Le nouvel écrivain

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L'homme sortit en courant de la forêt profonde. Il courait depuis si longtemps maintenant que ses muscles, ses os, son corps entier ne connaissaient plus d'autre démarche, et son rythme s'était si bien adapté à la course qu'il ne ressentait plus aucune souffrance, et n'était pas même essoufflé.

Autour de lui, le monde entier se modifiait pour lui faciliter la tâche : le temps était clément, le soleil avait disparu pour laisser la lune guider ses foulées dans une agréable fraîcheur nocturne, et sur son passage il trouvait toujours un agréable chemin de terre sans cailloux, à qui il savait pouvoir faire confiance pour le choix de la direction, et au bord duquel il pouvait trouver toutes sortes de fruits qui satisfaisaient tant sa faim que sa soif. Mais rares étaient les moments où les pensées de faim et de soif atteignaient la conscience de Stéphane - l'homme avait, autrefois, porté ce nom -, car tout son esprit, tout son être étaient portés vers cette course ; et c’était autant par sa volonté que par son équilibre physique qu'il parvenait à continuer.

Autrefois, Stéphane avait mené une vie qu'on aurait pu qualifier de "normale", si tant est que ce terme ait un sens. Il avait suivi de brillantes études qui l'avaient amené à l’école Centrale de Paris ; après quoi il avait passé une thèse de doctorat en mécanique quantique, et avait partagé son existence entre son travail et ses amis. Il avait toujours pratiqué la course à pied pour se maintenir en forme, mais sans jamais penser à quel point cette habitude pourrait un jour être cruciale. Bien sûr tout cela n'avait maintenant plus d'importance.

Sans que rien ne puisse le laisser présager, l'humanité avait été confrontée à ce qu'on avait appelé "la Fin des Réalités"... Une période de quelques mois où s'étaient déclenchées des catastrophes improbables. Cela avait semble-t-il commencé par la disparition de tous les enfants de la planète... Chaque pays avait accusé ses ennemis, fermé ses frontière, déclaré l'état d'urgence. D'autres phénomènes inexplicables avaient été observés : on avait parlé de vols de dragons, de personnes transformées en statues, de zones de modification du flux temporel. La communauté scientifique s'était retrouvée complètement démunie... On avait bien tenté de mesurer ces phénomène, d'ailleurs Stéphane avait fait partie de l'équipe qui avait étudié les fluctuations temporelles, mais sans succès. Les religions avaient eu beau jeu de ressortir leurs versions de l'apocalypse, et dans beaucoup d'endroits la peur avait mené à la guerre civile, à la destruction, au chaos. Puis le monde avait commencé à perdre peu à peu de sa réalité : des objets ou des personnes devenaient flous, perdaient consistance, s'évanouissaient progressivement.

C'est à ce moment que Stéphane avait reçu un colis étrange, envoyé par un vieil ami un peu fou qu'il avait croisé dans sa jeunesse et complètement oublié depuis. Ce colis contenait un livre ancien, et un mot très bref :

"Stéphane, lis le livre, puis court et ne t'arrête pas. C'est toi le coureur dont il est question, et le temps est compté."

Message étrange, mais la période était elle-même bien improbable. Stéphane avait donc ouvert le livre pour y jeter un coup d’œil... Les premiers chapitres prédisaient - de façon étrangement exacte - tous les événements de cette Fin des Réalités. Les chapitres suivants le concernaient :

"C'est à ce moment que Stéphane reçut un colis étrange, envoyé par un vieil ami un peu fou qu'il avait croisé dans sa jeunesse et complètement oublié depuis."

En parcourant la suite, Stéphane avait découvert avec effroi les épreuves du coureur, s’était reconnu, avait compris sa mission et l'avait embrassée toute entière. On dit que c'est le seul moment où il avait pu vraiment la saisir dans son entier, car par la suite il avait été trop occupé à courir et à forcer son corps à ses limites extrêmes pour mener à bien sa quête. Toujours est-il qu'en une fraction de seconde il avait su exactement quel devrait être son parcours et les dangers qu'il rencontrerait. Il avait aussi eu la certitude de réussir, car tout cela était déjà écrit. Il avait donc mis ses meilleures chaussures et était parti sur le champ en courant.

Ainsi, comme il était rapporté dans le Livre :

"Le coureur parcourut des chemins à la limite des mondes. En Atlantide, il dut combattre la pieuvre géante du labyrinthe pour recueillir son encre magique, et célèbre est resté ce combat d'où il sortit vainqueur après quatre jours de lutte. On dit d'ailleurs que l'encre recueillie contient aussi une partie de son sang. En Arcadia, il dut défier la sage Janarelle, araignée éternelle, sur un échiquier à quatre dimensions, et la mettre en échec, pour qu'elle lui cède les précieuses feuilles de vie, tissées sur sa toile, dont on dit qu'une seule équivaut à un livre de sable. Enfin, dans la forêt des soupirs perdus, il dut affronter le dieu Quetzacoal pour lui dérober une de ses plumes. Ne dit-on pas que lorsque celui-ci n'en aura plus, ce sera la fin des cycles, que le temps s'arrêtera pour de bon et que le monde s'évanouira ?"

C'est donc avec ces trois précieux objets que Stéphane sortit enfin de la forêt et put continuer son chemin. Déjà le monde perdait ses dernières consistances, et la nuit vint progressivement remplacer les près et les collines qui auparavant s'étendaient alentour. Seul restait devant lui le chemin de terre, qui disparaissait derrière lui au fur et à mesure qu'il avançait. Submergé par un sentiment d'urgence, Stéphane accéléra... et après un sprint qui lui sembla durer une éternité, le chemin le mena enfin à une caverne.

Étrangement cette caverne était comme un havre de paix. Il y avait de la lumière, faible et pâle mais encore tenace, qui provenait de lampes à huile ciselées. Stéphane fut surpris par la finesse des détails, par le grain de la roche, la dureté des contours. Ici la Fin des Réalités n'avait pas eu de prise. Enfin il remarqua une tache sombre dans un coin, et s'avança. Il y avait là un homme, un vieil homme, courbé, usé, fatigué, penché sur un écritoire, et qui, sur une feuille presque pleine, avec une plume trop usée et un encrier presque vide, traçait péniblement des signes étranges, infinis, incompréhensibles.

"A ton tour, nouvel écrivain, je t'ai attendu de toutes mes forces !" dit-il lorsque de son doigt il effleura Stéphane.

Le temps s'arrêta. Les flammes des lampes à huile étaient immobiles. Stéphane sentit que son cœur ne battait plus.

"La ligne ne peut être brisée", entendit-il dans tout son être, et il sentit que l'esprit du vieil homme s'écoulait en lui ; il le contempla, et cet esprit contenait lui-même une infinité d'esprits, esprits de coureurs successifs devenus les écrivains du temps au cours des nombreux cycles passés. Alors Stéphane comprit que cette longue course n'avait été qu'un prélude, et su ce qu'il devait faire dorénavant.

Le temps reprit son cours. Stéphane s'assit à son tour à l'écritoire alors que le corps du vieil homme disparaissait ; il plaça devant lui une nouvelle feuille de vie, prit sa nouvelle plume de Quetzacoal, remplit l'encrier avec l'encre de la pieuvre géante, et reprit le tracé complexe que le vieil homme n'avait pas terminé, tracé qui selon les sages est le langage divin, qui écrit et qui crée notre univers.

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