Aniqa (2)
Sur ce plateau agacé par le vent, je suis terrorisée à l’idée de m’écraser contre l’océan. Évidemment, cette pensée ne t’étonnera guère ; tu te moqueras par un rire franc de ma ridicule et indéniable « pusillanimité ». D’ailleurs, à la diction de ce mot, si tu te trouvais à mes côtés, je te verrais ouvrir de grands yeux et t’entendrais le rectifier par un mot moins littéraire : « peur ».
Je suis terrorisée. Pardon, je me répète. La mort est un sujet que j’aborde rarement avec moi-même. Maintenant que j’y pense, je me dis : « Quelle drôle d’idée me vient, quatorze ans après ma naissance ! » Je pourrais, sans trahir mon ensemble, choisir les médicaments, discrets, indolores. Mais je veux, en hommage à ta vie courageuse, contredire ma personne craintive et braver toutes réflexions, du moins les taire. Il me semble que jeter mon corps dans cet océan prouvera la sincérité de mon amour, même si le doute traîne dans ma tête. Et puis, j’ai l’immense espoir que nos esprits ou nos pensées ou nos âmes, enfin tout ce petit monde métaphysique, redécouvriront à nouveau, dans un ballet aérien, nos anciennes voluptés.
Durant le voyage de Paris vers cette falaise, quand il m’a fallu avant ce périple, voler en toute discrétion dans le portefeuille de mon père, j'avais pour intention première le suicide violent. Mais l’idée de rester en vie, avant le terminus, s’était emparée de mes pensées, un débordement de mon esprit couard. Les raisons de mettre un terme à ma vie étaient honnêtes, mais je t’accorderai le droit d’en débattre le jour de nos retrouvailles. En voici quelques-unes qui m’ont paru essentielles : mon regard émerveillé sur la nature ; ma difficulté de comprendre la société d’aujourd’hui – je voudrais avoir le temps de décrypter la logique des adultes. Il restait aussi ces arguments égoïstes : la continuation de mon roman, la fatuité de mes poèmes, le goût de la lecture et l’espoir de croiser un intello comme moi. Ma chérie, tu vois, vivre n'a rien d'anodin pour une pensive. Dans ce train long comme un millier de chenilles, à la vitesse molle, j’ai eu le temps de voir ton visage se dédoubler sur la vitre. Tes lèvres, ou plutôt les miennes, car moi seule savait où mon voyage se terminait, me disaient : « Si tu ne sautes pas là où tu te rends, ta vie sera-t-elle moins passionnante, malgré tes névroses ? » Pourquoi a-t-il fallu que je me retrouve dans ce train, confrontée à l’absurdité de la mort et la raison de vivre ? Ou l’absurdité de vivre et le bon sens de la mort ? Mais, qu’importent mes « parabases » sur le choix du suicide ou de l’existence. Car, avant de prendre une décision regrettable sinon définitive pour l’ensemble de mes proches, il faut que je raconte notre petit bout de chemin à ceux qui m’écouteront ou auront la patience de lire mon journal jusqu’au bout – ça, je le destine à mes parents bizarres. Et pour que tout soit parfait, pour que tout soit explicite, je l’ai laissé sur la table de chevet ; il est écrit comme un récit et commence par ces mots :
Au lendemain de mes treize ans, Mme Lefrançois, notre professeur de français, entra dans la classe, suivie d’une adolescente au visage rond. Elle semblait beaucoup plus grande que la majorité des élèves. J’avais pris comme modèle notre prof juste à côté d’elle qui la dépassait de cinq centimètres environ, alors que nous, élèves de cinquième, arrivions à peine à son menton. Tout commença, dans la journée, avec une vélocité à faire tourner la tête. Mme Lefrançois lui demanda de se présenter. À défaut d’un texte appris par cœur, elle prenait un malin plaisir, avec un accent typiquement exotique, à parler d’elle tout en taisant sa vie passée. Soudain une main se leva, l’arrêtant net dans son exhibition qui ressemblait à un narcissisme maîtrisé. D’un brusque mouvement de tête, elle se tourna d’un air contrarié vers le collégien. Cette promptitude qui avait animé ses cheveux bouclés et sombres fit remonter en moi l’image d’une actrice qui interprétait une impétueuse guerrière (un téléfilm sans aucun charme, du reste). Je tentais, de ma place, pourtant privilégiée, de m’immiscer dans ses yeux bruns qui vous pénétraient l’âme, apaisaient vos pensées les plus noires – je ne l’ai ressenti que plus tard lors de notre rencontre. La vive lumière, invitée dans la classe par la fenêtre ouverte, enluminait la peau cuivrée de la jeune fille, jouant sur une de ses épaules nue avec des nuances dorées. Sa beauté me perturbait au point que j’avais oublié mon corps dans cette salle. Bien que ses pommettes fussent mafflues, toute sa structure corporelle semblait s’étirer jusqu’à gagner élégance et finesse. Et son nez, comme le creux d’une vague, qui surplombait sa bouche pulpeuse, cassait, par la distance importante du philtre, la symétrie de son visage. Les rayons du soleil teintaient son épiderme et illuminaient son front bombé et large. Si je détaille cette infime partie de son anatomie – ma beauté vénitienne, comme elle aimait se l’entendre dire, avec une modestie superficielle – c’est afin que vous puissiez la peindre dans votre esprit et, surtout pour moi, ne pas l’oublier, la garder dans un pli de ma mémoire, non moins qu’une photo virtuelle aux couleurs inusables.
Annotations