18- Fait comme un rat (2/2)
Perdue dans ses pensées, Lia est en train de s'octroyer une rapide toilette avant que le prochain client n'arrive. Le dernier, enfin ! La journée a été interminable. Elle se sent épuisée, sale, comme chaque jour. Peut-être est-ce pire, ces derniers temps ? Depuis qu'elle ne s'échappe plus pour aller rendre visite à Hélio, depuis qu'il a instillé le doute dans sa tête.
Elle avait des questions à lui poser mais le Cercle en a décidé autrement. Ils lui ont ordonné de lui descendre les affaires nécessaires à l'exploration des souterrains et de l'avertir que quelqu'un d'autre s'occuperait de lui. Ils ont désigné Roc. Lia s'en est d'abord réjoui. Roc est un grand paquet de nerfs, au visage tout en angle. Il a toujours un air mauvais, et pas que l'air, selon les rumeurs. La jeune femme espérait bien alors que Roc apprendrait la vie à Hélio.
Les jours passant sans nouvelles, même pas des bruits de couloirs, elle n'a pu s'empêcher de commencer à s'inquiéter. Elle a bien essayé d'échapper à ces pensées parasites, hélas ce n'est pas sa triste vie au Lupanar qui l'y aide.
Elle soupire de dépit quand sa patronne entre dans sa chambre.
- Lia, change-toi. Tu as un rendez-vous important dans vingt minutes, lui annonce l'opulente matronne, de sa voix éraillée.
- Mais Ma, j'ai encore un client... objecte Lia.
- Je lui ai dit que tu n'étais pas disponible, ce soir. Il reviendra demain.
Cela doit être sacrément exceptionnel pour que Ma en vienne à cette extrémité, songe la jeune femme.
- Oui, répond Ma à sa réflexion silencieuse. Va au Huis-Clos. Ma soeur t'y attend avec ton rdv.
- Quelle est la raison de cette rencontre ?
- Je l'ignore.
À ces mots, Lia frissonne. Aller au Huis Clos signifie toujours rencontrer un émissaire du Cercle. Jusque là, elle s'y est rendue pour recevoir des ordres de mission ou rendre compte des renseignements qu'elle collectait. Elle était toujours informée de ce qui l'attendait. Pourquoi ne lui dit-on pas cette fois ?
- Entendu, répond-t-elle d'une voix peu assurée.
- Bien, habille-toi vite puis descends. Goupil t'accompagnera, c'est plus sûr !
Lia hoche la tête tandis que Ma passe déjà le pas de la porte avant de la refermer.
Enveloppée dans une cape grise cachant sa tenue aguicheuse, Lia suit en silence Goupil. Ils arrivent très vite en vue de l'établissement tenue par la soeur de sa patronne. Goupil s'arrête devant la porte du Huis-Clos, se saisit du heurtoir qui n'est autre qu'un corps dénudé de femme alanguie. Il cogne trois fois sur la porte métallique qui vibre comme une grosse cloche. Il a, à peine lâché le heurtoir que la porte s'ouvre déjà sur une silhouette à l'opulence familière.
- Ah, vous voilà enfin ! les accueille Amy, la soeur de Ma. Entre Lia. Goupil, retourne chez Ma la prévenir que Lia est bien arrivée.
- Mais, qui l'escortera au retour ? se renseigne Goupil.
Lia sait que Goupil se soucie comme de sa première dent, de sa sécurité. En revanche, il craint les colères cataclysmiques de Ma quand on on ne fait pas ce qu'elle a demandé.
- Dis-lui que je m'en chargerai. Allez, file ! conclut Amy en lui renfermant quasiment la porte au nez.
D'un signe, l'imposante femme intime à Lia de la suivre. Elles traversent un couloir étroit dont les couleurs vives des murs sont auréolés de lumières tamisées, avant d'entrer dans la grande salle. Là, comme dans tous les lieux de ce genre, des Bullites tripotent des femmes HC qui font semblant de se délecter de ces attentions lourdes et sans saveur.
- Ah Lia, déclare Amy, je suis tellement contente que Ma ait pu te libérer. J'ai vraiment besoin de ces photos au plus vite. Le photographe t'attend à la "Baie des Anges".
Voilà donc leur alibi de ce soir. Le coup des photos est un classique car il est sûr et facile à mettre en oeuvre.
- Je suis ravie de pouvoir vous être utile, Madame Amy, répond Lia, d'un air soumis.
