15 — Le Nouveau Monde

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Un sifflet de manœuvre retentit au travers du poste de pilotage de Colonie 7 au moment où l’amirale Membeley entra sur la passerelle en flottant délicatement grâce à l’absence de pesanteur.

— Amirale sur le pont ! annonça l’officier supérieur.

L’ensemble du personnel présent se mit au garde-à-vous et salua avec respect la plus haute figure d’autorité de leur hiérarchie.

Son second, le commandant du vaisseau, se leva du siège de sa supérieure pour lui laisser la place. Il lui tendit la main pour la rattraper.

— Amirale, dit-il humblement. Je vous ai chauffé le fauteuil.

— Votre humour et légèreté dans un moment aussi solennel ne cessera de m’amuser, commandant Romero.

La barbe rousse de l’officier dessina un large sourire tandis qu’il l’aida à se poser au sol afin que les chaussures magnétiques prennent le relais.

— Reprenez vos activités, je vous prie, annonça l’amirale au moment où elle s’installa. Quelle est la situation, commandant ?

— Nous y sommes presque, Madame. L’étape de décélération suit son cours et nous allons bientôt pouvoir nous mettre en phase [1] avec Proxima Centauri b.

— Très bien, je suis si heureuse d’avoir pu vivre assez longtemps pour être témoin de ce jour.

— Moi aussi, Madame, tout comme l’équipage. Nous n’y serions jamais arrivés sans vous.

L’amirale donna une tape amicale sur le bras de son second.

— Allons, allons, trêve de flatteries ! Il nous reste bien du travail avant de lancer le programme Colonie.

En février 2335, après quatre-vingt-huit années de voyage, Colonie 7 était presque parvenu à sa destination. L’emplacement précis de Proxima Centauri b et ses mouvements orbitaux demeuraient encore très théoriques lors de son départ, rendant l’estimation de quatre-vingts ans plus longue que prévue. Cela faisait désormais deux mois que la planète était bien visible. Au début via les instruments, et depuis, quand les conditions s’y prêtaient, par l’œil humain. Elle présentait une apparence perturbante pour les terriens, car elle leur rappelait plusieurs mondes de leur propre système solaire. Sa couleur ocre évoquait Mars, mais son atmosphère plus dense et nuageuse montrait des signes similaires à leur planète mère. Les océans à sa surface désormais visibles engendraient un délicat contraste de coloration chaude et froide. Malgré sa proximité avec son étoile, la température évaluée depuis se confirmait. Elle était légèrement plus élevée que la Terre dans ses régions les plus continentales. Par contre, les zones plus proches des mers revenaient à des climats équivalents.

Le niveau 11 du vaisseau était le poste de pilotage. À proximité de l’axe central de rotation, celui-ci restait en apesanteur. Un immense toit transparent de cent mètres de diamètre le couvrait et permettait d’avoir une vision directe en plus des rendus formés par les batteries de capteurs. Son épais bouclier était habituellement fermé, mais ce n’était désormais plus le cas. La vue de leur objectif dorénavant concret était un élément essentiel pour motiver les occupants dans ces derniers millions de kilomètres. Leur future nouvelle planète n’était cependant pas toujours visible, allant et venant en raison de sa révolution autour de l’étoile selon une équivalence d’environ onze jours terrestres.

Colonie 7 décélérait depuis cinq mois. Il avait commencé à ralentir après avoir passé Proxima Centauri e, la quatrième planète du système découverte en 2086. Celle-ci se situait approximativement à la même distance que Jupiter se trouvait de la Terre. La planification du voyage reposait sur des théories et des suppositions. Ce n’était qu’en arrivant sur place qu’ils purent ajuster la trajectoire et leur vitesse. Grâce à ses dispositifs de cartographie stellaire avancée, les astronomes purent établir une meilleure estimation de la composition du système Proxima Centauri.

Néanmoins, la vigilance restait une constante pour l’équipage. Ils naviguaient dans une zone totalement inconnue et, tels les marins d’autrefois, ils devaient faire attention aux récifs. Dans l’espace, cela se traduisait par les objets célestes comme les météores. Leur étude de Proxima Centauri confirma la présence d’une ceinture à mi-position entre les planètes c et b, mais moins dense que celle du système solaire.

