Chapitre 1
L'homme marchait d'un pas vif dans le large couloir de béton gris, un grand sac de toile brune sur le dos. Des lampes blafardes, accrochées tous les cinq mètres, éclairaient les lieux d'une lumière sinistre. Gabriel Mons connaissait les couloirs de la JeT compagnie par cœur et ils n'avaient jamais été très gais. Il travaillait sur ce site depuis près de dix ans. Ingénieur mécanicien en chef depuis trois ans, il avait accès à l'ensemble de l'infrastructure. Une chance. Ou plutôt le résultat d'un plan bâtit de longue date. Car ce matin il allait faire ce que personne n'avait imaginé. Malgré les milliers de pages de protocoles pour protéger la structure. Malgré des années de travail et les milliards dépensés pour la défense du lieu, il allait déjouer tout les scénarios imaginés jusque là. Il avait travaillé dur pour créer cette faille. Il n'y avait qu'une infime possibilité pour que ça marche. Mais il y était presque. À trente ans, Gabriel était grand mais un peu trop maigre, résultat d'une alimentation rationnée. Ses cheveux déjà poivre et sel lui donnaient un air sérieux et plus âgé qu'il n’était réellement. Ses yeux sombres et son sourire affichaient un air légèrement moqueur, un peu suffisant, qu'il ne cherchait pas à masquer. Il s'arrêta devant la lourde porte de métal peinte d'un grand « 23 » rouge sombre. Sur le mur de droite se trouvait un boîtier gris dans lequel il inséra sa carte passe. La porte s'ouvrit immédiatement en un grincement sinistre du métal. Il consulta sa montre : 3 h 24. Il était dans les temps, comme prévu. Il passa ainsi trois autres portes sans rencontrer âme qui vive et il savait qu'aucune caméra n'enregistrait son passage car il les avait reprogrammé la veille. Il n'était qu'une ombre. Le temps qu'ils découvrent ce qu'il avait fait, ce serait bien trop tard. La directrice de la JeT Compagnie allait en être folle de rage et il s'en réjouissait d'avance. Ses pas résonnaient étrangement dans les couloirs, comme amplifiés à son oreille attentive. Il avait l'impression de faire un bruit terrible. Il parvint à une salle de près de cinq cent mètres carrés plongée dans une semi-obscurité. Le plafond de tôles sombres culminait à trente mètres au dessus de lui. De larges câbles couraient partout sur le sol. Au centre de la pièce, trois énormes pylônes de béton soutenait une structure formée d'un large anneau cuivré torsadé de telle sorte qu'il n'ait ni face interne ni face externe, et au centre duquel se trouvait un globe argenté. La surface de la sphère était formée de métal liquide contenu entre des plaques de verre de plusieurs centimètres d'épaisseur. Un échafaudage était relié à la structure pour pouvoir y monter. Plus loin sur sa droite Gabriel vit le bloc de charge de la machine, un énorme alignement compacte de feuilles de matériaux rares et de tuyaux brillants. Cet ensemble était le cœur même de la structure, peut-être ce qui avait coûté le plus cher et le plus d'énergie aux centaines d'ingénieurs qui avaient travaillé sur le projet. Gabriel lui même avait passé des milliers d'heures. Quand il avait prit son poste d'ingénieur en chef il avait entreprit de nombreux changements que son prédécesseur n'avait pas tenté. Des améliorations osées mais dont le risque, calculé, avait porté ses fruits. Pour l’entreprise et pour Gabriel. Il avait largement été récompensé pour ses efforts. La villa confortable qu'il occupait à présent en périphérie de la ville témoignait de sa réussite. Le bloc de charge était entouré d'une vingtaine d'ordinateurs, séparés les uns des autres de plus de deux mètres. Gabriel s'avança vers le bloc de charge, appuya sur une série de boutons et un écran s'alluma, puis un second et enfin l'ensemble des écrans de la zone. Il consulta à nouveau sa montre et constata combien il avait été précis dans l'évaluation du temps dont il avait besoin pour sa tâche. Il pianota sur les différents claviers, d'abord calmement puis avec plus de fluidité et de fougue. Il avait répété cette tâche maintes et maintes fois. Sur l'écran, en noir sur fond gris, dans un style sans fioritures, la jauge de charge indiquait 94,8%. Ce chiffre était probablement le plus suivi de toute l'infrastructure. Chaque jour cette pétasse de directrice consultait son augmentation. Selon les calculs des meilleurs ingénieurs il faudrait encore plusieurs semaines avant que le tant attendu 100% soit