La transformation de John. (1ère partie)
(Flashback)
Fin 1812.
Je ne comprenais pas comment ce jeune soldat avait pu être désigné pour garder le prisonnier. Enfin si, j'en connaissais la raison... Personne n'aimait être de garde, alors il était facile de désigner un jeune garçon fraîchement débarqué ! Énervé, je pris place sur la chaise en bois près de la pièce où se trouvait la cellule dans laquelle reposait le prisonnier.
Nous n'étions rentrés que depuis peu en France après cette campagne jusqu'en Russie voulue par l'Empereur. La route avait été pénible et éreintante, et les batailles, particulièrement meurtrières. Des milliers de mes compatriotes avaient même préféré rester cachés dans ce pays glacé plutôt que de continuer à se battre pour un homme qui l'avait décidé et d'entreprendre un chemin de retour pénible. Cette campagne prometteuse, qui avait pour objectif des négociations avec le Tsar dont les tensions avec l'Empereur Napoléon étaient arrivées à leur paroxysme, et le passage de la Bérézina* durant lequel nous nous étions défaits avec succès du piège des russes, mais en subissant d'énormes pertes et de sacrifices, avaient finalement abouti à un échec. Et nous étions enfin rentrés dans notre patrie.
Tant de morts pour rien... La vie humaine était-elle si peu importante pour que l'on en dispose si facilement et sans scrupule ? J'étais de sang noble, il était donc normal que j'intègre l'armée lorsque je fus arrivé à la fin de mes jeunes années. J'aimais ce milieu strict et militaire dans lequel l'ordre régnait, mais plus les années passaient et plus je me posais de questions sur le bien-fondé de nos missions, de nos campagnes et de la souffrance qu'elles engendraient à chaque fois...
Combien d'hommes avais-je tué ? Des centaines ? Plus encore ? Sans doute... La vie était si peu de choses en ce monde. Tout n'était que violence. Même si j'avais été protégé par ma famille jusqu'à ce que j'atteigne l'âge adulte et grâce à une de nos demeures se trouvant en province loin de Paris, de Versailles et de leurs turpitudes dont nous pouvions nous éloigner lorsque les tensions atteignaient leur degré maximal, ma vie avait connu la Prise de la Bastille, la Révolution du peuple, les émeutes, la prise de pouvoir, des changements significatifs dans mon pays et une violence sans limite... Je soupirai. Je devais me reprendre ! Je me redressai sur ma chaise inconfortable, toujours plongé dans mes pensées.
J'étais le seul fils de mes parents et j'avais deux plus jeunes sœurs que je devais rendre fières et pour lesquelles je devais être un exemple. Par notre rang social, nous avions des responsabilités. Mes sœurs avaient contracté de bons mariages arrangés, et mon père était un des conseillers les plus importants de l'Empereur, je ne devais pas l'oublier. Quant à ma mère, mon adorable et magnifique mère dont les années n'entachaient pas la beauté, elle était très appréciée et entretenait des relations importantes avec des épouses d'hommes riches et influents. Tout n'était que relations, argent et importance dans ce monde de catégories et de richesses, je le savais bien. Pourtant, j'entrevoyais les défauts de ce système qui classait le peuple dès sa naissance. Sans doute parce que dans mon métier, je le côtoyais sous toutes ses facettes, du plus pauvre au plus riche...
BAM BAM BAM
Un bruit me ramena à la réalité. Le prisonnier me rappelait sa présence dans sa cellule... J'avais ordonné au jeune soldat chargé de le surveiller, de partir. Malgré mon grade élevé, je m'étais porté volontaire pour cette garde, car ce prisonnier ramené de Russie n'était pas banal...
10 jours plus tôt
Il faisait nuit, la plupart des soldats se reposaient, et je prenais ma garde lors de notre voyage de retour. Alors que je marchais, un bruit sourd se fit soudainement entendre, et je sentis que quelque chose ou quelqu'un rodait. Les sens en alerte, je m'immobilisai. Attentif, j'attendis qu'un autre bruit se fasse entendre. Seule la lune m'éclairait, je ne voyais pas grand-chose au loin, et dans ce froid glacial, ma respiration était la seule chose en mouvement semblant donner signe de vie dans mon champ de vision. Puis, je finis par entendre un craquement d'une branche qui casse, comme cela arrive sous le poids de quelqu'un, et je me dirigeai vers ce bruit, mon arme prête à être utilisée.
