16 — Rêves brisés

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Jeudi 23 mai 2335, 15 heures 53 minutes TFC

— Mise en orbite imminente, annonça l’opérateur en charge.

Grâce à plusieurs manœuvres de sortie et de réinsertion orbitale, le vaisseau parvint à se positionner dans une ellipse stable, toujours entre les deux lunes de Proxima Centauri b. L’hologramme exposé sur la passerelle confirmait cela. La planète occupait désormais la moitié de l’espace de la verrière. Les débris qui se fracassaient sur le champ de force, explosant en particules vertes, rappelaient un feu d’artifice.

Une nouvelle salve d’applaudissements retentit à travers la future colonie. Tout se déroulait conformément aux prévisions des astronomes et des pilotes. L’amirale poussa un soupir de soulagement. Hector embrassa Claire sans aucune gêne. À bord, tout le monde laissait éclater sa joie. C’était la dernière ligne droite.

— Combien de temps va-t-on rester ainsi ? demanda Claire au commandant.

— Environ deux ou trois semaines, le temps de bien sonder la surface pour décider du meilleur site d’établissement. Désormais, c’est aux grosses têtes de jouer pour trouver notre futur nid.

— Je vais avoir tellement à raconter.

Claire se tourna vers l’amirale.

— Madame, je vous remercie de m’avoir proposée de couvrir cet événement. J’aimerais m’entretenir avec vous une fois la situation stabilisée pour recueillir vos impressions et votre témoignage.

— Avec plaisir, madame Daluege.

La tension était redescendue sur la passerelle et avait laissé place à une certaine euphorie. L’attente avant de fouler du pied un sol étranger allait encore demander du temps, mais ils n’avaient jamais été aussi proches. La plupart des opérateurs se serraient dans leurs bras et laissaient libre cours à leur joie. D’autres étaient en communication avec leurs amis ou leur famille dans les niveaux inférieurs.

Claire chuchota quelque chose à l’oreille d’Hector, ce qui eut pour effet d’illuminer son regard. Le commandant sollicita à sa supérieure la permission de quitter le pont. Celle-ci accepta, plaçant son suppléant en charge du suivi. Le couple partit précipitamment en se tenant la main.

Ah, la jeunesse, pensa l’amirale. Elle-même décida de s’en aller, laissant ses subalternes prendre le relai. À l’âge de soixante-dix-sept ans, une journée de vingt heures de travail stressante n’était plus aussi supportable qu’avant.

Arrivés au niveau 10, Claire et Hector n’arrêtaient pas de s’embrasser et s’enlacer dans les couloirs. Il enleva sa casquette et la posa sur la tête d’un robot de maintenance passant dans le coin. La machine eut bien du mal à comprendre la nature de cette instruction et resta perplexe pendant de longues minutes, voyant le couple partir en flottant sans se soucier de son environnement. Ils débarquèrent dans les quartiers du commandant pour laisser éclater leur joie d’une façon plus amoureuse.

Leurs ébats en apesanteur furent fantastiques. Ils s’étaient découverts avec la gravité artificielle, mais ils expérimentèrent aussi plusieurs fois l’amour dans ces conditions. Depuis qu’ils sortaient ensemble, ils exprimaient leur fougue passionnée comme s’ils étaient encore d’insouciants jeunes de vingt ans.

Le couple haletait et finit par se calmer. Ils lévitaient dans les bras l’un de l’autre au milieu de la cabine d’Hector durant de longues minutes. Leurs vêtements enlevés avec précipitation volaient parmi eux, ainsi que quelques résidus de fluides corporels qui allaient être aspirés par le système de recyclage d’air. En dessous, le lit qui n’aura fait que de la figuration.

Les quartiers du niveau 10 étaient aménagés sommairement pour servir de salle de repos au haut commandement. Ils se situaient à proximité de l’axe central, très proche du 11. Leurs véritables appartements dans les zones résidentielles restaient mieux pourvus et plus confortables. Mais cette petite chambre remplissait parfaitement son office pour un jeune couple plein d’entrain.

Ils se retrouvèrent ensuite pour prendre une douche ensemble et profiter d’un autre moment à deux. Avec toute la tension à l’approche de Proxima Centauri b, ils n’avaient pas eu le temps de beaucoup se voir.

Lundi 27 mai 2335, 10 heures 42 minutes TFC, salle de conférence

Un hologramme représentant Proxima Centauri b, ses deux lunes, et la troisième temporaire formée par Colonie 7, se dressait au milieu de la table. Le professeur Fareedi venait d’exposer ses premières propositions quant au site d’installation au sol. En cinq jours d’orbite, ils avaient eu l’occasion de suivre la planète sur la moitié d’une de ses propres années. Celle-ci avait une révolution d’environ onze jours, selon le temps fédéral coordonné, autour de son étoile naine rouge.

