Éclosion
Le professeur, comme on l'appelait au village, était arrivé à la fin de l'hiver dix ans auparavant et s'était installé dans une vieille maison inhabitée à la limite du bourg. En discutant avec les déménageurs, on avait appris qu'il venait de L'Aigle, en territoire Normand. Les habitants de Trélévern, bretons de pure souche, l'avaient donc naturellement nommé "l'étranger". Rapidement toutefois, et contre toute attente, il avait commencé à discuter avec les gens, surtout avec les vieux, à poser des questions sur les légendes, les histoires, les coutumes du pays : on avait beaucoup jasé, et d'un commun accord il était devenu "le vieux fou". Puis, un jour, il avait reçu une lettre de l'université de Rennes, et tout le monde avait pu apprendre du facteur son vrai nom : Monsieur le Professeur Sonnet. On avait gardé le terme de professeur, qui semblait englober à lui seul la distance de l'étranger, l'originalité du fou, et peut-être le respect qu'on doit à celui qui reçoit du courrier de l'université.
Original, le professeur l'était effectivement. Il avait pris l'initiative de rafistoler la vieille école communale, fermée à cause des effectifs insuffisants, et d'y enseigner aux cinq enfants du village, le mercredi après-midi, des chansonnettes, de la poésie, de la comédie, ou tout autre chose qui leur mettait le cœur en fête. Pour Mardi Gras, il avait faisait des crêpes devant sa maison et avait invité les gens à en manger avec lui. Tous les animaux du village semblaient l'aimer, les chats venaient régulièrement lui rendre visite, et les chiens de garde n'aboyaient jamais à son passage, comme s'il ne pouvait en aucun cas représenter un danger.
Les habitants l'avaient d'abord évité. Par crainte peut-être, et surtout parce qu'il dérangeait leurs habitudes et leurs certitudes. Puis, au fil des années il avait su gagner leur confiance, et était devenu en quelque sorte le sage du village. Ainsi, c'est au professeur, plutôt qu'au Maire ou au Curé qu'on allait demander conseils et encouragements, soumettre un projet ou exposer ses chagrins d'amour. Lui écoutait, comprenait, pardonnait et conseillait au mieux, gérant avec toute sa gentillesse les inquiétudes du petit village.
Quant à ses activités de jeune retraité, les habitants avaient renoncé à s'en préoccuper. Le plus clair de son temps, il le passait dans la campagne, à chercher, recenser, mettre à jour, nettoyer, dessiner les différents dolmens et menhirs de la région. Parfois les agriculteurs apercevaient au loin la vieille coccinelle pétaradante dévaler les collines, et ils disaient: " Tiens, le professeur retourne creuser", ou encore: " Vla l'professeur qui part au dolmen" ... mais ils ne s'en inquiétaient guère plus. Tout était calme et paisible dans ce petit village, loin du monde, où le professeur Sonnet avait choisi de s'exiler.
Jusqu'au jour maudit où les cinq enfants du village avaient disparu.
Au départ, on avait cru à une fugue. Tout le village les avait cherchés, mais sans succès. On avait appelé les gendarmes, et puis l'incroyable nouvelle était parvenue au village : tous les enfants avaient disparu, partout en Bretagne, en France, dans le monde.
Le professeur fût rudement marqué, comme tout le monde du reste. A partir de ce jour là il se retira dans une cabane de berger perdue dans les collines, et redevint un "vieux fou". Avait-il vraiment perdu la raison ? Il ne parlait plus mais continuait à ausculter, observer, soigner ces fameux menhirs qui étaient son dernier lien avec le monde d'avant. Parfois il griffonnait quelques notes sur son carnet.
"... il arrive ces jours-ci un phénomène inquiétant: les menhirs se désagrègent en surface. Il me faudrait plus de matériel pour examiner la roche. Je crains que la pollution n'ait raison d'eux avant qu'ils ne me livrent leur secret.
... la désagrégation se poursuit. J'ai collé mon oreille contre la pierre, et j'ai cru entendre un battement très léger dans plusieurs d'entre-elles.
... le battement est maintenant clair et régulier dans presque toutes les pierres ! Je crois que je tiens la clef du mystère.
... la couche de granit, une fois partie, laisse à nu une pierre noire, lisse et chaude. J'ai écrit à mes collègues, mais aucun n'a répondu. Il se passe ici quelque-chose d'extraordinaire... "
Ce matin là, dans la brume matinale, le professeur avait gravi la colline vers la pierre noire qui maintenant se dressait nue près du chêne. Il avait été réveillé par une musique douce qui flottait dans l'air, irréelle, alors que les étoiles brillaient encore dans le ciel. Maintenant, toute la nature se taisait, et il pouvait distinguer nettement les battements réguliers de la pierre brûlante. Tout semblait attendre. Tout autour de la colline, éparpillées dans les champs et les bois, se dressaient d'autres pierres noires, enfermées pendant tant d'années dans leur gangue de granit, aujourd'hui libérées.
Peu de temps après son arrivée, un enfant était descendu du chêne où il était visiblement perché. Le professeur fût étonné car il n'y avait plus d'enfants au village depuis longtemps maintenant... Celui-ci lui dit :
"Vous êtes bien le professeur Sonnet ? Je suis venu vous chercher." puis, désignant la pierre, il ajouta en souriant: "Ils vont bientôt éclore !".
En effet, la pierre commençait à changer de forme, de couleur, et peu à peu sous les yeux ébahis du professeur, elle se métamorphosa en un des être les plus beaux que la Terre ait portés, les plus puissants aussi et les plus sages, en un Dragon nouveau né, fils de la Terre. Il avait une fourrure de fins cristaux ciselés, des écailles d'or et d'argent, et des ailes de platine. Il s'étirait et peinait à se dresser sur ses pattes de cristal. Il ouvrit enfin ses yeux où brillait le feu d'une sagesse infinie.
"Il faut nous hâter", dit l'enfant en tirant le professeur par la manche, et, émerveillé, ce dernier le suivit parmi les dragons qui naissaient, piaffaient et prenaient leur vol.
Arrivant à la mer, ils virent tout un vol de ces êtres merveilleux qui passaient au-dessus de leur tête, en direction du large. "Où vont-ils donc?", demanda le professeur. "En Avalon, où se sont réfugiés la plupart des enfants. Nous devons les rejoindre avant que tout s'éffondre !" répondit l'enfant. Puis il commença à marcher sur l'eau, vers l'horizon, et le professeur, voyant qu'il ne coulait pas, lui emboîta le pas alors que le soleil se levait une dernière fois sur la Terre.
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