Au bout de quelques pas crépitant dans la neige, je vis ce qui ressemblait à deux silhouettes masculines cachées entre des arbres. L'une paraissait allongée et tenue par une autre qui avait l'air d'avoir sa tête plongée dans son cou... Qu'étaient-ils en train de faire ? Était-ce des sodomites qui se cachaient pour s'adonner au plaisir dans un pareil froid ? Je ne les jugeais absolument pas sur leur sexualité, étant moi-même malheureusement attiré par les hommes et devant me cacher pour assouvir mes désirs honteux. C'était d'ailleurs grâce à ma vie de militaire que je pouvais échapper au mariage avec une femme que je n'aurais pu rendre heureuse. Mais deux soldats en mission ne devaient pas s'éloigner de la troupe pour ce genre de choses ! Il fallait attendre d'être rentrés pour cela ! En tant que leur supérieur, il était de mon devoir de leur faire savoir où se trouvait leur honneur, et ils avaient bien de la chance d'être tombés sur moi ! Un autre aurait pu les faire exécuter !
Je me dirigeai vers eux, la colère m'envahissant. Alors que je m'approchais de plus en plus, l'homme, qui avait la tête penchée, se redressa brusquement. Et ce que je vis me figea sur place. Il posa des yeux jaunes sur moi, sa bouche était ouverte et montrait des canines longues et pointues qui brillaient sous la lumière de la lune. Du sang coulait le long de son menton, et le corps qu'il tenait avait l'air inerte. Il avait l'air plus animal qu'humain, et il me fallut plusieurs secondes avant de réussir à me reprendre. Mes réflexes de soldat revinrent heureusement rapidement, et je pointai mon arme sur lui, lui promettant de le transpercer d'une balle en plein cœur s'il ne me suivait pas calmement jusqu'au campement...
Fin 1812.
Voilà comment cet homme, qui devait être russe mais parlait un français parfait avec une pointe d'accent, et qui avait tué un soldat d'une étrange manière que personne n'avait saisie, s'était retrouvé ici, en cellule et sous ma surveillance. Cette fameuse nuit, avais-je été victime d'hallucination ? Ou cet homme était-il atteint d'une maladie ou de folie ? Dur à dire, et ce n'était de toute manière pas de mon ressort. Il était en cellule pour avoir tué un soldat, et c'était tout ce que j'avais besoin de savoir. Cependant, ce que j'avais vu cette nuit-là, je n'arrivais pas à l'oublier, et je me méfiais bien plus que mes camarades de cet homme étrange...
BAM BAM BAM
Le bruit me ramena à la réalité. Je soupirai et me décidai à me lever et à aller voir ce qu'il voulait en tapant ainsi contre le mur. J'ouvris la porte qui menait à la pièce dans laquelle se trouvait la cellule. En entrant, son regard satisfait se posa sur moi. Ses yeux étaient toujours bleus foncés. Comment avaient-ils pu avoir cette couleur étrange rappelant les yeux des animaux qui brillaient dans l'obscurité ? J’étais réellement intrigué par la scène à laquelle j'avais assisté cette nuit-là.
-Enfin, John ! Ça fait un moment que j'attends ! Qu'est-ce qui te retenait ? Ne me dis pas que tu ne désirais pas me voir ?
Le sourire qu'il arborait alors, m'énerva. Et l'utilisation de mon prénom qu'il avait dû entendre, ainsi que son tutoiement familier, encore plus. Cet homme n'avait-il réellement aucune manière ?! S'il me tutoyait, alors je n'allais certainement pas lui montrer de respect, moi non plus !
-Comment peux-tu avoir l'air si heureux ? N'as-tu pas conscience de ta situation ? Tu as tué un soldat en dehors des combats, en traître que tu es, et tu seras sûrement condamné à mort pour cela !