À ce rythme, la mise en orbite autour de Proxi b, comme elle était affectueusement surnommée, n’était plus qu’une question de jours. Leur manœuvre orbitale prévoyait de faire un détour par Proxima Centauri d, la plus proche de leur étoile, pour y réaliser quelques observations. Colonie 7 se mettrait ensuite en phase avec la planète b pour continuer de ralentir, aller à sa rencontre, puis se stabiliser autour.

La dernière étape du programme de voyage était la plus excitante, mais aussi la plus risquée. Le vaisseau se disloquerait pour séparer ses différents étages en plusieurs modules autonomes. Ils s’installeraient par la suite à l’endroit voulu pour former la première ville humaine.

Tout ceci n’aurait lieu que d’ici deux mois encore, la décélération était un processus très long. Lors de son départ, Colonie 7 avait gagné en vitesse pendant un an pour atteindre celle de croisière.

L’année 2335 promettait donc d’être marquée dans les annales par le renouvellement d’un exploit que l’humain n’avait pas accompli depuis qu’il avait terminé d’explorer son système solaire. Il allait poser le pied sur un nouveau monde. Ce mois de février frappait le seul début de cette période historique naissante.

Fin mars 2335, salle de conférence

— Et voici ce que nous avons pu observer de Proxima Centauri d, amirale.

Une planète représentée par le projecteur holographique montrait une boule pourpre uniquement constituée de roche. Elle exhibait un visage abîmé par des pluies de météorites et sa faible atmosphère ne la protégeait presque pas des vents de la naine rouge. En rotation synchrone avec Proxima Centauri, l’autre face constatée était plongée dans la nuit perpétuelle et affichait des températures extrêmement basses. Celle exposée fut estimée à environ cent quatre-vingt-dix degrés Celsius.

— Merci professeur Fareedi, dit le commandant Romero. Concernant Proxi b, avez-vous de nouveaux détails ?

— Pour l’heure, nos observations ont confirmé la prédiction de la présence de lunes autour de la planète. Il faudra donc qu’on les prenne en compte lors de la mise en orbite.

— Quelle taille ? demanda l’amirale Membeley.

— Assez petites, dans proportions similaires à Phobos et Deimos, peut-être un peu plus grosses ou denses. Les études de masse indiquent des valeurs supérieures à celles de Mars. Elles semblent orbiter à proximité de la planète, nous avons estimé que la lune « b1 », la plus proche, passerait quatre fois par jour au-dessus du même point d’observation. L’autre, que nous avons appelée « b2 », est plus éloignée et lente et aurait une révolution de seize heures environ.

— Des risques en ce qui concerne la mise en orbite ?

— À cet instant, la seule appréhension que nous avons concerne leur intégrité. Nous avons peur que leur proximité avec la planète ne les fragilise et que nous devions faire face à des tempêtes de débris. Mais l’observation de Proxima Centauri b n’en est qu’à ses débuts, donc cela reste théorique. Plus nous approchons, plus elle se précise.

— Très bien, merci beaucoup professeur. Je prends note de votre alerte sur les risques élevés de météorites. Vous pouvez retourner à vos analyses.

— Merci pour votre écoute.

Le commandant Romero appuya un petit bouton sur la console de la table principale de la salle de conférence. L’avatar de la Planificatrice se matérialisa.

— Bonjour amirale, commandant.

— Bonjour, Planificatrice, répondit Membeley. Pouvez-vous nous donner un statut quant aux occupants, je vous prie ? Les manœuvres de ralentissement doivent chambouler légèrement.

— En effet, il y a eu des perturbations d’activités, mais rien de grave.

— Et du point de vue santé ?

— Les passagers présentent une forte excitation et euphorie à l’idée de s’approcher jour après jour. J’ai décelé quelques cas de stress causé par le changement qui ont été notifiés aux psychologues. Les équipes médicales ont noté de très bons résultats sur les études d’exposition à un soleil rouge simulé sur ces dernières années.

— Quant aux autres ?

— Le taux de préservation est nominal. Les modélisations d’éveil n’ont relevé aucune difficulté.

