4 — La passion du geek

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Hector passait la soirée dans son appartement, à écouter de la vieille musique de la fin du vingtième siècle tout en pianotant sur son ordinateur. Il « geekait », comme il le disait si bien, sur des projets personnels. Divers bricolages où il développait des petits programmes pour s’entraîner sur des algorithmes, ou encore des utilitaires pour lui faciliter le quotidien. Cet homme de trente-sept ans semblait vivre dans la nostalgie d’une époque qu’il n’avait pas connue. Il aimait les films de celle-ci dans leur format original et non les adaptations modernes en cinéma holographique. Il adorait aussi sa musique et en particulier ce genre appelé « Heavy Metal » que d’autres qualifiaient de bruit et de hurlement d’une lointaine ère barbare. Enfin, il parvenait à faire tourner sur des ordinateurs contemporains des jeux vidéo de cette époque. La réalité virtuelle holographique où l’on pouvait vivre un roman, une épopée, une aventure, ou même une rencontre sexuelle, l’intéressaient beaucoup moins que ses « tas de polygones informes en presque trois dimensions », dixit ses collègues. Sa petite fierté fut d’écrire par ingénierie inversée le serveur d’un jeu en ligne à partir des requêtes et de l’analyse du code du client. Deux cents ans après l’arrêt officiel des originaux.

Ce soir-là, il s’amusait à exécuter d’antiques modèles d’intelligence artificielle du début du vingt et unième siècle. De vulgaires assemblages statistiques qui parvenaient à baragouiner tant bien que mal des phrases sémantiquement parfaites, mais dépourvues de sens. Et bien vite limités par leur incapacité d’apprendre en continu. Il se rêvait néanmoins à imaginer les réactions de l’époque face à cette technologie naissante en la comparant avec les systèmes de conscience synthétique propulsés par les processeurs cognitifs contemporains. Ce composant les rapprochait de leurs concepteurs à un niveau jamais atteint.

En effet, les intelligences artificielles modernes étaient liées à ce processeur. Cette complexe pièce électronique se modifiait et inscrivait de nouveaux registres et de nouvelles connexions au fil des évolutions de son programme d’IA. Plus elle apprenait, plus des relations se formaient, plus elle s’améliorait. Exactement comme le cerveau humain et ses neurones. La contrepartie résidait dans leur impossibilité d’être recopiée ou sauvegardée. La destruction de ce processeur reviendrait à tuer cette personne virtuelle. Ainsi, en raison de cette mortalité, de nombreuses mouvances idéologiques de la fin du vingt-troisième siècle militaient pour que l’on reconnaisse le statut de personne physique aux IA conscientes et qu’elles bénéficient des mêmes droits que les humains. À l’époque où Colonie 7 quittait le système solaire, cette proposition faisait toujours l’objet de houleux débats politiques, philosophiques et sociétaux.

Hector sourit en imaginant les gens du début des années 2000 devenir hystériques et hurler à la vue d’une machine intelligente, comme dans les films d’invasion extraterrestre de son siècle fétiche.

Salut petit robot, comment vas-tu ? envoya-t-il à son modèle conversationnel primitif.

Il soupira, car le temps de traitement lui parut une éternité malgré la puissance phénoménale de son ordinateur comparé aux serveurs sur lesquels ce logiciel tournait.

Bonjour. En tant que système d’intelligence artificielle, je ne peux exprimer d’état physique permettant de dire que je vais « bien » ou non. Si cela peut vous rassurer, mes serveurs de calculs opèrent selon leurs capacités nominales.

Raconte-moi une blague.

D’accord ! Pourquoi les scientifiques ont-ils peur de travailler avec des ordinateurs ?

Parce qu’ils craignent que les données ne se retournent contre eux et les mordent !

Hector leva un sourcil, interloqué. Cette « blague » ne le fit même pas sourire.

J’ai pas compris.

Désolé que vous n’ayez pas compris. Ici le mot « byte » est utilisé comme jeu de mots pour « to bite » qui se traduit par « mordre ». En anglais le « byte » est une unité de mesure de stockage d’information en informatique.

— Oh bordel ! C’était vraiment de la merde ces trucs, s’exclama Hector.

Se souvenant de ses cours d’histoire des technologies de l’information, il se demanda si le modèle conversationnel était capable d’expliquer par lui-même son propre fonctionnement.

Peux-tu me dire comment tu fonctionnes en résumé ?

Bien sûr ! Je suis un modèle de langage entraîné sur un vaste corpus de texte. Mon fonctionnement consiste à prédire le mot suivant dans une phrase, en fonction des précédents. Pour cela, je suis basé sur une technique d’apprentissage profond et je suis capable de prendre en compte le contexte dans lequel les mots sont utilisés. Je décompose la phrase entrée pour en extraire l’information la plus importante et formule des prédictions pour continuer le texte.

En fait, tu comprends rien à ce que tu racontes.

Je suis capable de comprendre le sens des mots d’une façon générale, mais ma compréhension du langage reste limitée pour saisir les nuances et subtilités.

— Il semble savoir à minima comment il marche, c’est amusant pour un simple moteur statistique. Dire que de nos jours c’est le genre de travaux pratiques qu’on file à des gamins à l’école primaire, soliloqua Hector.

La musique derrière lui monta en intensité.

Taste the love

The Luficer’s magic that makes you numb

The passion…

— Oh ! J’adore ce passage !

Mais son visage devint plus mélancolique à cause des paroles. Une certaine fébrilité s’empara de lui au moment où il eut envie de poser une autre question à son robot conversationnel préhistorique.

Comment dire à quelqu’un qu’on l’aime ?

L’amour est un sentiment complexe. L’un des premiers points pourrait être de rester honnête avec la personne que vous aimez. Puis, trouvez le bon moment pour avouer vos sentim…

La génération de texte fut interrompue au moment où Hector ferma le logiciel. Il passa sa main sur sa barbe rousse et essuya ses yeux bleus humides avec ses paumes. Son regard se posa sur une tablette similaire à celle que Claire utilisait comme journal de voyage. Une note en cours de rédaction était affichée.

[…] je ne sais toujours pas comment lui dire. J’ai peur qu’elle me rejette, qu’elle se foute de moi…

Hector retourna la tablette et soupira.

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