Confidences en bord de mer

11 minutes de lecture

Ce soir, c'est un anniversaire. Il y a tout juste un an jour pour jour, Fabien et Valentine se sont donné un premier rendez-vous à Narbonne Plage, sur la promenade du front de mer, face à la rue des Néréides.

Seuls depuis plusieurs années, ils avaient pris leur temps avant de s'engager dans une nouvelle relation. Tous deux avaient souffert de leur divorce, on n'en sort jamais indemne. Ils avaient bien croisé des personnes sympathiques mais leur exigence impliquait que ces contacts n'aillent pas plus loin. Leur histoire devait être apaisante, heureuse et durable.

*

La dernière fois que Fabien a contourné ce rond-point, il était seul ; aujourd'hui, la main de Valentine est posée sur son genou.

Ils ont quitté l'autoroute à Narbonne-Est et ont tourné à droite vers le sens giratoire. En face, la route grimpe doucement en serpentant à travers les collines qui forment le massif de la Clape.

Après un ou deux kilomètres, les arbres forment un dais vert sombre de pins et chênes mêlés qui recouvre la route, lui offrant une ombre bienvenue. La fenêtre ouverte, on se laisse envelopper puis envoûter par le chant entêtant des cigales étourdies de bonheur. Elles vous grisent bien mieux que le meilleur des vins.

Plus haut, on aperçoit les stigmates des incendies des années précédentes, zones désolées de terre brute parsemée de morceaux de bois noircis et de branchages fantômes dressant les restes de leurs ramures. Blottie entre deux collines, une vigne aux ceps parfaitement alignés profite du soleil au milieu de la lande sauvage. Plus loin, on aperçoit une ferme isolée dans son enclos de végétaux divers.

La route tourne et tourne encore jusqu'au moment où, arrivés au plus haut, on surplombe un paysage féérique. Les mamelons rocheux sur lesquels subsistent quelques brins d'herbe sèche, laissent enfin découvrir l'immensité de la mer d'un bleu fantastique, émaillée de copeaux d'écume blanche. Que le regard s'oriente à l'est ou à l'ouest, le spectacle est un émerveillement par sa beauté, sa simplicité et son amplitude. Ramenant les yeux vers la terre, on découvre des maisons aux couleurs variées, resserrées autour de la plage.

Mais déjà la descente vous ravit la splendeur, vous plongeant à nouveau dans les méandres de son cheminement entre les saillies de pierre et la végétation sauvage si méritante. Entre deux lacets, on aperçoit une garrigue courageuse issue d'une terre sèche et caillouteuse entourée de roche, luttant au fil des millénaires, au gré des vents, des rares pluies rageuses et d'un soleil persistant.

Quand enfin on arrive au bas de la colline, on ressent l'apaisement après la multitude des virages mais aussi l'impatience de retrouver la vue fabuleuse et de sentir alors la caresse du vent sur son visage.

*

Fabien et Valentine se sont garés dans une petite rue bordée de logements de vacances. La promenade le long du rivage les attire, ils ont envie de marcher un moment et de respirer l'air faiblement iodé. D'abord, ils s'arrêtent face à la mer et se laissent aller à la fascination du mouvement régulier et dansant. Puis ils reprennent leur balade, main dans la main, lentement, portés par la chaleur, le souffle de la brise et leur quiétude. Très naturellement, leurs pas s'arrêtent à l'endroit de leur premier rendez-vous. Ils n'ont pas besoin de parler, tout est beau, tellement bon.

Sur la plage, le vent pousse le sable avec subtilité et le modèle en vagues alambiquées, façonnant ainsi les variations de ses reflets délicats et changeants. L'immense étendue d'eau miroite sous le soleil qui décroît, le murmure qu'elle émet avec une douceur constante berce les esprits. Quelques retardataires profitent encore des rayons atténués et des dernières baignades du jour.

Pendant plusieurs minutes, Fabien et Valentine, assis sur le muret entre la promenade et la plage se serrent l'un contre l'autre et regardent loin, très loin. L'année qu'ils viennent de passer leur paraît tellement dense et riche, elle leur semble à la fois quelques minutes et une éternité. L'évocation du présent comme celle du futur fait naître un sourire sur leurs lèvres. Tous deux se sont enfin trouvés et ils ont confiance en l'avenir.

