Chapitre 4
Une heure plus tard, Luke se prélassait dans une baignoire remplie d’eau brûlante.
Le maire à de la chance de posséder une telle salle de bain.
Le plus étrange avec cette pièce, c’était le contraste qu’elle offrait avec l’apparente pauvreté des autres habitants. Il n’avait pas encore rencontré le chef du village, mais il ne semblait pas du genre à se refuser quelques petits privilèges.
Il regarda ses mains, couvertes de coupures et de cicatrices. Des mains de guerriers, ou de vieux travailleur. Quel âge avait-il d’ailleurs ? Son reflet dans le miroir accroché au mur était celui d’un homme d’une vingtaine d’années.
Plutôt beau d’ailleurs, Eddie n’a pas menti sur ce point.
Mais ce visage ne lui rappelait rien, c’était comme s’il se trouvait en face d’un parfait inconnu. Ce pouvait être n’importe qui, un héros, un roi, un meurtrier.
Pourtant ce visage était bien le sien, celui de Luke…
Putain ! Même mon nom de famille je l’ai oublié !
Il se laissa aller en arrière tout en soupirant. Depuis son réveil il n’avait pas eu le temps de souffler, les problèmes s’étaient enchainés sans pause. Luke profita de la tranquillité du moment pour dresser la liste mentale de ses souvenirs.
Toutes les informations basiques semblaient être là. Ouvrir une porte, se servir d’une fourchette… En revanche il n’avait aucune idée du pays dans lequel il pouvait se trouver, pourtant avec le climat et le style des habitations ils auraient du pouvoir le deviner.
Son propre prénom restait son seul souvenir concret, avec son don pour le combat. Une fois une arme en main il changeait, il n’était plus le même. Le jeune homme peu sûr de lui disparaissait pour laisser sa place au Luke guerrier, au Luke tueur.
Et si c’était le vrai lui ? Après tout il s’était réveillé dans une prison, peut-être qu’il avait simplement perdu la mémoire après un choc dans La Cage, pourquoi y était-il enfermé sinon ?
Non il ne pouvait pas être un tueur, il ne pouvait pas être que ça.
Impossible.
— Tout ça me donne mal au crâne.
Il s’enfonça davantage dans l’eau, profitant de la douce chaleur qui détendait ses muscles douloureux. Eddie et Sho’Ryu s’était baigné rapidement, mais lui aurait pu rester des heures dans cette agréable chaleur.
Il se demanda ce dont les deux hommes pouvaient bien parler à l’étage d’en dessous. Pouvait-il leur faire confiance d’ailleurs ? Eddie l’avait aidé certes, mais il parlait tout seul et cela le rendait légèrement inquiétant. Sans oublier sa propension à tuer quiconque le regardait de travers.
Sho’Ryu avait l’air déjà plus respectable, mais tout aussi impulsif. Il ne semblait pas être le genre de personne à vous poignarder dans le dos.
Il se regarde de nouveau dans le miroir. Pas de doute, Eddie n’avait vraiment pas menti.
— Arrête de t’admirer et descends ! cria l’intéressé depuis le rez-de-chaussée.
Comment ? Il est devin ?
Luke grommela avant de se rhabiller rapidement. L’instant d’après il avait rejoint les autres dans la cuisine. Tous étaient assis autour d’une carte déroulée sur la table, ainsi que de quoi écrire. Voir Eddie calmement installé lui fit un drôle d'effet, on était bien loin du tueur sanguinaire de tout à l'heure.
Elise l'attendait une tasse de café à la main. Luke l’accepta avec plaisir et but une gorgée, le breuvage se révéla meilleur que celui d’Eddie.
— C’est bon, votre odeur est enfin supportable ! plaisanta-t-elle, avant d'indiquer la table du doigt. Voilà ta carte Luke. Tu as de la chance c’est la seule que j’ai réussie à trouver.
Eddie grogna et Sho’Ryu l’ignora totalement. Luke la remercia et s’assit pour l’observer plus attentivement, une certaine impression de déjà-vu lui vint, mais il ne se rappelait pas réellement d’avoir vu une carte de ce genre.
