19 — Le programme Colonie

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L’idée semblait avoir été précipitée, mais en réalité Claire et Hector avaient mûrement réfléchi à la question depuis bientôt une semaine. Colonie 7 était un vaisseau fantôme dont l’existence de ses passagers reposait sur une IA prise au dépourvu en raison d’un incident majeur et des contradictions imposées par ses concepteurs. L’appareil pouvait encore fonctionner par lui-même, mais pour combien de temps ? La Planificatrice elle-même était-elle immortelle ou infaillible ? Si celle-ci venait à tomber en panne, qu’allait devenir cet échantillon de l’humanité et les milliers de personnes endormies sous forme de photo génétique et numérique ?

D’après Hector, les systèmes de la Planificatrice étaient redondés à l’extrême. Plusieurs instances existaient sur le vaisseau, permettant de perdre un morceau complet et plusieurs sections sans qu’elle ne soit affectée. Mais si tout ceci se dégradait, le scénario du pire pouvait être envisagé.

Le 25 janvier 2308, la Planificatrice leur donna rendez-vous au niveau 10, dans une salle qu’ils n’avaient pas visitée lors de leur escapade là-haut.

— Cet endroit me dit vaguement quelque chose, commenta Hector en tenant la main de Claire.

— Il s’agit du bureau qu’occupait l’amirale Membeley, confirma la Planificatrice. Même si vous n’avez pas la totalité des souvenirs du commandant Romero, la pièce a dû vous provoquer un sentiment de déjà-vu par connexions reformées dans votre cerveau. Je ne suis pas intervenue dans vos mémoires depuis votre passage ici. Elles se reconstruisent petit à petit.

La Planificatrice invita les deux humains à prendre place dans les fauteuils du bureau.

— Veux-tu ? proposa Hector en montrant celui de l’amirale.

— Allons, il te revient de droit, déclina poliment Claire. Elle alla se chercher un autre siège et le plaça à côté de lui.

Hector s’installa fébrilement dessus, comme s’il venait de se poser sur le trône d’un roi qui s’apprêtait à décider du destin du monde. Une lourde tâche pour ses fragiles épaules. La Planificatrice s’assit devant eux. En réalité, elle n’en avait pas besoin, mais c’était plus convivial pour échanger avec des humains ainsi.

— Rappelez-nous ce qui va se passer, s’il vous plaît, demanda Claire.

La Planificatrice leur exposa une nouvelle fois la cinématique complète durant laquelle Colonie 7 allait devenir une ville sur Proxima Centauri b. Une animation holographique détaillée accompagnait cette explication.

— Avez-vous d’autres questions ?

Le couple hocha négativement de la tête. Ils sursautèrent en voyant un appareil sortir du bureau de l’amirale. Il s’agissait d’un écran noir surmonté d’une lentille rouge avec un cercle vide en dessous de lui qui s’alluma quelques secondes après s’être élevé.

Colonie 7

Programme Colonie — initialisation

Date : 20/07/2348

Heure : 15 heures 37 minutes TFC

Confirmation exécution.

Annoncez grade, matricule et nom pour procéder.

— Monsieur Romero, vous devez vérifier votre identité auprès de l’ordinateur.

— C’est quoi le matricule ?

La planificatrice fit apparaître sous forme d’hologramme les informations nécessaires.

Hector déglutit puis se racla la gorge. Intimidé, il déclara fébrilement :

— Capitaine de vaisseau Hector Romero, matricule FSF-73-948, approuve l’ordre de lancer le programme Colonie.

L’affichage changea, indiquant une opération en cours. La nervosité de Claire et Hector augmenta crescendo jusqu’à ce que la machine annonce une nouvelle demande.

— Veuillez vous tenir droit devant l’écran.

Hector s’exécuta et ne bougeait pas, figé. Un rayon rouge sortit de l’œil au-dessus de l’appareil et le balaya.

— Veuillez placer votre main droite sous le scanner biométrique.

La Planificatrice pointa du doigt le cercle sous le moniteur.

Hector ressentit un curieux bourdonnement en passant sa main à travers ce dispositif.

— Veuillez patienter.

De longues secondes furent nécessaires pour que l’ordinateur traite les données fournies.

