Calé à l'ombre d'un mur, Téodime affûte le tranchant de son épée. Le voilà presque revenu à son point de départ, à la lisière des ruines qui entoure B2. Une goutte de sueur vient s'écraser sur la lame. Le jeune homme lève la tête pour essuyer son front d'un revers de manche. La chaleur est écrasante, aujourd'hui. Téodime sourit amèrement en observant le dôme scintillant de B2. Peut-être n'est-ce pas la chaleur ?

Cette enveloppe lisse d'apparence inoffensive cache un monstre froid et meurtrier qui a tué un à un tout ceux qu'il aimait : son père d'abord, sa mère et sa grand-mère pour finir par Noway.

Depuis, il n'aime plus personne. Son cœur est mort. Seul la haine le fait encore battre. Il demeure cependant un jeune homme tout juste sorti de l'adolescence qui n'a pas voix au chapitre. Il a dû prendre son mal en patience pendant des mois. Le monstre s'est endormi, Kaly les a entrainés dans la douce illusion d'une vie autonome et pacifiste.

Téodime n'y a jamais cru. Un jour, les Bullites reviendraient les torturer. Comme toujours. Alors la rancœur chevillée au corps, il s'est entrainé, endurci autant qu'il le pouvait en attendant.

Quand les mauvaises nouvelles sont tombées, il était prêt. Ils ont appris la venue de nouveaux soldats à la Bulle des Gouvernants. Le clan a décidé d'envoyer des observateurs à BG et B2. Les informations qu'ils ont ramenées ont enfin détruit le beau rêve dans lequel les avait enfermés Kaly. Sous BG, les soldats massacraient à tout va. Aux abords de B2, le nouveau sport Bullite consistait à kidnapper des flopées d'enfants et d'adolescents.

À la lumière de ces nouveaux éléments, il a été décidé qu'il était temps de faire exploser une nouvelle Bulle. Le clan n'est plus. Ils se sont dispersés en petits groupes chargés de différentes missions : certains partent pour un voyage long et incertain, ils essaieront de rallier la communauté à l'Est et même s'ils le peuvent l'Afrique, pour retrouver le Clan de Noway et Kaly. D'autres, menés par Feng et William, iront aux abords des Bulles de la première ceinture dans l'espoir de trouver des alliés pour les faire tomber.

Feng lui manque, il a l'impression que seule l'impitoyable guerrière le comprenait. Elle s'est battue bec et ongles pour faire partie du groupe assigné à B2, Kaly a été inflexible. Pour elle, Feng et William sont les plus à même de constituer et d'organiser un nouveau clan de combattants. Ses arguments ont eu raison de la détermination de Feng.

Lui a réussi à la convaincre, il fera partie de ceux qui, les premiers, essaieront d'entrer à nouveau dans une Bulle.

Téodime lève un poing rageur vers le dôme. Demain, il ouvrira de force la gueule du monstre, il y entrera pour se venger, pour lui faire subir ce que lui a vécu. Il le ravagera de l'intérieur jusqu'à ce qu'il ne reste plus rienm même si cela signifie aller à l'encontre du plan de départ.

Animé d'une joie sinistre, il se penche à nouveau pour caresser le fil de son épée.

Une silhouette marche vers lui, à contre-jour. La reconnaissant aussitôt, Téodime se tend. Hélio, le solaire et l'optimiste, s'assoit à ses côtés sans rien demander.

J'aurais dit non, il le sait.

• Si c'est Kaly qui t'envoie, tu peux t’en aller. Inutile de discuter, je changerai pas d'avis, grogne-t-il, sentant la colère bouillir en lui.
• Ni l'un, ni l'autre, répond Hélio, d'un ton tranquille. Je peux rester, alors ?
• Si tu la fermes, oui, crache le jeune homme.

Pendant quelques minutes, Hélio respecte le silence que lui a demandé l'adolescent. Ce dernier qui n'est pas dupe, l'observe du coin de l'œil. Hélio arbore cette expression rêveuse que Téodime ne comprend pas, celle qui l'amène toujours à se demander ce qu'il contemple. Que voit-il qui lui permette de sourire d'un air si doux ? Cet air-là finit toujours par éveiller une douleur sourde chez l'adolescent qui pose son épée avec fracas. Ses mains tremblent de fureur contenue. Il pourrait s'il ne se contrôlait pas, cogner sur Hélio juste pour qu'il cesse de sourire ainsi.

Quand Téodime lève la tête vers le jeune homme, celui-ci le regarde d'un air triste.

• Je ne veux pas de ta pitié, Hélio.
• Ça tombe bien, je n'en ai aucune pour toi, lui rétorque le jeune homme dont le visage affiche une dureté inédite.
• Restons-en là, c'est mieux pour tout le monde. Va-t’en !
• Certainement pas ! Demain nous partons à l'assaut de B2, nous avons très peu de chances de réussite. La présence d'un ado sauvage et haineux dans nos rangs ne fera que les amoindrir encore plus. Il est temps que tu grandisses, Téodime !

Aveuglé par la colère, Téodime se jette sur lui. Il ne trouve que du vide.

• Tu vois, ta fureur te rend stupide, lui assène Hélio derrière lui.
• Tais-toi, siffle Téodime en donnant un coup de poing dans le mur devant lui.
• De mieux en mieux, persifle Hélio. Avec un comportement pareil, te joindre à nous demain, relève du suicide.
• En quoi ça te regarde ? hurle à présent l'adolescent.
• Noway a donné sa vie pour toi, murmure Hélio.
• Et alors ? Je lui avais rien demandé ! Et puis, il est mort... Mort, t'entends ? Il s'en fout désormais que je vive ou que je meure !
• Peut-être... mais pas moi, ni Kaly ...
• Vous devriez ! Je refuse que vous vous sacrifiiez pour moi, je refuse que qui que ce soit se sacrifie encore pour moi !
• Téodime ! Téodime ! crie une voix enfantine que le jeune homme reconnait aussitôt.

Non, pas maintenant...

Ugo, son petit frère, déboule en courant.

• Téodime ! appelle-t-il en se jetant dans ses bras. Qu'est-ce qu'y se passe ? Pourquoi t'es en colère ?

Téodime, les bras ballants, sent le petit cœur affolé de son frère contre son torse. Le jeune homme serre les dents. Il s'est éloigné de son frère et de sa sœur. À quoi bon leur prodiguer un amour qui leur serait arraché un jour ou l'autre ? Autant leur éviter d'entendre des promesses qu'il ne pourrait pas tenir.

• Dis-lui, lui intime Hélio.

Il secoue vigoureusement la tête. Non, il refuse. C'est pour ça qu'il s'est tenu loin d'eux, pour ne pas avoir à faire ça.

• Aujourd'hui, tu passes de l'autre côté, Téodime. Tu deviens celui qui décide de partir et qui en assume la responsabilité. Ou tu restes ici. À toi de voir, conclut Hélio avant de s'éloigner.