14 — Le Comité de Direction

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Claire et Hector traversèrent seulement trois niveaux à bord du turboascenseur, mais le trajet leur parut une éternité. En l’absence d’arrêts intermédiaires, le voyage ne fut qu’un long couloir sombre avec pour simple éclairage celui de la cabine. Les tubes des ascenseurs étaient d’ordinaire décorés d’hologrammes représentant des vues d’artiste de Proxima Centauri b. C’était là une idée pour habituer la population à leur futur monde. Dans le cas présent, les lumières orange de service du tunnel constituaient l’unique source extérieure. La rame se mouvait dans un silence qui laissa bien assez de temps à Claire et Hector pour réfléchir à ce qu’ils feraient une fois là-haut.

Mais leur esprit resta vide tout du long.

« Niveau 10, secteur 2 : ingénierie, systèmes centraux. »

La notification les ramena dans leur réalité. La capsule arriva à sa destination et s’arrêta en douceur. Les portes coulissantes s’écartèrent pour les laisser sortir.

Devant eux se dressait une station similaire à celle depuis laquelle ils étaient partis. La pièce s’illumina en la présence de ces deux visiteurs, chose qu’elle n’avait manifestement pas connue depuis longtemps au vu de la poussière accumulée ici aussi.

Hector regardait les plans que Poochi lui avait envoyés, mais tout ceci était inconnu. Le niveau 10 restait un espace vide indéterminé, comme si l’information avait été effacée ou occultée.

Ils arrivèrent à une porte en forme d’arche qui s’ouvrit en leur présence, révélant tout un territoire inexploré derrière.

L’endroit se présentait comme un large hall connecté à de nombreux couloirs. À gauche, ils pouvaient voir « Section ingénierie ». Cela étonna Claire, car pour elle, cette division se trouvait au niveau 0. Tout comme Hector fut confus devant l’idée que les systèmes centraux soient en réalité ici.

Cependant, ce qui les marqua davantage fut l’état de délabrement de ce hall. Les plantes étaient mortes ou envahissantes, l’éclairage vacillant, des débris partout, les murs fissurés, tout comme le plafond. Quelques vagues réparations pouvaient se voir, mais cela restait globalement en ruine.

Claire et Hector avancèrent pour se repérer. Elle dessinait un plan sommaire sur un bloc-notes numérique pour ne pas se perdre. Ils se dirigèrent vers la section ingénierie.

Un petit gloussement électronique d’approbation s’échappa de la porte qui s’ouvrit d’elle-même. À l’intérieur se trouvaient des bureaux ainsi que des schémas, des outils, et du matériel. L’endroit ressemblait plutôt à un atelier de mécanique et d’électronique. Contrairement au silence dans lequel ils baignaient depuis leur arrivée, cette place était bruyante. Les machines œuvraient sur quelque chose et bougeaient selon une chorégraphie programmée. Des tumultes de métal qui s’entrechoquait, de découpage et de soudure résonnaient dans cette sorte d’entrepôt.

Curieux, Claire et Hector tentèrent de découvrir la source de ce bruit. Des silhouettes familières se dessinèrent au loin, éclairées par la seule lumière de l’arc de soudure et de ses étincelles. Il s’agissait de robots, ces machines d’apparence anthropomorphe simples qui effectuaient toutes les tâches rudimentaires ou faiblement avancées de maintien en condition opérationnelle des équipements. Elles s’affairaient à réparer un des leurs au bras brisé.

Les automates s’arrêtèrent à l’approche de ces deux humains. Ils se retournèrent et restèrent face à eux. Leur visage inexpressif trahissait malgré tout de l’incompréhension. Comme tous les robots de Colonie 7, leur tête n’était qu’une boule ovale grise avec deux yeux ronds de couleur rouge. Pas de pseudo-bouche, d’oreilles, ou autre forme plus accueillante pour rappeler une personne. Ils n’étaient que des faciès lisses anonymes posés sur un corps frêle blanc à l’allure maladroite. Leur dos recourbé leur conférait un air nonchalant. Leur carcasse crasseuse témoignait d’un flagant manque d’entretien. En dépit de cette apparence, il s’agissait de machines agiles et polyvalentes capables d’une impressionnante précision et minutie dans leurs activités.