— Identification confirmée. Capitaine de vaisseau Hector Romero, opération validée en attente de l’approbation finale. Tout retour en arrière sera impossible à l’issue de cette étape.

Un gros bouton vert apparut à l’écran. Claire et Hector se regardèrent une dernière fois dans les yeux, puis il appuya dessus.

— Programme Colonie lancé.

Une annonce retentit dans l’entièreté du vaisseau. Une image de l’amirale Membeley se manifesta pour notifier de l’arrivée à Proxima Centauri b. Elle invita tous les habitants à retourner dans leurs quartiers le temps de procéder aux ultimes vérifications. La Planificatrice désactiva les écrans holographiques qui couvraient les parois vitrées, révélant la planète plus bas. Une immense euphorie s’empara de l’ensemble des futurs colons, comprenant qu’ils avaient enfin atteint leur objectif. Contre toute attente, aucun ne se demanda pourquoi une annonce aussi subite.

Dans le bureau de l’amirale, un hologramme montrait les nombreuses sections individuelles du vaisseau être contrôlées par des centaines de robots, ainsi que par des humains convoqués à cet effet. L’image de Colonie 7 s’affichait en orange et chaque morceau passa au vert très rapidement. À l’exception de trois parties : le niveau 0, ainsi que les 10 et 11.

— Comment se fait-il que ces niveaux ne changent pas de couleur ? demanda Claire.

— Ils ne se poseront pas sur Proxima Centauri b, répondit la Planificatrice. Le 0 est raccordé aux propulseurs nucléaires, ils sont trop dangereux et partiront sur une orbite dite « de garage ».

— Quant au 10 ? Il clignote en rouge là… constate Hector.

— Le 11 a été détruit par l’impact de l’astéroïde. Son désarrimage du niveau 10 a été compromis. Le 10 aussi a souffert de trop de dégâts et ne supportera pas l’entrée atmosphérique. Ils resteront donc ici, sur « b1 », ou « Tic » si vous préférez, Hector.

Elle marqua une pause dans son explication.

— Ce qui signifie que je ne pourrai pas vous accompagner en bas.

— Comment ça ? s’exclama Claire.

— Si mes banques de données sont recopiées à de nombreux endroits pour garantir leur conservation, mon système cognitif est unique. Rassurez-vous, une nouvelle instance de Planificatrice vous guidera dans l’établissement de la colonie…

— Mais ça sera une personne différente, interrompit Hector.

— C’est-à-dire ? demanda Claire.

— Le processeur cognitif des IA est unique, comme elle vient de le dire, expliqua Hector. Il évolue au fil de l’apprentissage de celle-ci à la manière de notre cerveau qui tisse des connexions entre ses neurones. Il n’est pas possible de le sauvegarder ni de le reproduire. Donc si ce processeur est détruit, l’IA en tant que personne disparaît. Seuls ses souvenirs sont conservés, mais pas ce qui définit son « moi ». Contrairement à ce qu’on pourrait penser, elle est mortelle, comme nous. Et encore, il y a des cinglés qui ont réussi à faire des photos de notre tête pour la stocker dans un ordinateur…

— Qu’allez-vous devenir, Planificatrice ?

— Je continuerai de vous regarder d’ici. Je resterai joignable aussi longtemps que mes systèmes seront alimentés et fonctionneront. Mais je serai trop loin pour matérialiser cet avatar, ce sera le rôle de votre prochaine accompagnatrice.

Claire et Hector se sentaient mal à l’idée d’abandonner un membre de l’équipage de Colonie 7 sur une lune. Aussi synthétique était-il.

La Planificatrice réagit à la réception d’une information, confirmée par le schéma du vaisseau entièrement en vert à l’exception des secteurs délaissés.

— Le contrôle est terminé, vous allez devoir regagner le quartier résidentiel.

Ils serrèrent la main de l’avatar en la remerciant de nouveau. Même si une certaine rancune face à ses décisions et à cette boucle de réinitialisations de leur société pouvait subsister, au fond ils ne pouvaient pas la blâmer d’avoir suivi ses instructions.