Je l'entendis, avec surprise, rire à gorge déployée. Puis une fois calmé, ses yeux moqueurs se fixèrent aux miens.
-Je t'apprécie vraiment, humain. Sais-tu que durant ces longs jours sous ta surveillance, je t'ai observé ?
Quoi ?
-J'ai acquis assez d'informations pour faire un portrait de toi. Tu es droit, tu prends à cœur ton travail et le commandement de tes hommes, et même si tu aimes ta position et que tu as les privilèges des sangs nobles, tu n'es pas heureux. Tu te rends compte que cette manière dont le peuple, dont tes hommes sont traités, n'est pas juste. Tu perçois le monde tel qu'il est réellement et tu ne le comprends pas. Et surtout, tu t'emploies à cacher tes véritables désirs... Crois-tu que je ne me suis pas aperçu de tes regards sur moi lorsque j'étais dénudé, faisant ma toilette ? J'ai senti le désir réchauffer ton corps glacé et les battements de ton cœur s'emballer.
À ces mots, je ne pus empêcher mes joues de se colorer légèrement. Quelle arrogance ! Ce long voyage avait-il échauffé mes désirs frustrés plus que je ne le pensais ? Cela faisait si longtemps que je n'avais pas senti la chaleur d'un homme contre mon corps...
Non ! Impossible ! Ne te laisse pas avoir ! Oui, cet homme à l'aura effrayante était séduisant, je pouvais l'admettre. Il avait de longs cheveux blonds attachés sur la nuque, une mâchoire carrée, il était grand et possédait un regard charmeur, mais je ne désirais rien de lui ! Il avait tué un de mes hommes en pleine nuit et en traître !
-Je ne vois pas de quoi tu parles. Tu n'es qu'un meurtrier et un homme de surcroît, dis-je de manière méprisante.
Il repartit dans un éclat de rire, comme si cette situation, qui n'était pourtant pas à son avantage, l'amusait beaucoup. Je n'avais pas l'habitude de surveiller ce genre de prisonniers, et je me sentais déstabilisé. Cependant, je ne devais rien montrer.
-Nous ne sommes que tous les deux, ici. Tu n'as pas à me mentir. Tu désires les hommes, tout comme moi, humain.
Il marqua une pause durant laquelle je n'osai rien répliquer. Personne ne devait connaître mes désirs honteux, sinon le déshonneur s'abattrait sur ma famille, et je ne pouvais pas le permettre. S'il fallait tuer cet homme pour préserver les miens, alors je le ferai. Après tout, soit il mourra de mes mains, soit de celles du bourreau, son destin était désormais tracé.
-Je consens à être le premier à me montrer honnête afin que tu fasses de même, reprit-il. Bien avant que tu me trouves cette nuit-là, je t'avais déjà remarqué en Russie. Alors que tu étais avec tes hommes, mes yeux se sont posés sur toi, et j'ai commencé à t'observer. Tu as fait preuve de courage durant la bataille à laquelle j'ai assisté, et malgré ton rang élevé évident, tu n'as pas hésité à aller au combat avec tes soldats. Mais surtout, et c'est ce qui m'a frappé, tu cherchais si tu le pouvais, à préserver la vie de tes hommes, ce qui est rare... Et ce qui ne gâche rien, tu es très bel homme, humain. Oui, j'en suis persuadé, tu es celui que je cherche depuis longtemps, et je ne te laisserai pas m'échapper, termina-t-il d'une voix qui avait perdu son intonation rieuse et insouciante.
Sur ces derniers mots étranges, qui me laissèrent pantois, les bougies éclairant cet endroit lugubre s'éteignirent brusquement, me plongeant seul dans l'obscurité avec cet homme dangereux. C'est alors que j'entendis un énorme fracas. Mais avant que je ne puisse réagir, quelque chose me plaqua violemment sur le sol et les ténèbres s'emparèrent de moi...
*La bataille entre l’armée française et les armées russes a eu lieu près de la rivière Bérézina.
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