta famille ! Et les pieds-légers qu’on tué tes gens ? Tu vas moisir dans les Enfers, Wilfried.

– Je comprends de quoi tu parles. Mais toutes ces pauvres personnes qui sont mortes, je ne l’ai pas voulu. Ce n’était pas mon intention. Et puis Grande Dame, si j’avais voulu les tuer, ne l’aurai-je pas fait avant ?

Sur ce dernier mot, la Grande Dame baissa les yeux. Sa colère était partie, elle calma sa respiration. Elle réfléchissait : elle ne pourrait s’échapper sur un coup de tête, elle devait d’abord comprendre son adversaire, comprendre ses motivations. Ce Wilfried était finalement éloigné d’une brute endurcie. Or si ce n’était pas une brute endurcie, c’était pire.

– Boubakar. C’est Boubakar la cause de tout ça ?, dit-elle à voix basse mais distinctement.

– Tu vises juste Grande Dame mais tu te trompes sur l’essentiel. “Boubakar” comme tu dis ou le colonel Boubakar comme on préfère l’appeler chez les Hurons ne nous sert que temporairement. Je ne veux pas qu’ils restent ici Grande Dame, il faut quelqu’un pour m’en débarrasser.

Hassna remarqua à quel point le bonhomme appuya son ils. Wilfried ne les avait pas injuriés, ne les avait pas traité de tous les noms. C’était comme si cette histoire de pieds-légers lui était égal.

Il se pencha alors vers son oreille sans que Hassna pu faire quelque chose contre.

– Ô Grande Dame, mon objectif est on ne peut plus clair pourtant ? Si j’ai bombardé le Quinzième Arrondissement, mis à sac tes banlieues, c’était plus comme un signe que sur un élan meurtrier. D’accord, c’était pour les intimider eux, bon comme ça ils partent et on est plié. Non, Grande Dame, moi c’est au monde entier que j’adresse. Et mon message, tu ne l’as malheureusement pas deviné…

Hassna le regarda un sourcil levé.

– C’est un coup d'État ?

Il ricana en détournant la tête vers la fenêtre.

– Non Grande Dame, c’est une démonstration de force.

– Ha, une démonstration de force ! Et tu bombardes la ville ? C’est sûr que tu seras bientôt sous les barreaux.

– Non Hassna, j’y ai pensé mais ce n'était pas prévu. En vérité…

Tout à coup, les yeux de Wilfried s'agrandirent car il avait vu quelque chose à la fenêtre. Il clopina jusqu’à celle-ci en passant derrière Hassna. Cette dernière en profita pour reconsidérer sa fuite. Le temps qu’il était derrière, elle pouvait se jeter en arrière avec sa chaise et tenter de l’assommer. Ça ne l’impressionnait pas. De toute façon, elle avait réévalué ses chances de l’amadouer vu comment il était fou. Mais il fallait faire vite

Alors que Hassna calculait le meilleur angle pour maximiser l’impact, elle entendit Wilfried se retourner.

– Grande Dame, il y a quelque chose que je dois te dire.

Sa voix était beaucoup plus faible, presque comme s’il était en transe. Sa voix tremblotait comme s’il allait sangloter, ou vomir peut-être. Toujours est-il qu’il retourna devant Hassna et attrapa sa main. La main ligotée de Hassna, il la pressa doucement comme la main d’un enfant. Le silence s’installait et il n’en dit pas plus. Soudain, il la lâcha, sortit un couteau de sa poche.

– Viens-voir Hassna, regarde toi-même par la fenêtre et tu comprendras.

Et tout en disant cela, Wilfried brisa ses liens. La poussant dans le dos, il l’amena nez à nez avec la fenêtre.

– Tu vois les deux enfants au milieu de l’avenue ?

Le bonhomme à son dos était solide et elle n’était pas dans le bon angle pour frapper. Surtout avec le couteau qu’il tenait, elle risquait gros si elle s’échappait maintenant. Elle fit donc bonne figure et chercha les fameux enfants dans le bazar. Depuis la hauteur, Hassna voyait ce qu’entendait Wilfried par dommages collatéraux. La rue était rempli de gens courant dans tous les sens qui se rentraient dedans les uns les autres. Certains criaient ou appelaient du secours et on les entendait malgrès la distance. Les victimes, on les voyait aussi plus en retrait, entourés par les secours qui peinaient à arriver dans le tohu-bohu.

Soudain, au milieu de la foule, elle vit deux petites personnes, bras dessus, bras dessous, remonter l’avenue. Les fameux enfants. Mais que faisaient-ils ? Ne voyaient-ils pas que la route serait barrée par des policiers à l’extrémité.

Wilfried remarqua que son regard s’était figé.

– Les deux oiseaux que tu vois, je les ai observé jour après jour, année après année. Ces deux pauvres enfants vivent à la porte d’en face. Chaque matin, je les vois par le trou de la serrure. Parfois ils jouent, parfois ils rient. Et parfois, ils pleurent.

Il s’arrêta un instant, prit une profonde inspiration et reprit :

– Quand ils pleurent, c’est souvent sans raison apparente. Car, crois-moi Hassna, dans le temps lorsque j’étais au chômage, j’ai eu le loisir de les observer et je peux te dire qu’il n’y avait aucune cause matérielle à leur chagrin. Alors j’ai cherché, j’ai épié leurs faits et gestes et puis un beau jour j’ai trouvé. Ô Grande Dame, ils pleuraient l’absence de leurs parents ! Leurs parents qui je l’ai vite deviné partaient pour de longs voyages d'affaires. Personne ne les consolait, personne ne les aidait…

– La police n’a j’imagine pas été mise au courant.

