Aniqa (5)
Aniqa me déborda et, à l’instant où je détournai la tête pour regarder la prof, elle s’arrêta, recula et dévisagea mon profil. L’assurance silencieuse et la désinvolture devant l’adulte me surprirent. Je pivotai vers elle, inquiète, gênée ; un étrange sourire accentua le plissement de ses yeux. Quand elle les écarquilla, m’invitant dans son royaume, je me suis sentie glisser vers cet univers où tant de souffrance et d’amour se querellaient dans une âme aussi jeune. Quel cœur pur pouvait-il supporter cette dualité, mis à part un guerrier, un poète ou un sage ? À cet instant mon métabolisme perdit, en l’espace d’une seconde, notre triste réalité. Les joues en feu et l’esprit parachuté dans un monde soumis aux forces incontrôlables du désir, celles-ci expurgèrent tout l’air de mon cerveau. Ce contre-coup m’assomma et m’emmena dans un chaos où l’Espace, le Temps, le Rêve, la Vie n’étaient que des créations hasardeuses, sans corps ; un néant qui attendait d’être malaxé, coupé, ajouté…, pour se construire une image telle que nous la connaissons aujourd'hui depuis des millénaires.
Je me réveillai à l’hôpital en me disant que les gens connaissaient le pourquoi de leur malaise. Mon cas ne représentait rien de particulier à celui des autres ; mon flux sanguin avait pris un malin plaisir à ne plus courir dans mon corps, ce qui avait occasionné une syncope, d’après l’avis du médecin. Mais puisque je me souvenais de chaque détail qui flottait à la surface de ma mémoire jusqu’à la perte de conscience, je réfutais cette évaluation symptomatique. Sans que je fusse formelle sur le diagnostic, je soupçonnais Aniqa de m’avoir jeté un sort qui avait privé mon cerveau d’oxygène, afin de me démontrer comment l’univers exponentiel se composait avant la création du monde. Bien sûr, avec mon orgueil, cette conséquence reconnut mon analyse comme une vérité fondamentale, même si le mot savant « lipothymie », que j’avais découvert peu de temps auparavant, donnait pour moi un sens réel à ce qui m’était arrivé. Le docteur, qui ne me posa aucune question quant à mon retour ici-bas, ne put connaître avec exactitude les nuances significatives du choc, cela engendra ainsi dans son esprit une théorie facile et erronée. Je n’étais pas du métier, mais je savais différencier une syncope d’une lipothymie. Et puis cela me permettait d’expérimenter la façon de penser de madame Lefrançois : méditer par soi-même.
Mes parents, absents de ma vie tout comme étrangers à mes sentiments depuis mes huit ans, trouvèrent, sans doute à cause de l’inquiétude et de l’angoisse, le chemin qui menait à ma chambre d’hôpital. J’ai eu de la peine pour eux en constatant leur visage réellement anxieux. Je commençai dès lors à penser que l’amour porté envers leur fille n’avait rien d’inexistant. Ma mère, le teint pâle, s’approcha du lit avec une inquiétude non feinte, me baisa la joue et me demanda si je voulais qu’elle restât avec mon père. J’ai refusé en prétextant qu’ils avaient certainement des affaires urgentes à régler au palais de justice. De toute manière qu’aurait-on pu nous dire en dehors de simples banalités ? Quelque chose en moi avait pris le contrôle de mes émotions ; un automatisme qui engendra une créature dénuée de sentiments. Pourtant, j’ai essayé avec eux, plusieurs fois au cours d’innombrables dîners, de leur communiquer mon amour ; ils m’écoutaient avec une patience où parfois je devinais un sourire, mais de complaisance. La discussion revenait bien vite à leurs vies d’avocats. Je n’ai plus ouvert la bouche lors des repas. Je garde toujours l’espoir au fond de moi de recevoir cet amour qui unit les parents à leur enfant.
Leur visite, ainsi que ce stupide film du soir, déclenchèrent en moi un paradoxe nouveau : le visage de cette jeune fille imprimé dans mon esprit réveilla soudain un désir, une envie irrésistible de la connaître. Mais comment moi, adolescente asociale, au cerveau flétri avant l’âge adulte, allais-je m’y prendre pour établir un contact sans que la véritable intention ne se lût sur ma face ? Plus j’y réfléchissais, plus la peur de paraître ridicule freinait mes pensées et retardait mon sommeil.
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