1 — Bonne année !

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3… !

2… !

1… !

« Bonne année ! »

La foule rassemblée dans l’agora hurla de joie et applaudit en ce jour de célébration. Un hologramme projetait « Bonne année 2308 » avec des feux d’artifice simulés et des effets lumineux qui mirent l’ambiance pour cette soirée. Cotillons, serpentins, champagne de synthèse et musique accompagnaient l’euphorie présente.

Claire se trouvait avec tous ses autres collègues au milieu de cette foule enthousiaste. Elle termina sa coupe puis applaudissait pour fêter la nouvelle année.

Cinquante ans. Cela fait un demi-siècle qu’on voyage ainsi, se remémora-t-elle. Elle eut une pensée pour les doyens de l’équipage qui avaient connu le départ. Colonie 7 fut lancé le 4 septembre 2247, depuis la station Centauri qui orbitait autour de Mars. Elle était née à bord il y a trente-huit ans et avait suivi un parcours de formation très précis pour obtenir sa qualification d’ingénieure des systèmes de propulsion. Grâce à son travail, et à celui de ses collègues et prédécesseurs, les quatre monstrueux réacteurs avaient poussé sans relâche Colonie 7 sur la trajectoire de sa destination jusqu’à atteindre sa vitesse de croisière. Un voyage d’une durée estimée à quatre-vingt-sept ans. D’ici environ vingt-trois ans, ils poseraient le pied sur une nouvelle planète. Un exploit unique depuis la fin de l’exploration du système solaire. Claire se sentait chanceuse d’être née au bon moment, car elle savait qu’elle ne serait pas trop vieille pour en profiter du haut de sa future cinquantaine.

C’était un nouveau cycle qui commençait pour l’équipage à bord de Colonie 7, un vaisseau générationnel lancé il y a cinquante ans. Il s’agissait de la plus grande aventure que l’humanité ait tentée depuis qu’elle s’était élancée dans l’espace. L’exploration et les installations de son propre système solaire ne lui convenaient plus. Désormais, il fallait ambitionner d’aller découvrir le voisinage. Mais la distance et la durée du voyage rendaient l’opération impossible à l’échelle de sa propre longévité. Le projet Colonie fut lancé avec cette contrainte en principale directive. Ces immenses vaisseaux propulsés par les meilleurs réacteurs jamais construits par le génie humain serviraient de lieu de vie pour une poignée de représentants de l’espèce. Les primo colons savaient très bien qu’ils n’avaient que très peu de chances de fouler le sol de Proxima Centauri b, leur destination. Mais ils se confortaient à l’idée que leur descendance y installera le premier bastion extra-solaire de l’humanité.

— Alors, encore perdue dans tes pensées ?

— Ah ! pardon Hector. En effet, l’idée que ça fait cinquante ans que nous voyageons m’a laissée rêveuse.

— Ha ha ! Et c’est pas fini !

Une troisième personne intervint dans la conversation.

— Tu comptes faire quoi, Claire, une fois là-bas ?

— Je n’y ai pas vraiment réfléchi, Sabrina. Ma spécialisation n’aura plus d’intérêt, car nous n’allons pas continuer d’utiliser les moteurs. Il faudra sûrement que je me reconvertisse, mais je ne sais pas encore à quoi.

— Allons, tu as encore le temps pour y penser !

— C’est sûr que pour toi c’est facile, hein ! interpela Hector. Quand on est biologiste, poser le pied sur une nouvelle planète c’est la caverne d’Ali Baba !

— Et on aura toujours besoin d’informaticiens comme toi, surenchérit Claire.

Il ricana en souriant.

— Et si tu devenais journaliste ? proposa Sabrina.

— Quoi ? Mais quelle idée ! Ce n’est pas du tout mon métier enfin !

— Tu pourrais couvrir l’évolution de la Colonie. Et ce n’est pas déjà ce que tu fais ? De noter dans un journal notre voyage ? Tu pourrais même écrire un bouquin !

— Arrête de te moquer de moi, Hector ! Je n’aurais jamais dû te monter ça !

— Je ne me moque pas, je trouve ça cool, répondit-il, tout penaud.

Leur amicale chamaillerie fut interrompue par une sonnerie d’annonce. Au milieu de l’agora, une silhouette féminine se matérialisa dans un flot de particules colorées. Les contours se précisèrent en prenant l’apparence d’une femme vêtue d’un tailleur turquoise. Son visage rond affichait une expression bienveillante même si ses cheveux tenus bien fermes par un chignon laissaient supposer l’inverse. Elle arborait des traits d’âge mûr, une quarantaine d’années. La place devint calme malgré la centaine de personnes réunies.