atteint. L'énergie nécessaire au départ de la machine serait alors accumulée et une nouvelle mission, préparée depuis trois longues années, serait envoyée. L'une des tâches de Gabriel était de veiller à ce que cette charge se fasse correctement et le plus rapidement possible. Mais l'énergie utilisée n'était pas si simple à obtenir et très instable. Il avait amélioré le système et diminué la mise en charge de plus de huit ans à quatre ans seulement. On avait crié à l'impossible et quand il l'avait démontré devant ses pairs, on avait crié au génie. Il avait joué les modestes et mis en avant un travail d'équipe, ce qui n'était pas entièrement faux. C'est un ensemble d'avancées techniques et technologiques, mené par les dizaines d'ingénieurs de l'entreprise, qui lui avait permis cette division par deux du temps de charge. Officiellement il avait annoncé un départ possible en quatre ans, soit dans quatre mois maintenant. En réalité, la charge était déjà terminée. Depuis la veille au soir la machine était prête à partir. Un simple tour de passe-passe dans le chiffre annoncé chaque jour, juste un peu inférieur à sa valeur réelle. Et seul Gabriel était au courant. Quelle idiotie de confier cette tâche à une seule personne. Les autres ingénieurs géraient d'autres aspects du processus mais aucun n'avait vue sur ce que faisait leur chef. C'était une erreur qui allait coûter très cher à la directrice. Avec un peu de chance elle serait éliminée du Système. A cette pensée Gabriel esquissa un sourire. Il procéda aux dernières vérifications sur les différents postes informatiques. Il retira ensuite les larges câbles noirs, rouges et oranges reliant la machine au bloc de charge et les rangea avec précaution. Il ne tenait pas à partir en saccageant tout. Il avait travaillé ici avec trop d'acharnement et de passion pour tout détruire. Il grimpa le long de l'immense échafaudage qui permettait d'accéder à la machine et se retrouva sur une étroite plate-forme, face au globe de verre. Il reflétait le mercure liquide et le faisant miroiter. Il avait toujours trouvé que c'était très beau, presque trop féerique pour une construction humaine. Il aurait aimé l'imaginer lui-même. Mais cette structure était le fait d'autres ingénieurs, des dizaines d'années avant sa naissance. Il fit doucement pivoter la paroi de verre et de métal puis regarda un instant derrière lui, vers cette salle où il avait tant travaillé. Aucun regret. D'une main, il appuya sur un bouton en bordure d'échafaudage. Celui-ci se mit en mouvement et se déplaça doucement dans la salle pour rejoindre une aire de stationnement le long d'un mur. Il pénétra dans l'étrange sphère et la paroi se referma en un claquement sourd. Dans son esprit se matérialisa l'image d'un cercueil. Certains ingénieurs appelaient la machine ainsi et il n'avait jamais aimé cette comparaison. Pour lui la machine symbolisait l'espoir, le passé et l'avenir, mais certainement pas la mort. Mais maintenant, il devait avouer que l'image avait du vrai. La lumière était ténue et les sons extérieurs ne parvenait pas jusque là. Le ronronnement familier et rassurant des ordinateurs avait disparu. Il se trouvait dans une structure d'un mètre sur deux au centre de laquelle se trouvait deux couchette matelassées. Un vrai cercueil songea encore une fois Gabriel. Il déposa son sac de toile brune sous la couchette de gauche puis il s'y allongea et s'y sangla solidement. Ses mains restaient libres et pouvaient pianoter sur deux séries d'une dizaine de boutons. Il connaissait le procédé à suivre pour l'avoir amélioré et s'être entraîné à la manœuvre de très nombreuses fois. Il inspira une grande bouffée d'air avant de commencer le processus. Ses doigts gantés couraient avec agilité sur les larges boutons. Il était à présent impossible de faire marche arrière, même s'il l'avait voulu. La machine s'ébranla alors dans un vacarme assourdissant. Les vibrations résonnaient dans son corps. Il s'inquiéta un instant de tout ce bruit mais se rassura en pensant aux précautions prises. Il serait seul quelques minutes encore. Quelques précieuses minutes nécessaires à son départ. Une lumière bleue s'alluma, nimbant sa cage d'une lueur cadavérique. Il ferma les yeux. Il ne pouvait plus rien faire pour revenir en arrière. Il sourit en pensant à elle. Bientôt il serait à ses côtés.
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