– Non, Grande Dame, je ne pouvais à cette époque pas attirer l’attention sur moi, vois-tu ?

Il eut une demi-sourire. Dès qu’elle s’échapperait, elle compilerait une à une les confidences de ce criminel. Même s’il gagnait la bataille, au moins on aurait la vérité sur ces agissements.

– Grande Dame, jour après jour, année après année, leurs pleurs étaient entendus par les murs. Et un jour, ils se sont arrêté de pleurer. J’ai pensé que leurs parents étaient rentrés définitivement au bercail. Ce n’était pourtant pas ça. Non, les deux gamins restaient là à jouer dans leur coin. Seuls. Tu comprends ? Au fur et à mesure, leurs cœurs s’étaient endurcis.

– Oui je comprends, dis Hassna à moitié concentrée.

Elle venait en réalité d’avoir une idée et estimait si elle était faisable.

– Les deux oiseaux commençaient à dépérir, c’était ce qui m’apparaissait. Ils étaient plus calme dans leur jeux. Ça ne leur empêchait pas de rire certes, mais ce n’était rien comparé aux éclats de leur vie d'antan. Grande Dame, c’est là où pour moi tout à commencer.

Wilfried s’arrêta une enième fois, une enième fois dans laquelle Hassna pensa qu’il s’était décidé à la poignarder dans le dos. Pas encore, et il reprit :

- L'univers m’a envoyé un signe : les enfants sont le peuple et les parents leurs dirigeants. Les parents abandonnent les enfants, et le peuple s'endurcit. C’est ça le cauchemar de notre civilisation. Et ça, ô Grande Dame, c’est cette turbine que je compte faire tourner en sens inverse. C’est mon devoir. Moi, pauvre Wilfried au chômage, en observant ces enfants depuis le trou de la serrure, j’ai vu mon destin. Accompagner chaque personne comme si c’était mon propre enfant, le nourrir, le blanchir, le protéger tous les jours, jour après jour, nuit après nuit.

– Donc, c’est un coup d’état ?

– C’est la prochaine étape !, dit Wilfried.

Hassna se tourna en vis-à-vis, et le fixa yeux dans les yeux. Son visage était empreint d’un calme qu’elle avait rarement vu chez ses compagnons, et qui pourtant avait souvent affaire à des cas de conscience. Là, devant elle, le visionnaire cachait l’assassin sous un masque.

– Pourquoi m’a-t-on fait venir ici ?, demanda-t-elle.

– Ha ! J’allai y venir Grande Dame. En un mot : collaborer avec toi, je pense…

Elle recula.

– Jamais !

– Laisse-moi t’expliquer. Penses-tu que nous sommes si différents tous les deux ? Je t’ai étudié, Grande Dame, ton parcours m’impressionne. Banlieusarde, tu as vaincu tous les préjugés pour te hisser peu à peu au sommet. Tu t’es pris des raclés mais à la fin tu as construit ton organisation. Quand tu as voulu prendre le contrôle des quartiers, tu les as eu. Tu voulais le contrôle de ce pays, tu l’auras.

Il la regarda un sourire de commercial sur la bouche, une expression qui ne lui allait décidément pas.

– Je ne veux pas de ce pays, surtout si c’est pour être ton pantin…

“Et tu ne l’auras pas non plus, mon ami, ça, crois-moi, on te ficellera avant que tu aies le temps”, pensa Hassna. Son plan d’échappatoire était prêt, elle attendait seulement le moment opportun.

– Je ne te parle pas de marionnette de pacotille. Je te parle de diriger ce pays à quatre mains. Imagine Grande Dame le temps que ça te prendrait par toi-même, à faire tout le tralala du processus électoral. Et quand bien même tu gagnerais, pour combien de temps ça durera ? Tu n’auras pas le temps Grande Dame ! Aussitôt partit, tout ce que tu as amélioré tombera dans le néant. Voilà pour que je te propose de collaborer. Ensemble, guidons la Grande Nation vers la lumière !

L’appartement sembla soudain plus grand qu’avant. Peut-être était-ce un effet de lumière ? Un appartement aussi grand que vide d’âme. Pauvre Wilfried ! Ça n’était pas alors sans raison qu’il était devenu ce qu’il était. La lumière montrait que la matinée avait avancé depuis que Hassna s’était retrouvée ici, et la chaleur était montée de plusieurs degrés.

– J’ai chaud, on peut ouvrir la fenêtre ?, demanda la Grande Dame.

Le personnage s’était assoupi sur sa béquille après avoir déballé sa tirade, il avait le temps, lui. La question de Hassna le tira brusquement du sommeil.

– Comment… Ouvrir ? Oui bien sûr.

Tout à coup, l’air siffla à l’oreille de Wilfried. C’était la chaise. Wilfried l’avait évitée d’un cheveu. Il jura de peur, assénant le sol de béquilles. Il venait de comprendre son erreur.

Devant lui, la fenêtre grande ouverte.

– Grande Dame !, hurla-t-il.

Mais il était trop tard : Hassna avait sauté.

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