Elles finissent de louvoyer entre les tables pour s'arrêter au début d'un couloir dont la fin se perd dans la pénombre.
La tenancière lui sourit.
- C'est la dernière porte à droite.
- D'accord.
- Dis-leur de venir m'avertir dès que vous avez fini. Je veux m'assurer que leur travail convient avant de te laisser partir.
- Bien, madame.
- Parfait, à tout à l'heure, agrée Amy tout en posant la main dans le dos de Lia pour la pousser à s'engager dans le couloir.
- À tout à l'heure, répond Lia en s'engageant sur le chemin qui la mène à son rendez-vous mystérieux.
Une fois arrivée devant la porte indiquée, elle ne se laisse pas le temps de tergiverser. Elle frappe et sans attendre de réponse, entre. À la vue des occupants, elle retient de justesse un cri de surprise. La main crispée sur la poignée, elle se fige.
- Ferme la porte, s'il te plaît, lui demande Saul, de sa voix si grave que la jeune femme en perçoit les vibrations dans son ossature.
Elle obtempère en silence. Saul n'est pas seul, il est accompagné de Milo, un autre membre du Cercle et d'un autre homme, grand et sec. Une bouffée d'inquiétude la saisit quand elle croit reconnaître Roc. Cependant, elle n'en est pas certaine car ce dernier, assis devant une fenêtre, lui tourne dos.
- Bonjour Lia, la salue Milo. Désolé pour ce rendez-vous précipité mais nous avions besoin de toi, tout de suite.
- C'est à propos d'Hélio, ne peut-elle se retenir de demander sans même prendre la peine de répondre au salut.
- En effet, lui confirme Saul.
Lia baisse son regard vers lui. Les dernières fois, elle avait éprouvé de la peine pour lui. Bien qu'assis dans son fauteuil roulant, le célèbre co-créateur du Réseau semblait crouler sous le poids de la gravité. Aujourd'hui, elle le trouve différent même si elle ne parvient pas à mettre le doigt sur ce qui a changé chez lui.
- Il lui est arrivé quelque chose ?
- Il a refusé de coopérer, lui apprend Milo.
- Quoi ?
Lia ne comprend plus rien.
- Nous lui avons fourni un Pad pour qu'il consigne les données qu'il recueille en explorant les souterrains. En deux semaines, il n'a rien enregistré du tout ! s'échauffe Milo. Nous l'avions prévenu que cela ne serait pas sans conséquence !
Lia essaie de garder son sang-froid. Elle cherche des indices de ce qu a pu se passer sur le visage de ses interlocuteurs. Elle regarde tour à tour Milo, rouge de colère puis Saul, qui, l'air serein, lui rend son regard avec curiosité. Qu'ont-ils fait ?
- Ce matin, nous avons envoyé Roc expliquer notre façon de penser à ce jeune impudent ! continue Milo.
Lia se tend. Elle sait très bien ce que cela signifie. Roc n'est pas un grand orateur en revanche, il cogne toujours avec enthousiasme.
- Il est blessé, en déduit-elle à haute voix. Vous voulez que je retourne le soigner, c'est ça ?
L'homme à la fenêtre se retourne. C'est bien Roc même si Lia reste stupéfaite. Le visage tuméfié, il la fixe d'un regard vaseux. Il se lève lentement, fait péniblement quelques pas vers eux en grimaçant.
- Il t'a pas dit qu'il savait se défendre ? lui demande-t-il d'une voix pâteuse dans laquelle elle perçoit tout de même de la rancoeur.
- Non.
- Sale menteuse ! Vicieuse, comme toutes les catins ! Tu voulais qu'il me cogne, c'est ça ?... pourquoi ? J'ai mal baisé une de tes copines, c'est ça !
Trop médusée pour répliquer, Lia secoue vaguement la tête, ignorant tout à fait de quoi il parle.
- Crois-moi, tu seras pas toujours protégée par Ma. Ce jour-là, je te trouverai...
- Cela suffit, Roc ! tonne Saul. Lia dit qu'elle ne savait pas. Je la crois ! Tous, dans le Cercle, ont pris pour acquis qu'Hélio serait sans défense devant tes ... arguments ! C'était une erreur du Cercle, pas de Lia !
La jeune femme peine à croire ce qui est sous entendu.
- C'est Hélio qui lui a fait ça ?