— Mes chers passagers et futurs colons, c’est un immense honneur pour moi de continuer à vous accompagner dans notre grande entreprise, annonça-t-elle sur un ton solennel.

Il s’agissait de la Planificatrice. Cette apparition synthétique plus avancée qu’un hologramme incarnait l’intelligence artificielle qui pilotait l’ensemble des systèmes. D’un certain point de vue, la Planificatrice était la plus ancienne membre de l’équipage. Elle était la représentante du Comité de Direction qui avait pour mission de faire arriver Colonie 7 sur Proxima Centauri b et démarrer le programme d’occupation.

— Réjouissons-nous de voir notre expédition avancer, poursuivit la Planificatrice. Nous avons fait plus de la moitié de ce qui nous amène à un nouveau grand chapitre pour l’humanité. Le Comité de Direction que je représente ce soir se joint à moi pour vous féliciter.

Une ovation d’applaudissements retentit à la fin de cette dernière phrase. La Planificatrice fit un geste invitant au calme, désirant ajouter un complément.

— Comme vous le savez, cette aventure s’étend au-delà de l’espérance de vie humaine. Ce triste fait nous revient régulièrement en mémoire lorsque nos plus anciens membres d’équipage, mais aussi fondateurs du projet nous quittent. J’aimerais que nous leur rendions hommage.

Deux portraits s’affichèrent à plusieurs endroits de l’agora. L’un montrait le docteur Robert Menera, médecin de bord historique. Le second fut celui de la docteure Virginia Bianco, l’une des conceptrices de la Planificatrice. Ils moururent de vieillesse durant l’année 2307.

L’un des occupants de Colonie 7 brandit une bouteille de vieux whisky d’une marque que la docteure Bianco affectionnait et hurla :

— Rassurez-vous, Doc, on vous rendra hommage à votre arrivée ! Merci pour tout !

Son intervention spontanée fut saluée d’applaudissements.

— Tu as toujours le bonsaï que le docteur Menera t’a confié, Sabrina ? demanda Claire.

— Oui, répondit-elle en essuyant une petite larme. J’en prends soin tous les jours en pensant à lui.

Les festivités battaient leur plein. La consommation d’alcool de synthèse déliait les langues et désinhibait les plus timides qui, autrement, ne se seraient jamais senti l’envie d’aller danser devant tout le monde. Heureusement, ce produit ne faisait que simuler les effets de l’ivresse et se dissipait très vite sans conséquence. Un des moyens de profiter des quelques plaisirs terrestres lorsque la planète mère se trouvait à plusieurs années-lumière de là. Même la Planificatrice participait. Après cinquante ans passés au milieu des humains, son système avait appris plus qu’il n’en fallait pour interagir au mieux avec eux.

Comme elle l’avait rappelé durant son discours, la Planificatrice représentait le Comité de Direction. Il s’agissait de l’équipe en charge d’administrer Colonie 7 et mener à bien sa mission. Celle-ci était bien trop occupée à travailler pour sortir du niveau 10 et 11 de l’appareil. Ainsi, le Comité utilisait l’avatar en tant que visage.

Soudain, une technicienne paniquée débarquant dans l’agora vint perturber l’événement. Blanche comme un linge, elle tremblait et semblait avoir vu un monstre. Elle marchait sans but et criait au milieu d’une foule bruyante qui occultait ses appels à l’aide. Claire la remarqua et accourut vers elle, accompagnée par Sabrina et Hector.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Que se passe-t-il ?

— C’est… c’est… horrible… il est mort ! bégaya la femme.

— Comment ?! Qui ça ?

Sabrina apporta un gobelet d’eau à la technicienne paniquée, Hector l’épaula pour s’asseoir.

— Dites-nous tout, demanda Claire.

— Niveau 3… il est mort…

— Allons voir ça ! proposa Claire à Hector et Sabrina.

L’ingénieure appuya quelques symboles sur son bracelet, un accessoire que tous les occupants portaient qui leur servait, entre autres, d’outil de communication. Claire l’approcha de sa bouche pour transmettre le témoignage de la technicienne. Une notification confirma la réception de celle-ci de la part de la Planificatrice.

Le trio accompagné de la jeune femme se rendit au niveau 3. Il s’agissait d’un emplacement à la fois important et impressionnant de Colonie 7. Cet immense lac intérieur constituait la principale source d’eau du vaisseau. Il courait tout le long de la paroi intérieure et donnait la sensation de voir un océan se replier au dessus de soi. Une épaisse verrière séparait en deux ces anneaux d’eau claire. La luxuriante végétation développée localement contribuait à sa régulation environnementale. Il se situait juste au-dessus du niveau agricole qui formait l’un des moyens de subsistance. Même si les occupants pouvaient profiter des synthétiseurs capables de produire toute sorte de denrées, une culture plus terrestre participait à préserver un équilibre pour la population.