Les deux robots ne bougeaient plus. Leurs yeux clignotaient d’une façon aléatoire, comme un battement de cils, accompagné d’un bruit mécanique, et leur tête s’inclinait de la même façon qu’un chien le ferait en situation de confusion.

— Hector, on dirait qu’ils n’ont pas vu d’humains depuis longtemps.

Celui-ci s’approcha d’une des machines. L’unité de gauche regarda subitement celle de droite. Les lumières rouges sur leur visage scintillèrent à nouveau puis elles se tournèrent vers Hector. Il fit un pas en arrière, inquiet.

Contre toute attente, les deux robots se mirent au garde-à-vous et saluèrent en posant leur main droite devant leur front. Ils s’inclinèrent délicatement et se redressèrent aussitôt, puis reprirent une posture neutre comme en attente d’ordres.

Hector frotta avec son pouce le badge de l’unité de gauche pour révéler le matricule caché par la crasse.

« N10-23 »

— Claire, on dirait des unités affectées spécialement à ce niveau.

— Laisse-moi regarder. La couleur de leurs yeux me rappelle quelque chose que je n’ai pas vu depuis longtemps sur les robots de maintenance.

Elle se rapprocha à la même distance qu’Hector et scruta les deux machines. Elles avaient l’air abasourdies.

— Activez l’interface Turing [1].

Les automates hochèrent la tête puis leurs yeux virèrent au bleu.

— Interface Turing activée. Bonjour, comment allez-vous ?

— Oh, ils parlent comme les autres, remarqua Hector.

— Oui, leur mode de communication naturel semblait avoir été éteint. Ils ne peuvent pas le faire d’eux-mêmes, c’est forcément un ordre.

Claire gratta le badge de la seconde machine qui se prénommait donc N10-11.

— N10-23, N10-11, pouvez-vous nous expliquer ce que vous étiez en train de faire ? demanda Claire.

— Navré madame, mais votre accréditation ne vous donne pas accès à cette information, répondit N10-23.

— Pourquoi nous avez-vous salués ainsi, dans ce cas ? ajouta Hector.

— C’est le protocole en cas de rencontre avec les membres du haut commandement, précisa N10-11.

— Alors pourquoi des membres du haut commandement ne pourraient-ils pas savoir ce que vous bricolez ici ?

— Navré madame, mais vous ne faites pas partie du haut commandement.

— Vous vous moquez de nous ? s’énerva Hector.

— Pardon monsieur ! firent les robots en levant les bras de peur. Loin de nous cette idée ! S’il vous plaît, ne nous désactivez pas !

— Ils m’ont l’air un peu détraqués, murmura Hector à Claire.

— Nous fonctionnons selon nos paramètres optimums.

— Dans ce cas vous foutez quoi ici ? cria Hector.

— Nous nous occupons de la maintenance des unités endommagées depuis l’incident. Hélas, nous manquons de pièces pour finaliser les travaux. Nos accès aux synthétiseurs ont été coupés.

— Quel incident ?

— Celui du niveau 11.

— Que s’est-il passé ?

Les deux robots se regardèrent de nouveau et leurs yeux devinrent rouges. L’interface Turing s’était subitement désactivée.

— Allô ?

Les deux machines contemplaient les humains sans bouger. Elles finirent par se retourner et reprendre leurs opérations.

— Hector, quelque chose doit avoir désactivé leur mode conversationnel. On ne tirera rien de plus de leur part.

Hector lâcha un soupir désabusé. Le duo décida de quitter l’atelier et poursuivre son exploration du niveau 10.

Après une longue marche au travers de couloirs dans le même état de délabrement, Claire et Hector se demandaient s’ils se trouvaient toujours à bord de Colonie 7. Leur vaisseau en parfaite condition était l’antithèse de ce décor dévasté. Il n’y avait pas âme qui vive en dehors de quelques robots affairés à reconstruire ou réparer ce qu’ils pouvaient, comme ils le pouvaient. Leurs moyens d’action semblaient très limités.

La torsion des murs en métal témoignaient d'un violent choc ou un incident de grande ampleur. D’autres cloisons s’étaient effondrées. Des câbles traînaient partout et quelques conduits énergétiques laissaient s’échapper des particules lumineuses.