- Oui, répond Milo, le visage crispé de colère. Il a laissé Roc inconscient, en dessous du conduit qui mène à la surface. Il a aussi laissé le Pad, dans lequel il a enregistré un message qui disait qu'il n'accepterait que toi comme messagère.
- Mais... quel message voulez-vous que je lui apporte ?
- Nous voulons que tu ailles voir comment il va, répond Saul en la fixant d'un regard intense.
- Tu dois aussi lui rapporter ce nouveau Pad, complète Milo. Dis-lui qu'en échange des informations qu'il a collectées, nous passerons sur son... sa perte de contrôle et organiserons la rencontre qu'il souhaite avec Saul. C'est l'ultime chance pour lui de nous prouver ses bonnes intentions.
Lia est perdue pourtant, à sa propre surprise, elle accepte sans hésiter.
- Lia, tu dois y aller maintenant, l'informe Saul en lui tendant le Pad.
- Maintenant , répète Lia, un peu hébétée. Mais Ma va s'inquiéter...
- Nous la ferons prévenir.
- Allez Lia, dépêche-toi et reviens tout de suite nous communiquer sa réponse, la presse Milo, en la poussant vers la porte sans même lui dire au revoir.
L'esprit embrumé, Lia sort de la pièce puis traverse l'établissement comme dans un rêve ou un cauchemar... Elle ne saurait le dire. Elle fait un vague signe de la main à Amy qu'elle aperçoit en train de servir des clients.
Ce n'est que quand sa main entre en contact avec le métal froid de la poignée de la porte qui la mènera dans la rue, qu'elle se ressaissit. Un frisson électrique la parcourt de la tête aux pieds. Elle doit retrouver sa lucidité avant de s'engager sur le chemin de la cache d'Hélio. Il en va de sa sécurité et de celle de tous ceux qui participent au Réseau. Elle prend une grande inspiration pour retrouver ses reflexes. Elle cache le Pad dans un repli de sa cape, visualise quel est le chemin à emprunter pour rejoindre la petite impasse non loi du G0, s'assure que le petit poignard et la mini-torche qu'elles emportent à chaque fois qu'elle sort, sont toujours solidement fixés à sa cuisse. Après cette inspection, elle tourne la poignée et s'enfonce dans l'obscurité de l'Avenue des Merveilles.
D'un rapide balayage des yeux, elle constate avec satisfaction que l'embranchement qui mène à la grande artère est quasi déserte. Le début du trajet s'annonce bien. Aux aguets, elle avance d'un pas souple sans être non plus trop rapide ou précipité. Encore quelques mètres et elle tourne pour s'engager dans la grande avenue. De rares quidams trainent devant les bars mais il est encore trop tôt pour qu'il y ait réellement du monde. Cela réduit la probabilité de mauvaises rencontres mais augmentent celles de se faire repérer. Pour le moment, il n'y a pas de gardes en vue.
Alors qu'elle a parcouru presque la moitié du chemin, une mélodie vient tinter aux oreilles de la jeune femme. Quelqu'un sifflote non loin derrière elle. Elle manque de trébucher lorsqu'elle reconnaît l'air qui la poursuit. C'est Saul qui le lui a appris le jour où elle a eu pour mission d'aller guetter près du G0. Alors qu'elle tourne la tête, elle aperçoit une silhouette qui disparaît dans une impasse.
Elle ne veut pas le croire pourtant la jeune femme se doit de vérifier. Elle fait aussitôt demi-tour pour aller dans l'impasse non sans avoir au préalable dégainer son couteau.
Au bout de l'allée, elle aperçoit une ombre adossée au mur. Elle s'approche prudemment.
- Qu'est-ce que tu fais là ? Comment es-tu sorti des souterrains ? Et pourquoi tu me suis ? lui demande-t-elle d'une voix basse et précipitée.
- Bonsoir Lia, lui répond-t-il. Content de te revoir également.
Elle l'écoute à peine, trop occupée à essayer de réfléchir. Comment se fait-il que les sentinelles n'aient pas encore donné l'alerte ? Ils ne les a pas...
- Les sentinelles... le presse-t-elle.
- Vont bien, la coupe-t-il. Je n'ai amoché que Roc.
- Il est dans un sale état ! Tu l'as cogné jusqu'à ce qu'il perde connaissance. Tu aurais pu le tuer ! Pourquoi t'as fait ça ? s'énerve-t-elle maintenant qu'elle constate qu'Hélio parait se porter comme un charme.