Fabien écarte les cheveux de Valentine que la brise a jetés sur son visage.

— Tu as faim ?

— Un peu, oui.

Il prend la main de sa compagne pour l'aider à redescendre et l'embrasse tendrement. Une série de restaurants proposent leurs cartes.

— Qu'est-ce qui a bien pu arriver à Alain ? prononce Valentine presque pour elle-même.

— Je me pose la question dix fois par jour. Au début, je pensais qu'il avait eu un accident mais…

— Pour moi, il est inimaginable qu'il soit parti avec une autre femme. Françoise, son foyer, c'est le centre de sa vie.

— C'est impossible.

— Tu le connais depuis longtemps.

— Alain est un type honnête, il a les pieds sur terre. Il est attaché aux siens et à ses amis. Son travail tient une place considérable. Seul un empêchement grave pourrait le tenir éloigné.

— Il sera bientôt grand-père.

— Je crains le pire sans me résoudre à y croire.

Après quelques secondes, Valentine reprend :

— ça va Françoise ? Elle fait face ?

— Elle est très courageuse. Elle a passé en revue toute leur vie, elle a questionné Pierre puis moi. Pierre l'a trouvée presque confiante ; je me demande d'où lui vient ce calme.

— Nous passerons la voir demain en fin d'après-midi, d'accord ?

— Oui, ça lui fera du bien.

Installés à une table face à la mer, ils consultent le menu et commandent. L'affluence des clients crée un brouhaha qui s'évapore rapidement dans l'air chaud de la soirée.

Leurs mains unies sur un côté de la table, Valentine exprime le fil de ses pensées comme si Fabien l'y avait suivi.

— Je trouve ça formidable un couple qui dure depuis aussi longtemps que celui d'Alain et Françoise.

— Quand on les connaît, ça fait vraiment envie.

Après un instant, il ajoute :

— Je suis heureux pour eux.

— Comment se fait-il que ça marche aussi bien pour certains et pour d'autres non ?

— Je pense que parfois on se trompe de personne, on ne voit pas certains aspects de son caractère.

— On est pressé, on n'a pas envie de rester seul. Certains veulent prouver aux parents qu'ils sont adultes.

— Quand on devient adulte, on ne devrait jamais oublier notre enfance avec ses terreurs, ses espoirs, ses rêves, si on les perd, on perd une partie de sa vie.

— Il y a des composants capitaux au fond de nous qu'on laisse de côté, ils sont les piliers d'une vie et garantissent sa stabilité et son épanouissement.

— Lorsqu'on s'aperçoit de son erreur, on compose avec les difficultés pour ne pas briser ce qu'on a eu tant de difficultés à construire, on essaie de recoller des morceaux qui ne vont pas ensemble. Mais on se fait mal à insister dans cette voie perturbée par trop de divergences.

— Quand j'étais gosse, j'entendais souvent cette phrase : "Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait". Aujourd'hui, je comprends ce qu'elle veut dire ! Mais on ne peut pas revenir en arrière.

— On apprend de ses erreurs. Malheureusement, on blesse certaines personnes au passage.

Leurs plats arrivent, les privant d'échange un instant. Mais leurs regards témoignent du débat qui continue en eux.

— Après une séparation, il faut faire le ménage dans sa tête. Nier le passé ne sert à rien. Une fois la colère passée, et elle est nécessaire, il faut reprendre les rênes de sa vie, reprend Valentine.

— La lucidité et le calme sont essentiels pour dresser son propre bilan, l'affronter et être en mesure de reconstruire. Ce n'est pas en étant complaisant ou aveugle qu'on avance.

— Être exigeant avec soi et avec celui que l'on souhaite rencontrer. Ne plus se tromper dans les priorités.

Valentine avance sa fourchette et pique dans l'assiette de Fabien.

— C'est bon ?

— Oui, je me régale.

— Hum, pas mal oui. Tu veux goûter ? dit-elle en lui tendant un morceau.

— C'est délicieux ! Qu'est-ce que c'est comme poisson ?