Ils passèrent devant le secteur 9, celui cité comme abritant la cartographie et les communications d’après le réseau de turboascenseurs.

— Hector, tu ne penses pas qu’on devrait jeter un œil à la partie carto ? Peut-être qu’on en apprendra plus sur notre situation.

Il hocha la tête d’approbation puis ils entrèrent dans la section.

La salle de cartographie ressemblait à une immense bibliothèque avec des étagères et des livres. Sauf que ce n’étaient pas des ouvrages en papier, mais en réalité des serveurs de stockage et de calcul qui travaillaient en temps réel des millions de données nécessaires pour le positionnement dans l’espace. Pour savoir où aller, le vaisseau générationnel avait bien besoin de cartes pour se repérer parmi les étoiles. Mais c’était aussi pour lui l’occasion de les dessiner au fur et à mesure de sa progression.

Au milieu de la salle se trouvait ce qui s’apparentait à une immense table ronde. Il s’agissait en réalité d’une scène au centre de laquelle un projecteur holographique massif trônait.

Claire actionna quelques commandes sur le panneau de contrôle et de la lumière sortit du sol. Des particules vertes et bleues se mélangèrent. De cette bouillie se matérialisa des emplacements d’étoiles et de planètes, dont une imposante en plein milieu.

— Je pense que c’est Proxima Centauri b, là au milieu, pointa du doigt Claire.

— Peut-être. Et le vaisseau, il est où ?

Elle fit défiler sur l’écran plusieurs listes de valeur, mais la plupart de celles-ci lui étaient étrangères. Il s’agissait de coordonnées stellaires plus familières pour des astronomes, pas pour une ingénieure en propulsion spatiale.

Hector grimpa sur la scène pour se repérer dans l’hologramme. Autour de la planète au centre se trouvaient deux lunes. Des satellites naturels de petite taille qui orbitaient rapidement.

— Claire, tu te souviens si Proxi b a des lunes ?

— Pas à ma connaissance.

— Bah là on dirait bien. Ou alors c’est une autre planète, peut-être une croisée par le vaisseau.

— J’essaye de voir si on peut reconstituer le chemin parcouru depuis le système solaire, mais je n’y comprends rien.

Hector haussa des épaules, lui non plus n’avait pas de compétences en cartographie stellaire. Par contre il observait les rangées de serveurs de calculs. Des opérations de simulation de gravité ou d’étude de positionnement des étoiles devaient toujours s’exécuter, car les unités tournaient à plein régime.

Sans plus de concertation, le duo décida de quitter la salle.

Dehors, ils croisèrent trois autres robots. Les machines s’écartèrent puis s’alignèrent à leur droite en leur faisant le même salut et la même révérence. Claire et Hector passèrent à côté d’eux, interloqués, puis poursuivirent leur chemin. Les automates reprirent leurs occupations.

— C’en est presque malaisant, commenta Claire.

Yup.

Un curieux détail attira l’attention d’Hector sur l’un des trois androïdes. « BOB » était maladroitement gravé en dessous de son matricule sur son plastron, cela l’amusa.

Un autre élément arrêta leur progression à sa découverte. C’était la première fois qu’ils trouvaient un objet attestant d’une présence humaine dans ces couloirs vides. Une veste d’uniforme était étendue à terre. Hector se pencha pour la ramasser, puis blêmit en voyant que celle-ci présentait des traces de déchirure et de sang. Il la laissa tomber par réflexe et se tourna vers Claire, inquiet.

— Tu penses que c’est les robots qui… ?

— Tu regardes trop de tes vieux films d’horreur, Hector. S’ils nous voulaient du mal, ils l’auraient fait depuis longtemps. Vu le délabrement ambiant, ce doit être ce qui subsiste d’une victime.

— Cet endroit est si oppressant… je veux rentrer, gémit-il.

— On est proche du but, j’en suis sûre, reste avec moi s’il te plaît.

Claire caressa les cheveux d’Hector pour le rassurer, il rougit. Puis elle pointa du doigt un panneau.

— Regarde donc : « Direction », ne serait-ce pas le fameux « Comité de Direction » que nous ne voyons jamais ? Peut-être allons-nous enfin savoir de quoi il s’agit ?