Elle le détaille avec autant de minutie qu'elle le peut, malgré la pénombre. Il a bien un léger hématome sur la pommette et une estafilade sur le front sinon rien dans son attitude ou l'expression de son visage n'indique qu'il souffre de quoique ce soit.
- Tu t'es bien foutu de moi en jouant au mec doux et gentil, à l'idéaliste sans peur et sans reproches, reprend-elle, sentant la colère lui monter au nez. En fait, tu vaux pas mieux que toutes ces brutes que tu méprises tant.
Le visage d'Hélio s'est tendu sous la pluie de reproches de la jeune femme.
- Tu vas me laisser te répondre ou tu comptes juste m'accabler jusqu'à avoir la gorge sèche ?
D'un bond vif, Lia s'approche pour poser son couteau sur la poitrine du jeune homme.
- Tu vas me répondre ! Ensuite, je te ramènerai dans les souterrains ! lui annonce-t-elle, peinant à maîtriser la colère qui l'anime tout comme à se l'expliquer.
- Quand j'ai compris que Roc avait l'intention de me violenter, j'ai répliqué... commence Hélio.
- Pourquoi tu m'as pas dit que tu savais te battre ? Et arrêtes de faire le malin, l'admoneste-t-elle tandis qu'il lève ostensiblement les yeux au ciel.
- J'ai vécu aux côtés de William et Feng durant des mois. Que crois-tu qu'ils ont partagé comme connaissance ? ironise-t-il. Je peux continuer ?
Elle acquiesce en appuyant légèrement la lame, histoire de lui rappeler de quel côté de la lame il se situe.
- Ok, pour faire court, je l'ai assommé mais pas suffisamment pour qu'il perde connaissance. Assez par contre pour lui faire avaler mes somnifères. Je l'ai ensuite trainé jusqu'en dessous du conduit. J'ai profité que les sentinelles soient occupées à le ramener, pour sortir. Ensuite, je les ai suivis...
- Personne ne t'a repéré ? s'étonne-t-elle.
Ils sont pourtant tous entrainés à se montrer très vigilants.
- Non, pourtant je ne suis pas un pisteur très doué... Quand ils sont entrés dans le Huis Clos, je me suis caché en espérant en apprendre un peu plus. Et puis, je t'ai vu arriver et entrer.
- Pourquoi tu t'es pas enfui ?
- Je veux voir Saul.
- Et tu croyais que moi, j'allais accepter de te conduire à lui ? ricane-t-elle.
Il opine sombrement.
- Lia, je ne me suis pas foutu de toi, l'interpelle-t-il en capturant son regard et en saisissant le poignet qui tient le poignard. Je suis un mec doux et gentil, je crois... et même un idéaliste. Mais le portrait qu'on t'a fait de moi... C'est un mensonge. Rappelle-toi, je te l'ai dit en arrivant. Je suis prêt à tout pour tenir la promesse que j'ai faite à mes amis. J'ai déjà trop attendu ! Alors je fais avec les oppportunités qui se présentent, quitte à me comporter comme une brute, comme tu dis !
Devant l'air déterminé du jeune homme, Lia se sent fléchir. Elle tremble même un peu. Tant bien que mal, elle tente de se ressaisir. Elle peste intérieurement contre elle-même. Cet homme a le don de lui embrouiller les idées.
- Hélio, je ne peux pas te laisser détruire le Réseau... murmure-t-elle en baissant les yeux
- Pourquoi penses-tu que je veuille faire ça ? lui rétorque-t-il d'un ton étonné.
- Tu ne comprends pas... proteste-t-elle.
- Explique-moi alors.
Il n'a pas lâché son poignet. Elle entend le souffle du jeune homme. Il est calme. Quels que soient leurs désaccords, il l'a toujours écouté, il a toujours répondu à ses questions sans lui manquer de respect. Il mérite de savoir, qu'elle lui explique la situation.
- Il faut qu'on parle mais on ne peut pas rester là, décide-t-elle soudain.
Il acquiesce.
- Bien. Suis-moi alors, en gardant quelques mètres de distance. Si des HC m'arrêtent, continue tout droit, je te rejoindrai puis te dépasserai à nouveau. Si c'est la Garde, cache-toi, s'ils m'arrêtent, fais ce que tu veux, sauf te faire prendre, compris ?
- Ok, où va-t-on ?
- Chez Ma, ma patronne. C'est elle qui a sauvé Saul, elle ne te dénoncera pas.
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