— Merci Planificatrice, vous pouvez continuer vos opérations.

L’avatar disparut dans une nuée de particules vertes et bleues. La grande salle de conférence devint soudainement vide avec la seule présence de Membeley et de son second. L’amirale se leva et regarda les portraits de l’équipage. De gauche à droite, les têtes dirigeantes historiques de Colonie 7. Les dernières étant elle-même, le commandant Romero, le professeur Fareedi, Yamaguchi et les autres officiers supérieurs. Elle laissa s’échapper un soupir.

— Quelque chose ne va pas, Madame ?

— Nous sommes entre nous, tu peux laisser tomber le protocole, Hector.

— Ah, euh, d’accord, répondit-il penaud.

— J’ai peur qu’on se précipite. Je ne sais pas pourquoi, peut-être est-ce à cause de l’âge, de la crainte de ne plus être là le jour fatidique, mais j’ai l’impression que tout va trop vite.

— Je ne comprends pas, Madam… euh, Natoya.

— Je vais avoir soixante-dix-sept ans cette année. J’ai succédé à l’amiral Benson il y a de ça trente ans après avoir passé ma vie entière sur ce vaisseau. Tout comme toi qui es né à bord. Et tout comme toi, j’ai surtout privilégié ma carrière.

— Aurais-tu un petit coup de mou parce que le voyage est sur le point de se terminer ?

— Je ne sais pas. Peut-être est-ce aussi parce que je te vois commencer à avoir des cheveux gris parmi les oranges, que j’ai l’impression que tu pourrais être mon fils, et de voir que tu risques de finir tout seul comme moi.

— Oh, je pense comprendre maintenant…

— Lorsque ce vaisseau se transformera en ville, tu devras trouver un nouveau rôle. Commander une carcasse posée au sol n’a pas vraiment d’intérêt. Surtout que la loi martiale ne sera en vigueur que pour un an. Y as-tu réfléchi ?

— En fait… non. J’avoue que je ne sais pas ce que je ferai en bas.

— Il n’y avait pas quelqu’un que tu voyais ? Cette journaliste ? Comment s’appelle-t-elle déjà ? Dale… Daluege.

— Claire Daluege, mais on est juste amis.

— Ne te moque pas de moi, Hector. Je t’ai déjà vu en sa compagnie, ton attitude trahit tes sentiments envers elle.

Le visage du commandant s’empourpra.

— Tu es drôle, charmant, mais aussi sacrément timide. Sors un peu de ta coquille et profite de la vie qui s’offre à toi. Tu as quel âge maintenant ? Trente-six, trente-sept ? N’attends pas et ne finis pas comme moi.

— Je…

Elle baissa la tête et lui mit la main sur l’épaule.

— Excuse-moi Hector, je n’aurais pas dû être aussi personnelle avec toi. Sûrement la mélancolie d’une vieille femme.

— Il n’y a pas de soucis, Natoya. J’y réfléchirais.

Jeudi 23 mai 2335, 5 heures 48 minutes TFC, passerelle

— Proxima Centauri b en visuel, annonça un des opérateurs. Manœuvre de mise en phase imminente.

— Amirale ? demanda le commandant Romero en la regardant.

Elle lui fit un hochement de tête d’approbation.

— Commencez ! ordonna Hector.

À ses côtés se trouvait Claire Daluege, journaliste qui couvrait différents éléments de la vie quotidienne du vaisseau générationnel. Elle avait été invitée à la demande de l’amirale Membeley pour suivre cette nouvelle étape critique de leur voyage. Ce choix n’était pas sans arrière-pensée, souhaitant le meilleur pour son protégé, elle voulut qu’ils soient ensemble ce jour-là. Leur conversation avait fait réfléchir Hector et il parvint à déclarer sa flamme à son amie peu de temps après. Depuis, l’amirale estimait qu’ils formaient un beau couple.

— Peux-tu me redire ce qu’il va se passer, Hector ? lui murmura Claire.

— Pour simplifier, la mise en phase consiste à faire en sorte que nous nous trouvions dans la même position que Proxi b. Pour cela, nous allons utiliser des manœuvres orbitales afin de ralentir. Une fois en synchronie avec la planète, nous nous positionnerons en orbite.