— Tu penses vraiment trouver quelqu’un ici ?

— On va bien le découvrir…

La section 5, appelée « Direction » s’ouvrit à l’approche de Claire et Hector. Le même spectacle de désolation se présentait à eux avec des murs fissurés, des objets traînant au sol ou encore des meubles abîmés. Une casquette d’officier gisait sur un bureau. Hector la ramassa comme un réflexe, puis s’apprêta à la mettre sur sa tête.

— Lâche ça tout de suite ! Un peu de respect, enfin !

— D’accord…

Hector avait une mine abattue et son visage plus pâle que d’habitude inquiéta Claire. Finalement, elle saisit le couvre-chef et le lui tendit. Il la posa négligemment sur son crâne en souriant.

— Ça te va plutôt bien, en fait.

Il ricana, cela lui fit du bien.

Une large porte richement décorée en bois massif se présenta à eux : « Salle de conférence ».

Ensemble, ils poussèrent le battant qui raclait le sol et grinça comme s’il n’avait pas bougé depuis des siècles. Une grande salle avec une table rectangulaire au milieu et des chaises se distinguait dans la pénombre.

Mais le duo eut un sentiment de répulsion à cause de l’émanation qui s’en échappa. Pire que de la pourriture ou les systèmes de recyclage des eaux usées. C’était plus agressif pour l’odorat et insupportable. Lorsque l’éclairage s’activa en leur présence, la source devint soudainement plus évidente. C’était celle de la mort, provenant de traces noires sur certains fauteuils. Des silhouettes témoignant de corps putréfiés qui avaient été retirés tardivement. Malgré l’aération, cette terrible puanteur persistait, car la salle était longtemps restée fermée.

Ils masquèrent leur visage écœuré avec leurs mains. Hector manqua de vomir et Claire se sentit vaciller pendant quelques secondes.

Après quelques minutes, et en dépit l’ambiance morbide et son odeur vaguement dissipée, ils entrèrent et observèrent tout ce qu’ils pouvaient. Certain des écrans géants accrochés au mur étaient brisés, d’autres s’allumèrent et tentèrent d’afficher un décor boisé. Une faible lumière chaude éclairait cette salle de conférence ressemblant à une scène de cauchemar. Les énormes fissures anéantissaient toute idée d’en faire une atmosphère apaisante. À gauche de la pièce se trouvait une immense maquette de Colonie 7 qui était à présent écrasée au sol, en miettes. À droite, une fausse cheminée qui faisait croire que cette pièce ne se localisait pas dans un vaisseau spatial. Des résidus de vêtements ou accessoires humains tachés gisaient çà et là. Des ordinateurs portables et des tablettes aux écrans brisés et aux traces ensanglantées ainsi que des habits déchirés traînaient.

Hector resta glacé par le spectacle funèbre se dressant face à lui, des larmes coulaient sur ses joues. Quant à Claire, elle avait détourné ses yeux et ceux-ci furent attirés par des éléments de décoration à terre. Elle ramassa délicatement un portrait dont le cadre en verre était cassé. Il s’agissait d’une femme aux cheveux gris, la peau noire, le visage ridé par des années de service dans la Flotte Spatiale Fédérale, comme le révélaient les pattes d’épaule de son uniforme blanc. Elle posait fièrement, avec même un côté héroïque, son regard partant en avant comme montrant son ambition de conquérir les étoiles. En dessous, son nom était écrit sur une plaque dorée.

Amirale Natoya Membeley

Qui est-ce ? se demanda-t-elle.

Elle posa le portrait pour regarder le suivant, faisant face au sol. Claire retira doucement les morceaux cassés et s’exclama en voyant la photographie à l’intérieur. Elle appela Hector qui revint dans le monde réel après être resté plusieurs longues minutes en état de choc. Il tourna son visage vers l’objet que sa partenaire d’exploration tenait. Ses yeux s’écarquillèrent et la casquette mal installée sur sa tête tomba.

— Mais ! C’est pas possible ! hurla-t-il.

[1] Interface Turing : mode de communication en langage naturel que les robots peuvent utiliser optionnellement. Nommé en l’honneur de Alan Mathison Turing, auteur du célèbre test de Turing pour évaluer si une intelligence artificielle peut imiter la conversion humaine.

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