— De la dorade, la sauce est légère et la garniture de petits légumes est très fine !

Tous deux terminent leurs assiettes en envisageant des préparations culinaires dont ils feront profiter leurs proches. Les cartes des restaurants sont parfois sources d'inspiration pour enjoliver le quotidien. L'un et l'autre considèrent en effet que la gourmandise, dans une mesure raisonnable, est une part notable des bonheurs de la vie.

Lorsqu'ils quittent leur table, le jour a sensiblement baissé. Fabien entoure les épaules de Valentine de son bras, il craint que la fraîcheur qui arrive ne la dérange. Après quelques pas, ils se tournent vers la plage vide.

C'est Valentine qui reprend la parole :

— Tu vois, c'est ça que je voulais…

— Regarder le ciel, écouter la mer…

— Sentir ta main sur mon épaule, ne penser à rien, juste imaginer notre avenir commun.

— Tu l'as très bien dit dès le début de nos échanges et tu as eu raison d'être exigeante et péremptoire au sujet de tes attentes.

— Je m'étais tellement oubliée que j'ai mis du temps à oser exprimer ce que j'espérais, à parvenir à trouver les mots.

— J'ai compris tout de suite.

— Qui je suis ? Qui suis-je devenue ? Qu'est-ce que je ne veux plus, qu'est-ce que j'attends… Regarder l'horizon, vivre et être enfin libre avec toi.

Fabien sent qu'elle a besoin de s'exprimer.

— J'attendais mon moi au masculin, cette harmonie qui aide les jours de grand vent, celui qui sait écouter, se confier, ne rien dire, dire des petits riens qui redonnent confiance… Un bonheur très simple à deux, au quotidien, tous les jours, les bons comme les moins bons.

Ironique et taquine, la brise vient balayer ses cheveux.

— J'avais envie d'accord parfait, fait de partage, d'échanges, de toutes ces petites et ces grandes choses qui font pétiller les yeux et le cœur, qui peuvent aller de deux mains l'une dans l'autre, chaudes, tendres et affectueuses, jusqu'à cette entente profonde du cœur et du corps qui donne un vrai bonheur à deux êtres.

Fabien resserre son bras autour de son épaule.

— J'étais pressée parce que la vie défile et que j'ai envie de vivre, parce que mon cœur a besoin de douceur, d'attention, de regard, j'ai beaucoup à donner mais pas à n'importe qui.

Elle frissonne.

— Oui, je suis exigeante ! Parce que j'ai beaucoup appris de la vie : ces côtés tranchants et son velours. J'ai surtout envie de rire et parfois besoin de pleurer. J'ai besoin de richesse, celle de l'âme et du cœur.

Valentine regarde Fabien dans les yeux :

— J'ai envie de me lever le matin en me disant que j'ai à mes côtés quelqu'un qui, quand je le regarde, quand je pense à lui, provoque cette douce chaleur au creux de l'estomac.

Fabien étreint sa compagne dans un élan d'amour.

— Tu te souviens du film "Avatar", l'héroïne dit à l'homme qu'elle aime : "Je te vois." ? Et bien, je te vois, lui répond-il.

Une moto passe en pétaradant sans que ni l'un ni l'autre n'y prêtent attention.

Leurs pas les guident vers l'extrémité de l'esplanade où des couples de tous les âges se promènent main dans la main. Des enfants rient, des jeunes chantent accompagnés à la guitare, des chiens courent. Les fenêtres des maisons sont éclairées, des amis discutent avec animation. Avec respect pour ce moment irremplaçable, la nuit tarde à descendre.

— Pour nos enfants aussi, la traversée a été difficile. Voir ses parents se séparer, c'est déchirant.

— Oui, mais les entendre se disputer ou ressentir leur mal-être, c'est également traumatisant pour eux. Comment se construit-on dans une ambiance houleuse et instable ?

— Le divorce est une période tellement douloureuse à traverser. La plupart du temps, on ne fait ressortir que le négatif. Des mots injustes ou même mensongers enveniment la situation, perturbant encore plus l'enfant qui ne sait plus qui croire. à qui se fier ? à quoi se raccrocher ? C'est la part d'échec la plus lourde du couple.