Le lac intérieur était aussi un lieu très prisé par les couples en manque de romantisme grâce à son ambiance unique.

Ce soir-là, il n’y avait presque personne. Tout le monde ou presque faisait la fête au niveau 8, l’agora, et seuls quelques techniciens répartis un peu partout pour la rotation des maintenances étaient restés à leur poste.

Ils arrivèrent à la station d’épuration numéro quatre sur les indications de la lanceuse d’alerte. Elle était terrorisée et se blottit contre Hector. Le trio assista à une scène qui leur parut surréaliste pour leur environnement confiné et maîtrisé. Ce sentiment fut partagé par deux autres témoins, des robots d’entretien. Malgré leur absence de visage, ils trahissaient une expression confuse qui allait au-delà de leur programmation.

Un corps gisait pendu, accroché aux poutres des cuves de traitement de l’eau. Du sang qui s’était écoulé le long de ses bras et de ses jambes formait une sinistre marre au sol. Sabrina alla inspecter, tout portait à croire à un suicide. Derrière le cadavre, un message écrit au marqueur sur le réservoir :

LE CIEL EST UN MENSONGE

Un avatar de la Planificatrice se matérialisa à leurs côtés. Les éclairages s’actionnèrent également, révélant la sordide scène au grand jour artificielle.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.

— Patrick Romard, annonça Sabrina en consultant le badge de la dépouille, la voix tremblante. Il semble s’être suicidé par pendaison. C’est horrible…

— Vous avez quelque chose dans les enregistrements vidéo ? fit Claire à la Planificatrice.

— Cet endroit est une zone blanche. J’ai retrouvé la trace de Patrick Romard trois heures auparavant. Il se dirigeait ici.

— Cela concorderait avec la couleur du sang séché au sol. Il a dû avoir une hémorragie interne à cause de la pression exercée, constata Sabrina.

— Hector, interpela Claire en pointant le témoin. Tu devrais l’amener au niveau médical pour qu’elle soit aidée. Elle a subi un sacré choc.

— Je m’en occupe.

Hector quitta la scène avec la technicienne encore sous le choc. Sabrina et Claire observaient longuement. Il n’y avait pas grand-chose de plus à relever en dehors du cadavre et de cette inscription. « LE CIEL EST UN MENSONGE », que cela pouvait-il bien dire ? Comment Patrick avait-il pu en arriver au point de se suicider ? Pourquoi laisser ce message cryptique ? Claire se tourmentait de questions.

— Claire, tu penses qu’il a été… ? chuchota Sabrina.

— Assassiné ? Nous vivons dans une boîte de conserve de cinq kilomètres de long depuis cinquante ans. Mais tout le projet a été construit autour de l’évitement des risques psychosociaux. Ce serait le premier incident de ce genre depuis.

— Je ne sais pas, mais pour moi il y a quelque chose qui ne va pas.

— Cette phrase, il voulait nous transmettre un message. Mais quoi ?

— Ou alors il avait perdu la raison ?

La Planificatrice interrompit leurs messes basses.

— Mesdames, je vous propose de retourner à vos quartiers. Je prends en charge la suite avec l’équipe sécurité. J’ai également avisé le Comité de Direction qui va traiter la situation. Merci pour votre signalement.

— Planificatrice, savez-vous si Patrick était sujet à un comportement dépressif ou à risque ?

— Claire, vous pensez bien que je ne suis pas en mesure de discuter avec vous du dossier médical des occupants.

— Oui, vous avez raison…

Claire et Sabrina se détournèrent de la scène et s’en allèrent. Après ceci de revenir à la fête du Nouvel An n’avait aucun sens. Elles préférèrent ainsi retourner dans leurs appartements.

Arrivée à sa cabine, Claire sortit de son placard une petite tablette. Un carnet de notes électronique qui lui servait de journal de voyage. C’était devenu une habitude avec le temps.

Mercredi 1er janvier 2308, 1 h 37 min TFC [1]

Cette nouvelle année a commencé avec une tragédie…

Elle sauvegarda cette entrée en concluant qu’elle se sentait dans une enquête policière, puis rangea son précieux journal avant d’aller se coucher. Mais comme elle pouvait s’y attendre après une telle expérience, le sommeil fut difficile à trouver.

[1] TFC : Temps Fédéral Coordonné. Cette échelle de temps remplaça le Temps Universel Coordonné (TUC, ou UTC en anglais) lorsque la Fédération des Nations Unis dû établir une mesure du temps cohérente entre la Terre et ses colonies sur la Lune ou dans les autres secteurs de l’espace. Elle fut adoptée le 1er janvier 2110.

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