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Eddie lui indiqua un point sur la carte.
— Ça c’est La Cage, en plein cœur des terres hivernales de Ryke Fryst. Nous on est ici, dans le petit village de Vitry.
— On s’est fait téléporter sacrément loin ! lança Luke, surpris.
— Plus que je ne le pensais, répondit Eddie en grimaçant. Je me doutais qu’on était à Astria, mais j’espérais qu’on serait plus proche de la frontière. Ça va être chiant de retourner là-bas.
— Téléporter ? demanda Sho’Ryu en levant un sourcil.
— Longue histoire, dit Eddie en souriant. Mais dis-moi, qu’est-ce qu’un noble fait si loin de Nijima ?
— Je pense que mon histoire est tout aussi longue. Disons que je cherche quelqu’un.
— C'est comment Niijima ? interrogea Luke, les yeux brillants de curiosité.
— Austère, lâcha Eddie avec un sourire en coin.
— C'est magnifique, répondit Sho'Ryu en l'ignorant. Nos villes sont fleuries toutes l'années, et nos temples sont les plus beaux bâtiments du monde. Il est vrai que nous sommes prudents quand des visiteurs viennent, admit-il un peu gêné. Mais nous n'en restons pas moins très accueillants.
Le samouraï pointa ensuite la côte ouest d'Astria. Il désignait une petite ville portuaire du nom d’Havre-Port.
— Mon bateau a accosté ici, il y a environ vingt jours. J'ai suivi les instructions que l'on m'a donnée mais j'ai dû commettre une erreur quelque part...
— Tu te moque de nous ? répondit Eddie en se retenant de rire. Tu étais tout proche, comment tu as pu arriver ici ?
Sho’Ryu ignora totalement la question, et se plongea avec intensité dans la dégustation de son café.
— Le maire rentre bientôt ? demanda Luke à Elise. J’aimerais bien comprendre ce qu’il se passe ici.
— Il devrait bientôt arriver, mais je peux commencer à vous raconter.
Luke vit une grande tristesse prendre place sur son visage. La jeune femme prit une grande inspiration, et commença son récit.
— Il y a sept ans de cela, un certain Livink et plusieurs hommes à son service se sont rendu à un avant-poste situé non loin d’ici. C’est ici que se trouvait des soldats dépêchés depuis la capitale, spécialement pour protéger la zone d’éventuelle bandits et hors-la-loi. Livink qui se fait surnommer le général à la lance, de son vrai nom Livink Haste, était un ancien général au service du roi. Il jouissait d’une bonne réputation avant sa disparition.
— Sa disparition ? répéta Luke.
— Avant qu’il ne réapparaisse ici, on raconte qu’il est tombé au combat. Ses soldats et lui n’auraient pas tenus jusqu’à l’arrivée des renforts.
— Quel rapport avec votre village ? intervint Sho’Ryu.
— J’allais y venir. Depuis son arrivé Livink a annoncé qu’il allait protéger le village contre les bandits lui-même. Au départ nous étions heureux de la nouvelle, car les soldats ne parvenaient pas à empêcher toutes les attaques. Cependant il a rapidement mis en place une « taxe ».
Tandis qu'elle parlait, la jeune femme serrait du poing sur la table. Sa bonne humeur et sa joie de vivre avait totalement disparu.
— Tout le monde devait participer d’une manière ou d’une autre. Au début on pouvait tenir, mais ils en voulaient toujours plus. Lorsqu’une famille ne pouvait pas payer ils la « punissait ». J’ai vu des hommes se faire battre devant leurs enfants, leurs femmes se faire violer. Sans la protection du maire j’aurai subi le même sort. Plusieurs fois ils ont emportés des hommes ou des femmes, on ne les a jamais revus...
Luke vit qu’Elise s’enfonçait les ongles dans le bras, au point de se faire saigner. L’état du village était expliqué à présent, ces gens étaient traités comme des esclaves. Il sentit toute la colère de la jeune femme, et son impuissance.