— Je vois.

La verrière de la passerelle était ouverte pour apporter un panorama tangible complétant les observations des instruments. Au-dessus du personnel, leur future nouvelle planète qui occupait presque tout l’espace visible de cette fenêtre. Au milieu, un projecteur holographique qui présentait en temps réel leur position avec celle-ci et les deux lunes. b1, la plus proche orbitait à environ neuf mille kilomètres de la planète. b2, la plus éloignée, se trouvait à trente-quatre mille. Colonie 7 comptait se positionner dans un premier temps entre les deux, vers dix mille kilomètres. Le tout était relié par des flèches de couleur rouge, jaune et vert indiquant les manœuvres prévues et l’objectif. Claire observait cette carte avec intérêt, mais aussi de la confusion, la mécanique orbitale lui était peu familière.

— Les scientifiques manquent d’imagination, alors je les ai surnommées « Tic & Tac » en attendant, chuchota Hector à l’oreille de Claire en pointant les modèles des lunes. Elle pouffa de rire.

— État du champ de force nominal, annonça une voix dans l’assemblée.

Des impacts verts se dissipant rapidement apparaissaient çà et là, derrière l’immense verrière de la passerelle. Les capteurs de l’appareil avaient détecté une importante quantité de débris, ceux-ci ne s’étaient pas trompés. Dans le doute, l’amirale préféra faire activer ce dispositif. En temps normal, il n’était mis en service que lorsqu’ils traversaient des champs d’astéroïdes, car il consommait beaucoup d’énergie. Le vaisseau était autosuffisant, mais ce type d’équipement contrebalançait ce délicat équilibre.

La structure trembla lorsque sa batterie de propulseurs de manœuvre se déclencha. Sur la carte holographique, Colonie 7 se déplaçait et suivait la flèche rouge. La lune b1 était déjà partie bien plus loin et ne reviendrait à leurs côtés que d’ici cinq heures.

Jeudi 23 mai 2335, 9 heures 37 minutes TFC

L’équipage et les occupants applaudirent chaleureusement la mise en phase de Colonie 7 lorsque le commandant Romero relaya les propos des opérateurs. Une nouvelle étape venait d’être franchie dans leur périple, la prochaine étant la mise en orbite. Elle était prévue pour avoir lieu durant l’après-midi.

— Commandant, vous pouvez procéder à la rotation des équipes, demanda l’amirale.

— À vos ordres Madame. Passerelle, rotation des équipes !

De nouvelles personnes entrèrent sur le pont et remplacèrent leurs coéquipiers épuisés. Les manœuvres avaient commencé très tôt durant la nuit et l’attention constante éprouva les troupes. Le plus dur état fait, les suppléants n’avaient qu’à observer la progression en attendant le début de la mise en orbite.

De nombreux débris continuaient de heurter et se fracasser sur le champ de protection du vaisseau. Sur la simulation holographique, la lune b1 faisait son retour en dessous de Colonie 7.

La tension relâchée, Hector alla se blottir contre Claire et relisait avec elle les notes prises durant l’événement. Il lui donnait des explications et des détails sur les opérations réalisées. En contrepartie, la journaliste recevait de la part de ses connaissances dans les niveaux inférieurs des impressions provenant des passagers. Le voyage fut très stable pendant des décennies et ces soudaines turbulences devaient certainement inquiéter. Contre toute attente, ce n’était pas le cas. Aucun dégât matériel important ne fut répertorié également. La zone la plus préoccupante était bien entendu le lac du niveau 3. Peu avant le début des opérations, l’étendue d’eau fut scellée par d’immenses parois étanches qui se déployèrent tel un complexe origami. Cela conférait à l’endroit autrefois apaisant et rafraîchissant l’ambiance oppressante d’un entrepôt sombre et gris. C’était un mal nécessaire pour préserver l’une des ressources les plus précieuses de la colonie.

[1] Mise en phase : manoeuvre orbitale de rendez-vous entre deux objets qui consiste à synchroniser leur orbite pour qu’elles soient à la même position en même temps.

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