20 — Une cité en quelques jours

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Perché du haut d’un arbre biscornu, un animal proche des primates terriens avait assisté à un bien curieux spectacle. Le ciel avait fait tomber des objets géants, cylindriques, gris, bruyants, aux lumières qui faisaient mal aux yeux et soulevant plein de poussière à leur approche du sol. Il avait suivi avec attention ce ballet technologique en mastiquant la bouche ouverte les baies roses qu’il tenait dans sa main comme du pop-corn.

Fouineur représentait l’espèce des bouritouskis, animaux qui ne savait pas comment les humains allaient les désigner. Lui-même, il ignorait ce qu’était un humain, après tout. Ses journées se résumaient à grimper sur des arbres, cueillir les fruits dont il raffole, s’empiffrer avec, dormir sur une branche en se grattant le ventre ou ses fesses vertes vierges de toute fourrure, faire ses besoins, et aller copuler avec une femelle si elle y était disposée. Grégaires, les bouritouskis avaient une structure sociale très simple et dépourvue de hiérarchie comme on pouvait l’observer parmi de nombreuses espèces terriennes. La notion de mâle dominant ou bien de harem de femelles à honorer pour assurer sa descendance n’existait pas chez eux. Ils vivaient paisiblement et se contentaient de s’entraider pour manger ou se défendre contre d’autres prédateurs. Parfois, des querelles éclataient tout de même. La fougue de la jeunesse qui sentait pousser les ailes de la supériorité face aux vieux provoquait quelques turbulences. Mais après quelques coups de pattes ou de griffes qui semblaient plus pour le spectacle, les futurs naturalistes issus de Colonie 7 allaient découvrir un jour leur méthode de résolution des conflits. Ils copulaient. Si les femelles n’y étaient pas disposées, les mâles lâchaient la pression en jouant entre eux. Ce comportement s’était même ritualisé : ils se reniflaient les parties génitales, se léchaient mutuellement, puis pratiquaient un coït sans aucune pudeur devant leurs homologues. Querelle apaisée, le calme revenait chez les bouritouskis. « Faites l’amour, pas la guerre » marquait le fondement de leur société et ils étaient l’une des rares espèces à vivre ainsi.

Ce n’était là qu’une parmi les milliers d’autres curiosités que Proxima Centauri b allait dévoiler aux humains fraîchement débarqués ici.

Mais à cet instant-là, ce singe d’environ un mètre cinquante de haut aux grandes oreilles pointues, au pelage verdâtre, et équipé de trois queues aussi longues que lui, n’avait pas de conflit à résoudre. Fouineur continuait de mâchouiller ses baies en observant la suite de l’étrange spectacle qui se déroulait sous ses yeux.

Depuis une heure, même si cette notion n’avait aucun sens pour cet animal, le boucan de ces grosses machines grises s’était calmé. Il ne se tramait plus rien. Jusqu’à ce qu’un mouvement attire son attention. Tel un pont-levis, une porte s’ouvrit et descendit pour former une passerelle plusieurs mètres plus bas. Il y avait de la lumière à l’intérieur de cette immense bâtisse ronde aussi haute qu’une montagne. Et quelque chose qui bougeait dedans en sortit.

En rang et marchant en cadence comme un défilé militaire, une centaine de robots émergea de la structure. Ils étaient accompagnés d’autres machines qui transportaient du matériel, des poutres, des tourets de câbles, et encore bien des équipements.

Petit à petit, le cortège se sépara pour se diriger vers une section, puis une voisine. Ils s’affairaient à souder des pièces entre elles, connecter de longs fils, installer des panneaux, dessiner au sol des marquages, positionner des véhicules sur des parkings, planter des arbres, des fleurs, et arranger les existantes.

D’autres bâtiments poussèrent depuis cette terre artificielle en très peu de temps, assemblés de morceaux préfabriqués ayant voyagé pendant un siècle pour arriver ici.

En une journée, cet assemblage de sections éclatées d’un vaisseau spatial devint une ville moderne avec toutes les infrastructures qu’on attendrait d’elle.

Leur besogne terminée, ils retournèrent dans leur entrepôt pour ne plus en ressortir avant le lendemain.

Le jour suivant, Fouineur tomba de sa branche en s’étirant. Il parvint à se rattraper, mais ce fut un réveil bien brutal. Il remonta péniblement et bâilla en montrant les proéminentes canines de sa dentition d’omnivore. Il se gratta le dos avec deux de ses queues, gardant la troisième restant enroulée autour de la ramure. C’était des appendices vraiment pratiques. Il observa à nouveau le décor et sembla comme interloqué. Même si la notion de passé ou de futur n’avait guère de sens à ses yeux, tout ce qui comptait pour lui étant le présent, il s’étonnait. Des bâtiments étaient encore sortis de ces énormes morceaux gris qui juraient avec le sol ocre de sa planète natale. Les arbres ne poussaient pas en une journée, il avait donc assisté à un prodige. Mais cela l’indifférait en réalité, préférant uriner depuis le haut de sa branche.

Trois jours plus tard, le décor changea de nouveau. Les blocs grisâtres au loin s'intégraient mieux au reste. Les travailleurs de métal avaient depuis érigé des passerelles pour permettre de fouler le terrain de ce nouveau monde.

