Aniqa (8)

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Sa mère apporta une seconde chaise et me demanda si je voulais partager leur repas. L’invitation me désorienta à cause du ton presque impératif. Je faillis accepter dans la hâte, mais aussi grâce à ce tourbillon aromal qui sévissait dans la cuisine. Hélas, à son grand regret, je déclinai sa proposition. J’étais peut-être maître de mes réflexions, mais certainement pas les choix de ma vie adolescente. Connaissant le caractère obsessionnel comme l’esprit tordu de mes parents, je savais à l’avance qu’ils m’auraient sommée de rentrer sur le champ. Leurs raisonnements parfois incohérents et leur état névrotique lié à l’angoisse du lendemain tranchaient avec leur métier d’avocat. Quelquefois, je me demandais comment il fut possible que ce couple arrivât à gagner des affaires ou à ne pas être jeté du tribunal ? selon moi – et je suis désolée du caractère grossier de ma plume – ils devaient payer les juges ou bien s’envoyer en l’air avec eux après un dîner. Une partouze, peut-être ?

Estelle et Kilyan, prénom emprunté à mon grand-père irlandais, trouvaient logique que je reste plantée devant la porte de chez eux, dans une cour à l’écœurante odeur de chrysanthèmes. Je n’ai jamais compris la raison de leur refus de me confier une clé. Heureusement, en hiver, la concierge m’accueillait bien au chaud chez elle. Ils trouvaient logique, aussi, que leur fille ne rentrât pas trop tard, parce que, sinon, en tant que parents légitimes, ils seraient inquiets. Je devais donc me débrouiller à trouver un juste milieu entre le tôt et le tard. Même si, quelques heures auparavant, l’entretien avec mon père me laissait penser à une porte entrouverte sur une liberté nouvelle, l’habitude d’obéir était ancrée en moi. Et ce serait avec la mort dans l’âme que j’abandonnerais mon amie.

Je m’assis face au pupitre. Il exhalait une odeur de bois humide et de vernis sur un plateau plein de cicatrices. En même temps que je déballais mes affaires et ouvrais mon classeur de français à la feuille du premier trimestre, Aniqa s’approcha de moi par derrière. Je sentais son souffle régulier et tiède caresser ma joue. À cet instant, je compris toute la ruse savante de cette patience calculée, qui n’eut d’autre résultat qu’à me glisser un baiser, pendant que je m’évertuais en explications. Mais elle se ravisa, jugeant, peut-être, l’acte prématuré pour un premier jour. Alors, mon amie africaine changea de tactique : ses mains se posaient sur les différentes parties de mon corps. Ces contacts se voulaient anodins, comme des gestes involontaires, maladroits, autre artifice ingénieux de sa part pour voir ma réaction. Je ne disais rien et en éprouvait plutôt un petit plaisir et, pour la première fois, un sentiment alors inconnu naissait dans mon cœur.

Après une heure passée dans la chambre, je me rappelai soudain que je devais me dépêcher de rentrer. Aniqa me raccompagna jusqu’à la porte et me baisa la joue, les mains sur ma taille. Cette touchante affection eut l’effet d’un frisson qui fila le long de ma colonne. Aussitôt, à l’oreille elle me proposa de m’inviter au cinéma. Toute une flopée de questions inquiétantes surgit de mon cerveau.

J’ai accepté pour savoir où ce début de relation allait nous mener.

Le soir même au dîner, j’annonçai, à ceux qui me font l’honneur de jouer le rôle de mes parents, – mais ai-je encore la possibilité de parler d’eux ironiquement ? – l’intérêt plus intellectuel que ludique d’aller voir un film au cinéma, suggéré par ma prof de français. Ce qui était faux. Les films proposés par madame Lefrançois étaient purement à caractère didactique, pédantesque, voire ennuyeux. Pour cette personne dont j’étais fière d’apporter mon aide en français, contrairement aux filles hypocrites de ma classe, ce mensonge en valait bien la peine – une seule feinte depuis que je fus née n’empêcherait pas notre famille de s’épanouir. Ils acceptèrent, après un silence, ponctué de regards surpris sur l’un et l’autre, sur la pendule, pour revenir sur moi. Je reçus, par la même occasion, le trousseau de clés de mon père.

Mes parents accueillirent avec amabilité Aniqa et son père, ravis de savoir que leur fille comptait une amie. Le film fut exécrable, malgré la critique enjouée et la parade de publicités sur ce long métrage. Mais ne soyons pas dénigrant pour peu de chose, il aura eu l’effet de fantasme sur des femmes quarantenaires en mal d’amour. Ce que je peux dire, c’est que le livre est mal écrit et le film est affligeant, une exception dans le domaine de l’art littéraire qui se lie avec la pellicule. Exceptionnel, parce qu’ordinairement quand l’un ne va pas, l’autre n’est pas mauvais. Moi, j’appelle ça un point de vue exécrable de la mise en scène à chacun des deux artistes.

Le lendemain matin, je me crus victime d’un sortilège. Mon radioréveil à piles, qui a dû ralentir dans la nuit, me réveilla d’abord brusquement avec la voix tonitruante de Mike Jagger. Je me suis assise sur le lit sans aucune aide de mes bras, comme Regan MacNeil. J’ai dit « ta gueule ! » avec une telle rage que le réveil alla atterrir à l’autre bout de la chambre. Ensuite, ce fut le petit déjeuner à base de pain et de beurre, sauf qu’il ne restait que des biscottes. Celles-ci, subissant ma colère et ma frustration, finirent dans le bol de chocolat froid, tout émiettées. Et, enfin, le ratage du bus qui m’emmenait au collège. Le trajet à pied jusqu’à la grille collégiale fut détestable pour mes oreilles : des klaxons ; des sirènes étourdissantes ; des voix fortes, incompréhensibles et parfois injurieuses ; des bruits de moteur déglingués ; des pétarades de motos. Toute cette confusion de sons commençait à me tourner la tête et voiler mes pensées.

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