Aniqa (3)

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Cette jeune fille, répondant au prénom d’Aniqa, était née sous le soleil marocain. Elle y avait vécu jusqu’à ses deux ans, le temps que ses parents rompissent tous les liens avec la lignée paternelle et sur le choix religieux imposé à la mère d’Aniqa. En bon musulman, la famille avait tout de même consenti que le couple s’unît, malgré le mariage interethnique – O tempora, o mores ! s’indignait Ciceron. Autres temps, autres mœurs, écrivait Pindare. La mère, Monique, issue d’une famille catholique très pieuse, refusait d’embrasser la foi musulmane. La brouille commença par cette rébellion. Elle s'accentua quand le père, Mounir, soutenait, au nom de la liberté, sa femme. Bien que l’union fût célébrée au Maroc, pays cosmopolite, chaque sortie des mariés se voyait ponctuée de crachats ostensibles. Dès lors, le couple quitta le pays aussi quand toute la famille, avec une inquiétante méchanceté, osa dire qu’Aniqa, alors âgée d’à peine deux ans, était l’enfant du diable ; cette parole calomnieuse provoqua chez les époux la fuite du pays.

Le voyage de Ain Taoujdate vers Abidjan, soit près de trois mille kilomètres, s’effectua en plusieurs étapes et par différents moyens de transports. À leur arrivée en Côte d’Ivoire et contrairement à ce que le couple s’était figuré, l’accueil de la famille s’exprima d’abord par des embrassades, bientôt suivies par une attitude sectaire. Les chrétiens catholiques devaient montrer en tout temps un comportement presque singé de leur prophète. La différence entre les originaux – disciples qui avaient dévoué corps et âme à leur gourou – et les copies successives beaucoup plus tard, résidait dans l’exégèse de l’évangile, perdue au fil du temps par des traductions aussi fausses que répétitives. Et puis, le monde moderne, la pensée autonome ont foutu une grande pagaille, voire le mercredi (la merde). Il aura fallu, pour que les parents d’Aniqa repartissent, apprendre la patience, subir la calomnie, ployer sous le regard de la famille maternelle, travailler, s’échiner pour un salaire de misère ; ils avaient dû rationner les denrées alimentaires, se priver d’un matériel qui parfois aurait pu se révéler utile et nécessaire. Finalement, après avoir économisé et obtenu leurs visas, un matin, sans explications, ils s’envolèrent pour la France.

Bien que notre amitié eût pris un tournant propice aux commentaires sur l’oreiller, Aniqa ne m’a jamais parlé de sa naïve existence, juste quelques agréables souvenirs allusifs.

Aujourd’hui, si j’en connais un peu plus sur son enfance, avant que je vienne nicher mon corps blanc et frêle au sommet de cette falaise, c’est que sa mère m’a raconté les rêves de sa fille, perdus face à tant de brutalités et d’impatience : l’innocence d’une âme que l’on brûle pour en exprimer le suc de la fierté… J’ai aussitôt imaginé des scènes pathétiques, voire violentes. Et j’ai vu aussi dans ce visage, ridé par la joie ou la fureur ou l’incompréhension, surgir, à chacune de ses paroles, l’essence fantomatique d’Aniqa. J’en étais si gênée que j’ai eu du mal à tremper les lèvres dans mon thé brûlant. Chez moi, je n’en ai jamais bu : « Trop jeune. Il y a de la caféine aussi dans le thé », répétait ma daronne devant ses invités qui acquiesçaient d’un épileptique hochement de tête. Et le chocolat ne contient-il pas de la caféine ? Comme c’était une mère qui m’avait offert ce thé à la menthe, préparé en toute intimité, je n’ai pas pu refuser cette délicate attention ; d’abord par politesse, ensuite par curiosité et finalement par désobéissance envers tous ces adultes préfabriqués… Après tout, une fois n’est pas coutume.

Avant qu’elle n’entrât dans ma vie à l’humeur taciturne et frustrée parce que n’arrivant pas à comprendre ni à m’intégrer dans une société absurde et contradictoire, j’arpentais les rues des cités antiques, les ruelles des villes d’un passé lointain, les boulevards des métropoles d’un futur, et je plongeais aussi dans les cerveaux des êtres pensifs, tout cela grâce aux livres. Ainsi, à douze ans et demi, être assujettie à une discipline poétique et à un savoir qui donnait la migraine, me séparait des amourettes. Cette boulimie, cependant, tenait son origine de mes parents. Ils m’ont éduquée dans le but de suivre leurs traces. Je ne pouvais leur reprocher de m’avoir donné le goût de la lecture, mais je peux, aujourd’hui, les blâmer de la froideur de mes sentiments réels pour les garçons et la pitié envers les filles. Il nous arrive, sans s’en rendre compte, qu’à force de s’intellectualiser, on érige autour de nous des colonnes magiques, empêchant tout inclination émotionnelle de s’échapper de notre univers. Peu importe, mon cœur a appris la manière de déjouer les pièges infranchissables de cette passion.

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