C’est ainsi que la première créature étrangère à Proxima Centauri b qui y posa le pied n’était pas un humain. C’était une unité de maintenance des stations hydrauliques qui était descendue pour finir ses opérations de soudure. Elle n’avait guère pris conscience du caractère historique de son geste.

Fouineur, dorénavant un fin connaisseur de l’évolution de cette ville, se rendit compte qu’elle n’était pas si éloignée. Avec les ajouts que les robots avaient installés, celle-ci s’étendait désormais sur plusieurs dizaines de kilomètres carrés et s’approchait de leur habitat. Cependant, les ouvriers de métal appliquaient une consigne qui leur fut codifiée en dur dans leurs programmes. Ils ne devaient en aucun cas endommager l’écosystème environnant. Ils ne devaient pas abattre d’arbre ni tuer de créatures indigènes si d’aventure il y en avait.

Les machines respectèrent ces directives au pied de la lettre. Les seules parties que Colonie 7 avait abîmées à son arrivée, c'était celles de son site d’atterrissage. Celui-ci se situait à proximité d’un lac d’eau douce, de forêts, et surplombé par une montagne présentant quelques neiges éternelles. Mais comme il s’agissait d’une grande plaine rocailleuse, il fut choisi dans l’espoir d’impacter le moins possible l’écosystème.

À la fin de la journée, Fouineur fut piqué d’une forme de curiosité. Il avait envie de découvrir cette nouvelle chose du décor, ces grosses formes très droites et grises qui avaient envahi son paysage d’ordinaire calme et inchangé depuis les cent soixante-six ans de sa propre existence. Ce qui équivalait à environ cinq années terrestres.

Il commença à marcher en direction du site de construction, d’un pas pressé. Ces singes se déplaçaient aussi bien en bipédie qu’à quatre pattes. Arrivé à la base d’une des passerelles, il stoppa net. Il renifla et toucha du bout d’un doigt la structure. C’était froid et rugueux, ainsi que très lisse par endroits. Une texture qu’il n’avait jamais connue et qu’il caressa délicatement. Doucement, il foula du premier pied l’emplacement, puis de l’autre. À l’exception des oiseaux qui se reposaient sur les dômes par intermittence, il devint le premier être organique indigène à monter sur cette structure depuis qu’elle était tombée sur cette planète. Confiant, le singe avança, mais un bruit capta son attention. Un robot émergea d’une trappe de maintenance.

La machine regarda l’animal, la tête penchée vers la gauche, ses yeux rouges clignotant au hasard dans un petit claquement mécanique. Fouineur ne bougeait pas, ne sachant pas s’il devait fuir ou s’il pouvait rester. Le robot demeura immobile et n’émit plus aucun son. Le bouritouski s’approcha doucement, hésitant, reculant de deux pas après en avoir fait un, puis avança de nouveau. Il se trouva à la base de l’androïde et renifla ses pieds. Ça sentait mauvais, une odeur âcre désagréable. Le singe découvrit celle du métal chaud, sale, lubrifié, et un peu oxydé. Sans réellement comprendre pourquoi il ferait quelque chose d’imprévu par son programme, le robot tendit avec la délicatesse sa main vers le primate. L’animal se recroquevilla de peur, mais se rassura après avoir déduit que cette curieuse bestiole toute blanche, à l’allure maladroite, et aux membres fins ne lui voulait pas de mal. Il la renifla puis la lécha. Tout aussi lentement, la machine retourna sa paume et l’approcha avec tact de la tête du bouritouski. Il se laissa caresser le front et les oreilles par l’automate et trouva ceci très agréable.

À nouveau, un robot fit un geste historique sans en avoir conscience : il avait établi un premier contact avec une forme de vie extraterrestre.

Le comportement du singe changea lorsqu’il vit que son ami de métal fut rejoint par un autre. Se sentant pris en embuscade, il recula et regarda les deux machines, paniquait et montrait ses dents. Il voulait quelque chose, mais n’avait aucune idée de la nature de cette envie. Sans réfléchir, il arracha de la main gauche du robot sa lampe à souder puis courut à toute allure pour retourner dans sa forêt avec son précieux butin, laissant les deux robots pantois.

Parmi les siens, il présenta triomphalement son trophée aux autres qui exultaient tous leur enthousiasme en criant et sautant de concert. Le groupe de bouritouskis réalisa une bruyante orgie toute la nuit pour fêter ce premier contact avec des êtres extracentauriens. Même si pour eux, tout était prétexte à copuler.

Un mois passa et les automates avaient terminé d’aménager la nouvelle ville construite avec les morceaux et les pièces du vaisseau spatial qui les avait amenés ici.

Dans un appartement du quartier résidentiel, une femme s’éveilla aux côtés de son conjoint sur son lit. Elle se prélassait jusqu’à ce que son voisin ne grogne en se réveillant. Ils roulèrent pour se blottir l’un contre l’autre et s’enlacèrent. Leurs yeux s’ouvrirent et ils sourirent.

— Coucou ma chérie, lui fit l’homme.

— Coucou, mon commandant préféré, lui répondit-elle.

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