3 — Redondance

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Les cinq jours suivants perturbèrent moins Claire. Le petit train quotidien des activités planifiées devant certainement lui apporter un meilleur équilibre. La veille, elle avait consigné dans son journal avoir passé la soirée avec Hector et Sabrina. C’était l’anniversaire de cette dernière et elle avait organisé une fête pour l’occasion en invitant d’autres collègues et connaissances. Forcément, cela ne fut pas de la même envergure que le Nouvel An, mais ça restait un bon moment pour le groupe.

C’était une des victoires de Colonie 7. Les psychologues et médecins qui avaient cadré le projet émirent la crainte que l’ennui ne consume ses occupants. Comment faire pour qu’un vaisseau générationnel voyageant pendant quatre-vingts ans ne soit pas une poudrière ? Ils avaient repris de vieilles idées datant des débuts de la conquête spatiale, à l’époque où des trajets plus courts duraient très longtemps. Parmi celles-ci, ils avaient imaginé des événements aléatoires tels que des incidents mineurs ou bien des plages de maintenance. Ceci dans le but de garder une activité non planifiée et éviter que la routine ne s’installe et renforcer la cohésion. Le Comité de Direction, par l’intermédiaire de la Planificatrice, utilisa ces artifices pendant les premières années pour stimuler l’équipage et provoquer des aléas. Mais au bout de quelques années, il n’en eut plus la nécessité. Les scénarios de crise furent adaptés dans un but pédagogique, et d’autres événements devinrent des moments festifs. Au fil du temps, l’imagination humaine prit le pas et les occupants inventèrent de nouvelles opportunités de faire la fête. Un couple se formait, une naissance, une remise de diplôme, une promotion, ou encore un décès, tout présentait une occasion de proposer une célébration ou une commémoration, selon le contexte. Les différents loisirs créatifs tels que la musique, les arts plastiques, la botanique, l’élevage d’espèces animales, ou bien l’écriture étaient aussi des moments de partage qui permettaient de se divertir.

Malgré ses performances et capacités d’évolution, c’était le genre de cas où la Planificatrice reconnut que l’intelligence artificielle avait des progrès à faire pour égaler la capacité d’improvisation et d’adaptation de ses concepteurs. Colonie 7 était bien parvenu à trouver un équilibre communautaire stable. Elle partagea à de nombreuses reprises les félicitations du Comité de Direction pour le travail de chacun.

Le lendemain, le trio d’amis se retrouvait au réfectoire pour le repas du soir. Ils discutaient de la fête de la veille et Sabrina remercia une nouvelle fois Hector pour le cadeau qu’il lui avait offert. Claire, quant à elle, observa une personne venant d’entrer. Cela lui fit ignorer la conversation à table.

— Allô Claire, ici Colonie 7, tu nous reçois ? demanda Sabrina.

— Pardon, j’étais prise dans mes pensées. Vous connaissez le type là-bas au distributeur ?

— Oui, il travaille dans la section hydrologie. Je crois qu’il s’appelle Patrick, quelque chose comme ça. Pourquoi ?

— Je ne sais pas, sa tête me disait quelque chose.

— On vit dans cette boîte de conserve depuis des années, ajouta Hector. À force, on finit par reconnaître tous les visages, même si on n’arrive pas toujours à mettre un nom dessus.

— Peut-être…

— Avoue, il t’a tapé dans l’œil, hein ? Alors que tu as un charmant ami à côté de toi ! se moqua Hector.

Claire lui répondit par un léger coup de coude sur son avant-bras.

— Ne sois pas stupide !

— Aïe ! Si c’est comme ça, je te donnerai pas le truc que tu m’as demandé l’autre fois.

— Quel truc ? questionna Claire, confuse.

— Tu sais bien, les journaux d’activité des réacteurs. J’en ai retrouvé d’autres depuis, tu voulais que je te les envoie.

— Ah bon ? Je ne m’en souvenais pas.

— Tu bosses trop ma chérie, rétorqua Sabrina. La fatigue ne doit pas aider.

— Sûrement…

Claire continuait de regarder l’ingénieur hydrologue. Au fond d’elle, quelque chose n’allait pas. Elle l’avait déjà rencontré de loin, évidemment. Bien que Colonie 7 soit habité par environ trois cent cinquante personnes, les visages devenaient tous familiers avec le temps comme l'avait dit Hector. Mais dans le cas de ce Patrick, Claire avait un sentiment confus. Elle ne se souvenait plus comment ni où, mais elle était persuadée que cette personne avait été en relation avec un événement important récent.

— Je dois vous laisser, j’ai à faire, annonça Claire sur un ton monocorde.

— Euh… OK. Je t’ai envoyé tes fichiers quand même. Mais je pense que tu devrais te reposer, t’as vraiment l’air ailleurs, s’inquiéta Hector.

Claire s’en alla sans répondre, elle était manifestement troublée par quelque chose. Ses deux amis la regardèrent avec une mine préoccupée.

En réalité, elle retourna dans ses quartiers. Elle s’installa devant l’ordinateur sur son bureau et commença à soumettre quelques requêtes. La première fut au sujet de ce Patrick.