— A-t-on de premières estimations quant à l’eau à proximité ? Salée ou douce ? demanda le commandant Romero.

— Hélas nous n’avons pas encore pu le déterminer. Quoi qu’il en soit, si c’était de l’eau de mer, les équipements du niveau 3 seraient en mesure de la traiter.

— Avez-vous pu observer de la vie indigène ? interrogea l’amirale.

— En dehors de la végétation, non Madame. En tous cas, pas d’animaux suffisamment gros pour être vus par nos instruments.

— Il me semble pourtant qu’on peut filmer une mouche sur le cul d’une vache depuis l’orbite avec nos équipements, non ?

La dernière remarque d’Hector déclencha une certaine hilarité qui brisa la solennité du moment.

— En effet commandant, nous avons bien un tel niveau de précision. Dans l’immédiat, nous n’avons rien détecté.

— Quel est votre indice de confiance sur ce site proposé ?

— Parmi les quatre identifiés, il possède le meilleur. Nous nous sommes fait assister de la Planificatrice. Celle-ci étant conçue pour évaluer tous les paramètres pour l’habitat humain, elle nous a été d’une grande aide.

L’avatar de l’intelligence artificielle principale du vaisseau se matérialisa.

— En effet, ajouta la femme virtuelle, le site appelé « bêta » présente les caractéristiques idéales.

— Je profite de votre présence, Planificatrice. Comment vont les passagers ?

— Le sentiment dominant est un curieux mélange d’euphorie, mais aussi d’inquiétude. Pour eux, cet endroit est leur lieu de naissance. Ils ont donc une certaine appréhension à l’idée de quitter le nid.

— Même si on ne va pas forcément s’en séparer, ajouta Hector. Après tout, il va simplement devenir notre ville à la surface.

— En effet, commandant Romero. Mais la peur du changement reste une constante chez l’humain.

La réunion se termina une heure plus tard. La décision était prise de choisir le site bêta comme lieu de la première installation humaine de Proxima Centauri. L’amirale ordonna de lancer les préparatifs avec pour objectif d’exécuter le programme Colonie au plus tard fin juin.

Hector accompagnait l’amirale Membeley à la sortie de la salle de conférence. Il fut interpelé par l’assistante à l’accueil du comité de direction.

— Commandant Romero, j’ai quelque chose pour vous.

— Ah oui ?

La jeune femme extirpa du tiroir de son bureau une casquette d’officier et la lui tendit.

— Ma casquette ! Je l’avais perdue depuis plusieurs jours.

— Elle aurait été retrouvée par un ingénieur dans le secteur 2. Un robot s’était présenté pour sa maintenance et elle se trouvait sur sa tête.

Hector se rappela à ce moment-là dans quelles circonstances il avait égaré son couvre-chef, son visage vira à l’écarlate. Il balbutia quelques remerciements. Mais au moment de reprendre son bien, une alarme retentit et ils furent convoqués d’urgence sur le pont avec l’amirale. Ils se précipitèrent vers le niveau 11, le commandant oubliant de récupérer sa casquette.

Lundi 27 mai 2335, 12 heures 03 minutes TFC, passerelle

Hector déboula précipitamment sur la passerelle, accompagné par l’amirale Membeley.

— Situation ! exigea-t-il.

— Les capteurs ont repéré un objet orbital massif tournant dans le sens inverse. Il est sur une trajectoire de collision.

— Comment ça ?! D’où vient-il ? Activez le champ de force ! Programmez les manœuvres d’évasion !

— Le champ de force est déjà en place, monsieur. Nous avons préféré anticiper.

— Bien joué, lieutenant.

L’hologramme central montrait Colonie 7 avec une forme imposante arrivant droit dessus. Différentes simulations de trajectoire étaient en cours d’évaluation. L’astéroïde semblait être apparu de nulle part.

— Combien de temps avant l’impact ? demanda l’amirale.

— Calcul en cours… répondit une opératrice.

— Initiez un transfert de Hohmann [1], nous devons sortir de cette orbite quitte à nous éloigner ! ordonna Hector.

— Trop tard ! hurla une autre femme. Collision dans seize minutes.

— Bordel de merde ! Activez les générateurs de secours en complément, redirigez l’énergie sur le bouclier !

— En cours, monsieur !