— Et puis, étant donné son jeune âge, il lui manque la maturité, l'expérience et le vécu qui lui permettraient de comprendre les relations des adultes. Que peut-il saisir des déceptions, des frustrations, des incompréhensions, des doutes et des regrets, des incompatibilités que ses parents n'ont pas vu ou su se révéler ?

— Comment peut-il comprendre ce départ qu'il prend pour un abandon, pour une trahison alors que c'est un déchirement nécessaire à la survie de celui qui part…et que l'autre et tous incriminent. C'est tellement évident de le rendre responsable de tout les malheurs du monde.

— Il en faut du courage et de l'amour pour essuyer toutes les culpabilités dans le regard de son enfant, accepter de se voir rejetée par celui qu'on aime le plus au monde ! Endosser toutes les responsabilités d'un échec commun parce qu'on a enfin accepté d'ouvrir les yeux sur la déchéance du couple et pris la douloureuse décision d'y mettre fin par mesure de sauvegarde de soi et, je dirais même, pour le bien de tous.

— Et voilà qu'il se trouve entre les deux personnes à qui il tient le plus et qui se rejettent. Il peut craindre d'être rejeté lui aussi. Le foyer dans lequel il est né, n'existe plus, le laissant complètement désemparé. Tout ce sur quoi il s'appuyait pour se construire s'est effrité. Tu te rends compte de sa souffrance s'il en arrive à penser qu'il n'était pas désiré ?

— Quels mots choisir pour tenter de lui expliquer et le rassurer ?

— Y a-t-il des mots suffisamment forts pour exprimer tout l'amour d'une mère ?

Valentine réprime ses larmes. Fabien sait la force de son attachement à son fils et combien le souvenir de ces moments pénibles doit lui faire mal.

— Et celui d'un père ? complète-t-il en la regardant tendrement.

Puis il poursuit :

— Il faut du temps avant qu'il puisse voir ses parents heureux séparément et qu'il admette quelqu'un d'autre dans la vie de sa mère ou de son père.

Après quelques pas encore, ils regagnent leur voiture puis reprennent la route dans la pénombre.

— Tu sais, j'avais un a priori sur les sites de rencontre mais, en fait, j'ai utilisé cela comme un filtre, reprend Valentine.

— Bien sûr, les nouveaux moyens technologiques peuvent être utilisés à des fins très différentes. Tellement de choses sont détournées de leur but premier, voire dévoyées, elles s'en trouvent ainsi dépréciées et c'est bien dommage. Si seulement l'être humain était plus sain et plus honnête.

— Il veut tout maîtriser et manipuler alors que la vie devrait être comme une rivière qui coule.

— Si nous nous sommes entendus aussi vite, c'est parce que nous avons échangé clairement, c'était le seul moyen pour déterminer si nous étions compatibles.

— Oui, nous avons parlé franchement. D'ailleurs, j'avais peur quand je t'affirmais ce que je ne voulais pas, j'avais peur que ça te dérange et que ça t'éloigne de moi.

— C'est au contraire ce qui m'a rapproché de toi.

— Encore fallait-il que tu saisisses le sens de mes paroles ! Et on parlait la même langue.

— C'est ta sincérité, ta transparence qui m'ont permis de te connaître vraiment. Je n'aime pas quand on parle de séduction. Je ne parle pas de la séduction naturelle qui consiste à se montrer sous son meilleur aspect afin de plaire à sa belle. Mais de celle qui met en scène une stratégie destinée à mystifier sa proie. Travestir ce que l'on est réellement et faire semblant d'être celui que l'autre attend afin d'obtenir ce qu'on veut …un trophée de plus à son tableau de chasse !

— Il faudrait crier à toutes les personnes en quête de l'âme sœur qu'on ne se "fait" pas aimer, on est aimé pour ce qu'on est, par qui est apte à le ressentir. Et de la même manière, on ne se "force" pas à aimer, on ne fabrique pas ses sentiments, l'autre les suscite. Et que tous se rassurent… chacun a sa chacune !

Sur l'autoroute, Fabien garde précieusement la main de Valentine dans la sienne. À mi-chemin, il constate que la jeune femme s'est endormie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Maude ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0