Aniqa (4)
Enfin, quand Aniqa dévoila devant la classe son prénom, après avoir détourné son regard glacé du collégien, j’ai senti tinter à mes oreilles chaque lettre au son d’une note perlée. Pas étonnant quand, plus tard, elle m’expliqua que les mots belle, gracieuse, élégante, habillaient la personnalité de son petit nom.
Le destin programma notre rencontre ; mes notes excellentes en français feraient de moi sa tutrice tout le long du programme.
Deux fois par semaine, madame Lefrançois – admiratrice de Gent-Pol Çhartreux – écrivait au tableau le nom d’un auteur, suivi d’une de ses citations ; elle s’asseyait ensuite derrière son bureau, sortait un livre de son sac et en continuait la lecture : Les anges ont-ils des larmes ? Le titre se laissait voir de manière distincte. Tantôt la main frappant le crâne, tantôt à haute voix, elle s’indignait après un chapitre lu. Son emportement névrotique avait touché du doigt la pensée absurde de l’écrivain. Selon elle, l’argument avancé du plumitif n’avait rien à voir avec de la théologie philosophique ; juste une observation picturale sur des anges larmoyants, qui psalmodiaient des prières aussi grotesques que le titre. Quand la salle se couvrait de silence, je levais avec discrétion la tête. Par moments, elle avait les joues gonflées ou les yeux ronds ou la bouche prête à pétarader des bruits étranges. Parfois, elle posait l’ouvrage sur le bureau et le regardait d’un air distant ; puis elle approchait la main vers lui, la retenait, la réavançait, la reculait, et finalement, après quelques hésitations, le récupérait avec un rictus qui créait sous ses pommettes des rides irrégulières ; cette ombre de douce folie jetait un constat navrant, stupide, puéril. Cependant, son enseignement du français, toujours précis et clair, donnait une réelle chance aux plus faibles d’entre nous. Cette façon de réitérer sans cesse les règles de français cassées par des exceptions me laissait un arrière-goût douteux sur un accord passé avec le principal en vue d’une titularisation au sein du collège. Elle tâchait aussi de nous inculquer l’importance de « la pensée libre » tout en insistant sur la nécessité d’une orthographe sans faute, afin de renforcer la crédibilité de nos propos. À la fin de l’année, mes camarades et moi-même devrions…, non, nous atteindrions avec certitude la note la plus élevée de ces deux dernières décennies dans une école en perte de vitesse ; mais en regardant à la loupe cette classe, quand on découvrait le troupeau de bellâtres qui pataugeait derrière moi dans une mer de mots, on aurait tendance à se dire que l’arrangement avec le directeur serait une mission éprouvante pour notre prof.
Face à la citation au tableau – pour certains élèves, la difficulté du message qui les empêchait de penser, d’imaginer ou de concevoir une idée concrète, éclatait leurs neurones comme le bouquet final d’un feu d’artifice – nous étions libres, libres de déverser nos haines, de déclarer nos amours, d’extérioriser nos lâchetés avec une vision ponctuée de points d’interrogation, pour les moins courageux. Or, ce dernier aspect d’aborder les choses de cette manière déplaisait à madame Lefrançois, qui nous enseignait sans relâche le feu ou la glace comme discours. La tiédeur dans nos idées, notée, même d’une seule phrase à cause de notre mièvre personnalité, devait être proscrite. Elle n’avait pas tort, mais se rendait-elle compte de la contradiction avec son précepte de « la pensée libre » ? Nul doute que ce paradoxe faisait d’elle un individu à part entière.
Sa présentation accomplie, Aniqa avança la tête haute, sans regarder personne, juste d’éventuelles rivales. Dans une robe courte, sa beauté métisse, supportant des jambes athlétiques mais fines, supplantait de loin toutes celles qui se maquillaient afin d’estomper l’ingratitude de leur peau. J’étais, sans conteste, comme toutes les autres collégiennes, observatrice de sa vénusté. Contrairement aux sentiments délétères que mes camarades subissaient, je ne ressentais ni envie, ni jalousie, ni regret. Mon apparat naturel, que j’avais qualifié de commun, me suffisait amplement. Je m’étais habituée à ce visage pâlot, maigre et marqué d’une ride naissante au front, où la servitude du paraître avait brisé en moi tous les miroirs réels et imaginaires. Le seul qui avait encore conscience de me réfléchir, dans la salle d’eau, recevait des injures pour une tignasse impossible à coiffer, même mouillée.
Sa lente progression, à la démarche féline, commençait doucement à impatienter madame Lefrançois. Assise derrière son bureau, les bras croisés, le regard tour à tour sur Aniqa et au plafond. Elle se fâchait de ne pouvoir lui dire, pour une raison que j’ignorais et qui ne me serait jamais dévoilée, de se dépêcher. Pourtant, cette prof irrationnelle ne se gênait guère pour nous enguirlander quand l’agacement électrifiait un peu trop ses cellules nerveuses. Alors, pourquoi la jeune fille au pas nonchalant ne recevait-elle aucune observation ? Décidemment, je ne saurai jamais ce qui se passe dans la tête des adultes. Plus ils vieillissaient, plus leur manière d’agir demeurait un mystère…
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