— Diffusez l’alerte à tous les occupants, qu’ils se tiennent prêts pour l’impact et se rendent aux abris.

— À vos ordres.

Ils n’avaient plus beaucoup d’autres options que de heurter ce corps céleste. Du haut de ses cinq kilomètres de long et cinq-cents mètres de diamètre, Colonie 7 avait autant d’agilité que les immenses paquebots de transport maritime des anciens temps et ne pouvait changer sa trajectoire aussi rapidement. Hector adressa un regard inquiet à l’amirale. Celle-ci lui en retourna un confiant, même si intérieurement elle imaginait l’ampleur de la catastrophe à venir.

Un message sur son bracelet arriva.

« Claire : je me suis confinée dans nos quartiers. Que se passe-t-il ? J’ai peur ! »

« Hector : Astéroïde qui nous fonce dessus. Protège-toi. Je t’aime. »

Une larme coula au moment où il envoya le mot à Claire. Le commandant savait pertinemment que si une masse aussi colossale venait à frapper l’avant, même avec le champ de force poussé au maximum et l’épaisse armure du vaisseau, ses chances d’en réchapper étaient faibles. Il espérait donc que le reste survive, dont sa bien-aimée.

— Collision imminente ! annonça l’opératrice. Générateurs de boucliers en surallocation.

L’absence de visibilité à cause de la verrière fermée rendait l’instant encore plus angoissant. Seul l’hologramme central donnait une vue de ce qu’il se passait.

— Impact !

Colonie 7 sembla tout à coup ralentir et sa structure hurla de douleur puis grinça comme elle ne l’avait jamais fait. Quelque chose pressait contre le toit au-dessus de la passerelle. Tout le monde à bord ressentait d’intenses vibrations jusqu’au plus profond de son être. La fréquence extrêmement élevée du bouclier qui devrait certainement encaisser de plein fouet une énorme masse se diffusait partout. Les oreilles bourdonnaient et la pièce était saturée par un écho venu de nulle part. Hector sentait du sang couler par son nez. Chacun se cramponnait et hurlait. L’équipage parvenait malgré tout à suivre la capacité du champ de force et les rapports en temps réel s’affichaient sur six immenses écrans holographiques. Ces affichages vacillaient par intermittence en raison du stress impliqué sur la structure et du soudain pic de consommation énergétique.

De nouvelles alarmes retentirent, le bouclier arrivait à ses limites. Il n’avait pas été conçu pour encaisser un tel impact. Les humains à bord ne pouvaient le voir, mais dehors c’était un combat de titans qui se menait. Un astéroïde d’une centaine de mètres de large qui frappait comme un marteau sur une enclume d’acier et de titane, protégée par un écu qui allait au bout de ses forces. Habituellement invisible, c’était ici une couche de plusieurs mètres d’épaisseur formée par un dense nuage de particules vertes qui se dressait entre la coque et le monstre de roche. Ce déploiement d’une telle puissance dans un champ de force était extrêmement rare dans l’histoire de cette technologie. Celle-là même qui protégeait les colonies spatiales ou les stations orbitales des pluies de météorites. Et qui fut développée à l’origine pour un usage militaire et parvenait à neutraliser les plus redoutables canons à particules de l’époque. Mais à aucun moment elle ne fut conçue pour bloquer une masse de plusieurs centaines de mètres de large fonçant sur un vaisseau.

Après de longues minutes de combat acharné, plusieurs dizaines de morts et malaises à cause des ondes électromagnétiques d’une rare intensité, le champ vacillait et faiblissait. Les générateurs surchauffaient et des explosions fendirent quelques parties de la structure, plongeant le niveau résidentiel et d’autres secteurs dans le noir. Le nuage protégeant le vaisseau se dissipa en un battement de cils.

— Rupture du champ de protection !

À peine cette annonce fut-elle prononcée qu’un lourd impact heurta l'avant de Colonie 7. Le toit de la passerelle se déforma, écrasa en partie l’environnement puis se déchira. Le tout, sous les yeux effrayés de ses occupants qui virent les étoiles une dernière fois avant d’être expulsés par la décompression quand ils ne finirent pas broyés par les débris.

Lundi 27 mai 2335, à 12 heures 24 minutes TFC, le poste de pilotage du niveau 11 devint silencieux. Tout comme une bonne partie du vaisseau.

[1] La manœuvre de Hohmann, ou orbite de transfert, est une orbite sur laquelle un véhicule spatial se positionne temporairement pour atteindre une autre. Proposée en 1925 par l’ingénieur allemand Walter Hohmann qui apporta une grande contribution à la compréhension de la dynamique des orbites.

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