Claire et Hector quittèrent le dixième étage pour la dernière fois. Ils arrivèrent au niveau résidentiel 7 desservis par son turboascenseur direct puis se rendirent par la suite au 5 pour retourner chez lui. À peine entrés dans la pièce, ils se sentirent fatigués. Sans prendre le temps de se déshabiller, ils s’allongèrent sur le lit, dans les bras l’un de l’autre. Ils s’échangèrent un dernier baiser avant de s’endormir d’un sommeil sans rêves.

Lorsque la Planificatrice reçut la confirmation de « mise à l’arrêt » de l’ensemble des clones, elle exécuta la partie suivante du programme. Un dôme transparent s’éleva du sol dans les différents niveaux habités qui recouvrirent unitairement chaque section présentant des extérieurs ouverts. Les salles de stockage restèrent inchangées, car déjà hermétiques. Le lac artificiel du troisième étage se sépara en vingt-quatre parts indépendantes grâce à une barrière se levant depuis le fond. Le plafond de ce niveau s’abaissa pour venir épouser les nouveaux murs dressés. Cette précieuse ressource était ainsi protégée et enfermée comme un aliment dans une boîte de conservation plastique. Les tubes des turboascenseurs se refermèrent également, s’isolèrent, puis se désolidarisèrent, condamnant à jamais ce réseau interne de transport. Chaque cabine mobile alla se parquer dans l’entrepôt prévu à cet effet.

Colonie 7 était redevenu un vaisseau fantôme, vidé de ses habitants partis dormir paisiblement pendant qu’un programme d’une immense complexité orchestré par une IA de pointe s’affairait à préparer la future première ville humaine de Proxima Centauri b.

Les robots de maintenance firent une dernière tournée d’inspection avant d’aller eux-mêmes se ranger dans leurs hangars de stockage. Comme leurs créateurs, ils plongèrent dans un sommeil profond. Était-il lui aussi sans rêve ? Dans le cas des occupants biologiques, oui, car leur torpeur relevait plus de l’anesthésie que d’un véritable assoupissement naturel. Pour les automates, il n’avait jamais été démontré qu’ils pouvaient rêver. Tout comme l’inverse ne fut jamais prouvé pour autant.

L’ensemble du personnel non humain à l’arrêt, la nouvelle phase du programme se lança. Lentement, Colonie 7 cessa sa rotation sur son axe central. La gravité artificielle disparut peu à peu, ne restant que la timide attraction de la lune « b1 » sur laquelle un stylo tombant d’une table aurait mis plusieurs secondes à heurter le sol. Le roulement se termina en présentant vers la planète l’une des deux faces où il était écrit en lettres géantes « Colonie 7 ». Comme un signe annonciateur de la suite à venir.

Et celle-ci se produisit. Tour à tour, les immenses jointures hermétiques qui connectaient les niveaux en un tout unique se désolidarisèrent. Un jour s’ouvrit entre les étages et les rayons rougeâtres de Proxima Centauri commencèrent à faiblement éclairer ces endroits qui n’avaient pas vu de lumière naturelle depuis un siècle. Cela révéla aussi les derniers éléments qui tenaient ensemble les niveaux de cette colonne de cinq kilomètres de haut. D’énormes pinces formées par des mâchoires de plusieurs dizaines de mètres d’amplitude qui serraient de toute leur force les non moins gigantesques tiges filetées de leur partie supérieure. Elles venaient par quatre et avaient assuré durant toute leur existence la robustesse du vaisseau, mais aussi une certaine souplesse grâce à des suspensions qui permettaient à la structure d’encaisser d’infimes déformations. Colonie 7 leur était peut-être redevable de ne pas avoir pas fini disloqué lorsqu’il avait percuté ce morceau perdu de b2.

Le niveau 10, surplombé du 11, fut le premier à ouvrir le bal. Les pinces du 9 relâchèrent leur étreinte et les immenses filetages tournèrent sur eux-mêmes. Ils montèrent d’une cinquantaine de mètres une architecture qui équivalait à elle seule aux plus grands stades de compétitions sportives jamais construits avec ses cinq cents mètres de diamètre et sa centaine de haut.