Patrick Romard
Sexe : M
Âge : 31
Affectation : Niveau 3 — Hydrologie et recyclage

Claire ne comprenait pas cette soudaine fascination pour ce personnage. Tout comme elle se demandait pourquoi elle ne se rappelait pas avoir réclamé les relevés d’activité des réacteurs. En tant qu’ingénieure affectée aux systèmes de propulsions, elle avait parfaitement accès à ces données. Pourquoi un tel moyen détourné ?

Dans le doute, elle ouvrit le fichier transmis par son ami. Il contenait des milliers de lignes traçant chacun des moindres faits et gestes des composants des moteurs thermonucléaires actuellement endormis. Les entrées défilaient et Claire se demandait toujours pourquoi elle aurait eu besoin de ça. Tout semblait bon, pas d’alerte.

Soudain, son attention fut attirée par une anomalie. Échec du système de contrôle de Renaud le jour de l’essai. Suivi de nombreux autres incidents sur les circuits d’alimentation, le calibrage de la structure à géométrie variable, dans le circuit à haute pression, ou encore dans la chambre de réaction. Tout ce qu’elle voyait devenait inquiétant, comme si le moteur encourait un grand danger.

Désirant consigner ces observations, elle s’empara de son journal et créa une nouvelle entrée.

Lundi 6 janvier 2308 19 h 56 min TFC

Une journée vraiment bizarre aujourd’hui. La veille c’était l’anniversaire de Sabrina, on s’est bien amusés. […]

Hector m’a envoyé des journaux d’activité des quatre réacteurs de Colonie 7. À ma demande, mais je ne m’en souviens pas. Leur lecture a été édifiante […] Comment aurais-je pu oublier de […]

Claire leva le nez de sa tablette et eut une idée. Elle enregistra cette nouvelle note incomplète et la ferma. Elle ouvrit les précédentes, un exercice qu’elle ne se rappelait pas avoir déjà fait. Si quelque chose de grave avait eu lieu, elle l’aurait forcément écrit.

Dimanche 5 janvier 2308 18 h 32 min TFC

[…]Aujourd’hui c’est l’anniversaire de Sabrina. Je lui ai préparé un petit cadeau, j’espère qu’elle va aimer. […]

Samedi 4 janvier 2308 22 h 32 min TFC

[…]Ce fut une journée routinière en fait. Le seul événement notable est qu’un chat s’est enfui de l’animalerie. Il courrait partout. Voir les vétérinaires tenter de l’attraper fut tellement comique ! […]

Claire sourit à la lecture de cette entrée. Cet animal paniqué a égayé la journée de plus d’un occupant de Colonie 7. Mais aussi ruiné celle d’autres.

Vendredi 3 janvier 2308 19 h 43 min TFC

[…]Hector doit encore m’envoyer d’autres journaux des réacteurs. Ceux qui datent du test m’ont vraiment inquiétée. Il semblait avoir oublié ma précédente requête. Il est toujours dans son petit monde celui-là […]

Elle resta interloquée par cette entrée. Les propos relatés lui étaient étrangers. Elle ne se souvenait pas d’avoir écrit ceci.

Jeudi 2 janvier 2308 20 h 53 min TFC

[…]J’ai eu un sentiment bizarre en allant au bord du lac du niveau 3. J’étais mal à l’aise. […]

À nouveau, Claire fut confuse par cette note.

Mercredi 1er janvier 2308, 21 h 13 min TFC

[…]Hector m’a retrouvé des informations volontairement masquées. Par qui ? Par quoi ? Dans quel intérêt ? Les diagnostics récupérés donnaient l’impression qu’un des réacteurs manquait. Renaud serait absent. Cela n’a aucun sens.

Note pour toi : j’ai mis en pièce jointe à cette entrée les données retrouvées par Hector. Essaye de les analyser quand tu auras le temps. […]

— Mais c’est…

Claire ne savait pas comment exprimer son sentiment de confusion. Elle lisait des mots qu’elle ne se souvenait pas avoir écrits. La note du premier janvier à une heure du matin lui fut surréaliste. Les morceaux d’un incompréhensible puzzle dégringolaient dans sa tête. Elle aurait été témoin de la découverte du cadavre de Patrick Romard qui semblait s’être suicidé une semaine plus tôt. Un message se trouvait à ses côtés : « LE CIEL EST UN MENSONGE ». Le lendemain, elle remarqua qu’un des réacteurs de Colonie 7 était inopérant, mais que la console de supervision masquait cet état de fait.

Mais plus grave encore : elle consigna ces éléments et les oubliait. Comment était-ce possible ? Ces faits étaient suffisamment mémorables pour être gravés à jamais dans la sienne. En cinquante ans, il n’y avait jamais eu de suicide à bord du vaisseau. Les seules morts prématurées furent causées par des accidents, moins de dix en tout.

La main tremblante, Claire appuya sur une autre icône de la tablette tactile : « Liste des notes ».