— Vous n’avez pas essayé de chercher de l’aide ? demanda l’amnésique.
— Certains ont essayés, répondit Elise. Mais ils ont confisqué tous nos chevaux et patrouillent tous les jours autour du village. Les quelques actes de rébellions se sont soldés par la mort.
— C’est donc eux que nous avons croisé, dit Eddie avec un sourire en coin.
— Mais personne ne s’en est rendu compte ? demanda Luke. Les soldats en garnison doivent bien faire des rapports de temps à autre ?
— Livink corrompt tous les officiers qui pourraient venir vérifier la situation. En plus il s’occupe réellement des bandits, ils n’ont donc aucun intérêt à faire quoi que ce soit contre lui.
Ils sont totalement piégés.
— Combien sont-ils ? demanda Sho’Ryu qui s’agitait sur sa chaise.
Elise réfléchit quelques secondes avant de répondre.
— Une centaine de soldats étaient positionnés ici. Livink est arrivé avec dix personnes supplémentaires, peut-être plus, je ne sais pas exactement, admit-elle.
— C'est tout ? se moqua Eddie. Vous êtes bien plus nombreux, vous auriez pu tenter votre chance.
— S’il n’y avait que ça, répliqua Elise en le fusillant du regard. Livink possède une relique d’une puissance incommensurable. Il manie une lance qu’il a appelé lui-même « Fulgur ».
— Quoi ? cria Eddie sous l'effet de la surprise. Impossible ! Elle est perdue depuis longtemps, c'est une relique de rang supérieure !
— Elle est pourtant bien en sa possession. Il a déchiré le ciel avec ses éclairs. Tout le monde a perdu espoir, comment lutter contre une telle puissance ?
Les yeux d'Eddie étaient à présent plein d'intérêt, et il se mit à parler tout bas, comme s'il menait une conversation avec d'autres personnes.
— Même si c’était perdu d’avance, vous auriez dû vous rebeller ! s’emporta Sho’Ryu, qui bouillonnait de rage après avoir entendu toute l’histoire. Il vaut mieux mourir que vivre esclave ! Vous n’avez donc aucun honneur ?
Luke allait s’opposer au Nijimien, quand une voix interrompit la discussion.
— Nous n’avons malheureusement pas le choix.
Luke se retourna, et vit un vieil homme vouté pénétrer dans la maison. Le maire ôta son chapeau et dévoila des cheveux gris. Son visage était marqué, et semblait surtout mélancolique. Ses yeux bleus étaient éteints, mais Luke vit une flamme se raviver en les voyant rassembler ici. Malgré son âge avancé, il avait les mains recouverts de terre, signe qu'il devait revenir des champs.
— J’ai vu des hommes forts en arrivant ici, protesta Sho’Ryu. Ils auraient dû se battre pour leur famille !
— Ce n’est pas parce qu’un bûcheron possède une hache qu’il doit s’en servir au combat. Si ses hommes ne se sont pas battus c’est justement pour leur femme et leurs enfants.
Peu convaincu par cette réponse, Sho’Ryu croisa les bras en signe de mécontentement. Cette réaction amusa Luke. Malgré ses opinions tranchées, il restait un jeune homme à peine adulte.
Le maire observa attentivement ses trois invités, puis jeta un coup d’œil en direction d’Elise. Soudain il se mit à genoux devant eux, la tête posée contre le sol.
— Fulbert ? interrogea Elise, elle aussi surprise par le comportement du vieil homme.
— S’il vous plaît aidez-nous ! supplia le vieil homme, qui avait soudain l’air de porter tout le malheur de son village sur les épaules. Vous êtes les premiers depuis sept années à venir jusqu’à nous. Vous êtes notre seule chance de nous libérer de Livink.
Luke hésita, et se sentit instantanément mal pour cela. Comment, après avoir assisté à tant de malheur, pouvait-il encore hésiter ?