Tout au long des vingt-quatre segments composant le tube, des propulseurs sortirent et s’échauffèrent. La faible pesanteur de b1 leur permit d’atteindre rapidement la vitesse de libération et le niveau 10 s’éleva de Colonie 7. Contrairement aux autres, il alla se poser quelques kilomètres plus loin, sans encombre, pour y demeurer aussi longtemps qu’il le devrait.

Ce ballet technologique continua avec chaque étage qui se sépara de son support inférieur jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le dernier, le 0, et ses trois immenses réacteurs thermonucléaires qui pleuraient en silence la disparition de leur quatrième frère. Ceux-ci retourneraient s’envoler un peu plus tard pour stationner en orbite haute, les mettant hors de portée en cas d’éventuels incidents.

Les neuf autres sections se suivirent telle une ribambelle pour se positionner en orbite basse. Elles se tenaient à une distance de sécurité suffisante, mais depuis le sol les créatures indigènes pouvaient déjà voir ces étranges tonneaux effectuer une curieuse danse. C’était ce qu’un Ambourecti fit pendant quelques minutes alors qu’il était en train de mâcher avec paresse une série de feuilles de couleur cuivrées fraîchement arrachées par sa trompe velue. Ses deux larges yeux rouges fixaient ce bal cosmique jusqu’à ce qu’il considère que renifler l’arbre lui servant de déjeuner présentait une plus grande importance. Il posa son séant avec ses deux grosses pattes arrière, laissa choir nonchalamment sa paire de jambes intermédiaire pendant que ses deux membres avant grattaient son long museau. Il éructa et retourna à ses occupations.

Pendant ce temps, les neuf morceaux de Colonie 7 étaient passés deux fois au-dessus de lui. À chaque apparition, ils devenaient plus imposants, se rapprochant inéluctablement et rougeoyant à cause du frottement avec l’atmosphère de Proxima Centauri b.

Lorsqu’ils eurent terminé de traverser la couche protectrice de la planète, ils n’étaient plus qu’à un peu plus d’une centaine de kilomètres de la surface. La distance s’amenuisait doucement, mais une autre étape importante était sur le point de se lancer.

Certains niveaux comme le 9 ou les entrepôts s’éloignèrent et s’alignèrent avec leur futur emplacement prévu. Ils ralentirent et restèrent en suspension le temps que des orchestrations bien plus complexes ne se mettent en marche.

Les parties résidentielles éclatèrent soudainement en une vingtaine de blocs séparés. Leur couvercle de protection était désormais la seule chose qui garantissait une atmosphère étanche avec celle de Proxima Centauri b. Les quatre immenses verrières, toujours reliées à l’axe central, partirent guidées par leurs propres propulseurs et allèrent se poser délicatement quelques kilomètres à l’écart. Chaque panneau possédant un ensemble d’immeubles d’habitation devint un vaisseau autonome se mouvant avec ses réacteurs et verniers. Mais ils n’allaient pas se contenter de voler en solitaire, alignés comme les rennes du traîneau du père Noël. Le niveau 3 fit de même et se scinda en vingt-quatre morceaux égaux de huit-cents de mètres de long. Ils mirent en formation avec ceux des résidences puis atterrirent un à un, tel un maçon posant les premières briques de son mur. Tour à tour, ces morceaux de puzzle géant composèrent un quartier d’habitation, entouré de canaux et de parcs. Ils finirent par construire une véritable petite ville préfabriquée. Le niveau 8, l’agora et les loisirs, vint rajouter une immense place de rassemblement et dispersèrent ses divers centres d’activités pour les répartir dans cette nouvelle installation.

Le vacarme de leurs propulseurs se calma et l’ensemble se solidarisa avec l’aide de fixations similaires à celles qui maintenaient Colonie 7 en un tout.

En quelques minutes, les fondations d’une ville furent posées. Les entrepôts et sections utilitaires la rejoignirent et s’alignèrent aux extrémités. Les gigantesques filetages qui servaient à les connecter entre eux devinrent des pieds, créant un groupe de bâtiments sur pilotis. Enfin, le niveau agricole compléta cette scène en ajoutant un côté rustique et campagnard à cette ville de très haute technologie, installé aux quatre coins.

Vue de haut, Colonie 7 formait désormais immense un flocon de neige.

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