Aniqa (6)

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Le lendemain, mon père m’accompagna au collège et, durant le trajet, une chose que j’aurais qualifiée d’ironique, venant de mon daron, me fit plaisir.

— Ta mère et moi avons pris la résolution de laisser au vestiaire du tribunal les dossiers de nos clients et de nous consacrer à tes envies tous les soirs. Tu ne t’attendais pas à ce revirement, hein !

— Ah, non ! m’exclamai-je. Je ne la comprends pas, cette volte-face, ou du moins, j’ai peur de la comprendre…

— Tu pensais qu’on se désintéressait de toi ? Tu es notre fille unique, nous t’aimons, peut-être pas comme tu l’espérais, chérie, mais, maintenant que tu es en âge de distinguer le bien du mal ou les fausses interprétations de l’amour, écoute bien : si nous avions paru si distants ces dernières années, il faut que tu saches que notre métier n’avait pas encore acquis la stabilité qu’il a aujourd’hui. Quand nous t’avons eue, nous étions de jeunes étudiants en droit. Ta mère a arrêté les études et les a poursuivies quand tu fus en âge de te débrouiller seule. Je te fais un parcours succinct des années qui t’échappent encore. J’ai insisté auprès de mes collaborateurs au cabinet où j’exerçais, de prendre ta mère. Tout ce que je te dis et ce que tu dois comprendre, et je ne doute pas de ton esprit fin, c’est que, à cette époque, nous étions, ta mère et moi, assujettis (le mot est un peu fort, mais tant pis) à des chefs qui nous confiaient des dossiers épineux. Aujourd’hui, nous pouvons agir et choisir en toute liberté nos affaires. Et c’est pour ça que hier soir nous avons conclu, au cours du dîner, cette « impérieuse » décision.

Bouche bée, je fixais mon père, concentré sur la route. Soudain une chaleur se propagea dans tout mon corps et l’émotion me tira deux larmes. Avais-je été aussi stupide, folle de croire à mes propres impressions ? J’étais comme le sophiste de Platon. Je ne sus répondre, les mots se mélangeaient à l’intérieur de mon cerveau ; j’avais la sensation de régresser et de me revoir à l’âge de cinq ans.

— Merci, papa, pus-je dire avec un baiser sur la joue.

Un sourire de sa part égaya le trajet.

Il s'agissait de la première fois que je l’appelais par ce mot enfantin : papa. Je l’avais considéré, depuis que j’avais su ouvrir un livre, comme un nom puéril, masquant à l’auteur son appartenance à une race humaine perdue, bouffie d’un amour familial et d’une carence intellectuelle. Voilà que mon orgueil reprenait du poil de la bête. — Mais ce que je savais, de ce savoir ancré en moi, devrais-je le renier au profit de ceux qui manquaient de connaissance ? Devrais-je de même renier la richesse au bénéfice du dénuement ? Le monde avait toujours fonctionné avec deux extrêmes qui s’opposaient, c’était ainsi.

— Nous sommes arrivés, dit mon paternel.

Me souvenant à l’instant, une fois l’émotion familiale dissoute, ce paradoxe nouveau, ce désir que j’ai eu de me rapprocher d’Aniqa, j’en fis part sans plus attendre à mon père. Sa réponse me surprit également :

— Si tu as des sentiments amoureux envers une fille, ne te retiens pas.

— Je sais pas… Je n’ai pas encore d’idée concrète et aux dernières nouvelles, il me semble que je sois hétérosexuelle. Mais hier soir son visage m’est apparu et ce désir de la connaître intimement. Je ne sais si ce désir est fait d’amitié ou d’amour.

— Tu le sauras assez tôt. Et puis peu importe comment ce désir est recouvert, laisse-le t’imprégner, car, ma fille, l’amour est la plus belle chose que l’être humain ait créé. Quand il arrive, il ne s’interroge pas sur le genre ; il est calme, doux, patient, lumineux comme les anges.

— Je ne crois pas aux anges, père.

— Pourrais-tu m’appeler papa ? J’ai toujours aimé que mon enfant reste mon enfant.

— D’accord, papa.

Je crois que c’en était trop. Ce surplus d’amour ne me convenait pas plus que le sentiment éprouvé lors de nos dîners. Ce rachat de sentiments commençait à me donner la nausée. À partir de cet instant, mes certitudes nouvelles s’effaçaient devant mes anciennes impressions. Mais je ne disais rien et restais hypocrite devant le pitch de mon père. Mais celui-ci n'était pas dénué de sens. J’avais enfin eu un aperçu de la personnalité de mes parents. Mon père était-il un romantique ? Et ma mère aussi ?

— Quoi que cet amour soit homosexuel, vis-le à fond, sinon tu le regretteras tout le long de ton existence. Allez, file maintenant ou tu vas arriver en retard à ton cours.

Une bise réciproque et j’intégrai aussitôt la classe de français. Les surprises comme les couples allaient par deux, du moins dans mon cas. À mon bureau, où j’avais passé deux trimestres seule, Aniqa se tenait sur la chaise voisine. Le hasard me jouait-il une ballade heureuse ?

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