L’appareil mit un peu de temps à afficher tous les résultats. Il y en avait des milliers. Claire se souvenait avoir commencé cet exercice lors de ses études d’ingénieur, il y en avait donc une par jour depuis presque vingt ans. Au début elle ne le faisait pas systématiquement, mais, suite à un rapide calcul mental, elle s’attendait à quelque sept mille entrées.

Fichiers : 3 604

— Comment ? Ce n’est pas possible, il en manque !

Claire décida de remonter en arrière en choisissant un fichier au hasard.

Samedi 25 janvier 2308

— C’est pas possible ! s’exclama-t-elle.

Elle poursuivit son défilement.

Jeudi 16 janvier 2308

Lundi 13 janvier 2308

— Mais…

Mercredi 1er janvier 2308

Mardi 31 décembre 2307

Vendredi 31 janvier 2308

— Quoi ?! Ça n’a aucun sens !

Peu importe les fichiers qu’elle consultait, même les plus lointains, la date restait toujours identique. Seule l'heure variait. Ils se situaient dans une fourchette entre le 31 décembre 2307 et le 31 janvier 2308. Claire posa la tablette et s’affala sur le siège. Ce n’était pas possible, le logiciel avait forcément un problème dans son calendrier. Elle bouclait sur le même mois.

Cette vaine tentative de se rassurer fut mise à mal, car elle se rappela que c’était elle qui datait les documents.

Claire se sentit défaillir, un sentiment de vide emplissait sa poitrine et un profond malaise. Était-elle en train d’halluciner ? Avait-elle fait une erreur à la saisie de ses fichiers ? Comment ses notes pouvaient-elles tourner en boucle ainsi ?

Son visage mélangeant une expression à la fois confuse et paniquée fut traversé par une coulée de larmes. Elle répéta en murmurant : « c’est pas possible ».

Elle décida de lire quelques-unes de ces notes, en particulier celles dans des dates futures, ou passées, la ligne temporelle ayant perdu tout son sens. Cela racontait les tranches de vie habituelle. Ses moments au travail, ses inquiétudes, les instants de joie avec ses deux meilleurs amis. Mais elle redécouvrit également les doutes sur le réacteur. Ce n’était pas la première fois que ça arrivait. Le cas du suicide semblait bien inédit dans cette improbable chronologie répétée.

À ce moment-là, Claire prit conscience d’une chose. Elle ne se souvenait de rien de tout cela. Certains éléments relatés étaient proches d’événements récents avec un air de déjà-vu. D’autres, parfaitement étrangers. Comme si une autre femme du même nom, s’exprimant de pareille façon, racontait sa vie dans son propre journal.

Elle réétudia les dernières notes. Des faits lui paraissaient inconnus là où d'autres avaient un air de déjà-vu.

Claire posa la tablette et plongea dans ce qui aurait pu être une intense réflexion. Mais son esprit était en réalité vide. Aucune pensée consciente ne vint le perturber, le néant total.

Soudain, une idée la traversa. Une forme d’amnésie très sélective devait la frapper. C’était l’unique raison qui expliquerait pourquoi elle se rappelait d’avoir passé l’après-midi avec Hector, mais qu’elle aurait oubliée un second fait marquant de la journée.

Les autres subiraient-ils la même chose ? Suis-je la seule ? se demanda Claire.

Dois-je en parler à un médecin de bord ? À la Planificatrice ?

Elle hocha la tête en signe négatif. Dans l’immédiat, elle ne pouvait risquer de se compromettre et éveiller des soupçons. Les occupants de Colonie 7 faisaient l’objet d’un suivi psychiatrique mensuel pour détecter et prévenir les difficultés. Elle ne pouvait leur donner matière à l’accuser de perdre ses facultés.

Une nouvelle idée arriva. Elle nota avec un marqueur sur un mouchoir en tissu une instruction :

RELIS JOURNAL LE MATIN

Puis sur un autre :

RELIS ENTRÉE VEILLE

Dans une nouvelle note de son journal, elle consigna une dernière directive.

Lundi 6 janvier 2308 21 h 17 min TFC

Les notes du journal tournent en boucle. Une fourchette allant du 31/12/2307 au 31/01/2308 répétée encore et encore.

Quelque chose te fait oublier.

Chaque soir, raconte bien la journée. N’oublie aucun détail, surtout les plus perturbants. Une fois terminé, tu emballes la tablette dans le mouchoir disant de relire la précédente entrée. Laisse dépasser du tiroir du bureau le tissu indiquant de relire le journal le matin.

Rappelle ces instructions chaque jour.

Tout ça n’a aucun sens, mais c’est vrai.

Pour demain matin : essaye de comprendre ce que veut dire « LE CIEL EST UN MENSONGE ».

Elle appliqua avec soin ses propres consignes puis s’allongea sur son lit. Toute cette histoire bouclait dans son esprit en raison de son surréalisme.

Claire fit une dernière fois le vide dans sa tête, tâchant de ne pas se tourmenter de questions. Maintenant qu’elle avait, elle l’espérait, un moyen de se souvenir, il lui fallait trouver la raison.

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