— Et qu’est-ce qu’on y gagne ? répliqua sèchement Eddie.
— Que… Comment ? hésita le maire.
— Je ne vais pas risquer ma vie pour rien, ajouta-t-il en parlant lentement. Je n’ai rien à voir avec ce village.
— Vous avez tués ses hommes ! argua Elise en s’emportant. Il va venir se venger en pensant que c’est notre faute ! Tu en es conscient ?
— Je me suis simplement défendu, répondit calmement Eddie. Tu l'as dis-toi même, ils sont bien plus nombreux, et leur chef possède Fulgur. Même si je rêve d’envie de posséder une telle relique, s’opposer à son porteur serait du suicide.
Luke vit Sho’Ryu serrer les poings sans rien dire, et lui-même se sentit troublé par les mots d’Eddie.
— Je vous remercie pour votre hospitalité, mais je vais aller trouver un autre endroit où dormir.
— Attends Eddie ! intervint Luke. On pourrait peut-être réfléchir à tout ça avant non ?
— Je vais te donner le meilleur conseil que j'ai jamais reçu. Ne te mèle pas des affaires des autres. Tu as tes propres problèmes, tu ne sais même pas qui tu es ! Ne va pas perdre la vie bêtement, surtout pour des gens qui ne ferais pas la même chose pour toi.
Luke hésita entre l'insulter de sale connard égoiste, et admettre qu'il n'avait pas tort. A la place il grimaça juste en baissant la tête.
Et sans rien ajouter de plus, le chasseur de relique quitta la maison. L’ambiance était devenue lourde, le maire ne bougeait pas, se rendant compte que sa seule chance était en train de lui filer entre les doigts. Luke croisa le regard de la jeune femme, elle aussi en les voyant avait senti l’espoir revenir. Elle détourna les yeux. Voulait-elle lui dire par ce geste qu’elle ne l’obligeait pas à l’aider ? Ou cherchait-elle à cacher ses émotions ?
Ai-je vraiment le droit de les abandonner ?
Ces gens ne représentaient rien pour lui, même si au fond il voulait les aider, rien ne dit qu'il en était capable. S’il se battait, peut-être y laisserait-il la vie, tout cela pour des gens qu’il ne connaissait même pas.
Qu’aurais-je fait avant de perdre la mémoire ? Putain de quel côté me serais-je trouvé ?
Qui il était avant n’avait plus vraiment d’importance à vrai dire, c’était au Luke qui se tenait à cette table de prendre une décision. Pendant une seconde il fut tenté de partir rejoindre Eddie, d’oublier ce village et de chercher à retrouver la mémoire. Mais avant qu’il ne prenne une décision, Sho'Ryu se mit debout.
— Relevez-vous, ordonna-t-il, autoritairement.
Le vieil homme leva la tête, pour voir le jeune homme lui tendre la main.
— Je n’ai aucune raison de vous aider, dit-il doucement. Mais je suis un fier membre du clan Kurosuke, ma famille aurait honte de moi si je ne faisais rien.
Avec lenteur, il dégaina une de ses deux lames. Le katana était d’un noir profond, à un tel point que les yeux de Luke se perdirent dans sa contemplation. L’arme semblait vouloir l’aspirer tout entier.
— Je jure sur Kuro que je trancherai moi-même la tête de ce Livink. Je vous en fais la promesse.
La détermination brûlait dans les yeux de Sho’Ryu, des larmes emplirent ceux du maire. Luke regardait le jeune homme avec un étrange sentiment de respect, lui n’avait pas hésité une seule seconde.
C’est donc ça ? Voilà qui je suis, un lâche.
Le vieil homme se mit à pleurer tout en étreignant le jeune guerrier. Luke se sentit encore plus pitoyable. Il vit Elise secouer la tête pour chasser les larmes de ses yeux, une nouvelle motivation y brillait.
On tambourina à la porte, et le barbu que Luke avait vu rentra précipitamment.
— Livink est là ! hurla-t-il à bout de souffle. Il demande à te voir Fulbert !
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