La ville était prête et les premiers humains s’éveillaient dans leur nouvel habitat. Cependant, dans la tête de deux robots, quelque chose les turlupinait. Il leur restait une tâche à accomplir qui n’était pas prévue par le plan initial.

Le duo de machines ouvrit une des rampes d’accès extérieures et marcha en direction de la forêt des bouritouskis. Ils devinrent par la même occasion les premiers explorateurs de ce Nouveau Monde.

Soudain, l’un envoya une question à l’autre par leur communication directe. Leur interface Turing étant désactivée, ils échangeaient uniquement par messages. Ceux-ci étaient formatés de la façon suivante :

— [de=N09-73, à=N07-98, type=question, message={N09-73, expliquer signification dégradation sur plastron. Expliquer sens de BOB}]

— [de=N07-98, à=N09-73, type=réponse, message={Dégradation faite par humain. Origine = 38 ans, 2 mois, 5 jours, 3 heures, 21 minutes et 45 secondes}]

Pour une meilleure lisibilité, nous ne relaterons que leur contenu.

— Curiosité : raconter origine de cette dégradation.

— Question : demande non comprise.

— Proposition : considérer conversation comme humains pour passer le temps.

— Réponse : approuvé. Début de transmission fichier mémoire 701dab64-5622-46b2-b332-4abd1593e0d1.

Une vidéo se joua dans la tête de N09-73.

N07-98 marchait dans un des couloirs du niveau 10 de Colonie 7, à proximité du quartier résidentiel du haut commandement. Il s’occupait de remplacer des panneaux d’éclairage défectueux comme l’exigeaient ses routines de maintenance. Si son matricule l’assignait au septième étage, les robots pouvaient intervenir n’importe où. En réalité, la signification du premier numéro était pour leur entretien et remisage. Son attention fut attirée par des cris joyeux, des rires, et de la musique forte. Un homme bien éméché émergea d’un appartement en titubant.

L’androïde le regarda et l’identifia.

« Occupant humain sexe masculin. Désignation : Hector Romero. Fonction : lieutenant de vaisseau. Appellation : capitaine. Âge : 29 ans terrestres. »

Comme le protocole l’exigeait, N07-98 s’arrêta et salua le jeune officier avant de retourner à son travail.

— Hey, salut le robot, annonça Hector avec la voix distordue de celui qui avait trop bu.

Seul l’alcool synthétique aux effets rapides était officiellement autorisé à bord. Mais la nature humaine étant ce qu’elle est, de nombreux passagers avaient embarqué dans leurs bagages quelques souvenirs du système solaire. Y compris de la véritable bibine. Ce soir-là, Hector fêtait sa promotion avec un de ses amis officiers.

N07-98 analysa l’état d’Hector et constata donc son ébriété prononcée. Exécutant sa routine d’assistance, il tendit ses bras pour proposer son aide. Son interface de Turing étant désactivée, il ne pouvait communiquer en langage naturel, et Hector n’eut le réflexe de lui demander de la démarrer. Il demeurait incapable d’un tel niveau de réflexion à cet instant. Le jeune capitaine posa son bras sur l’épaule du robot et s’appuya dessus. Il retira sa casquette et la vissa sur la tête de l’unité de maintenance.

— Ça te va bien, tu sais.

L’automate ne manifesta aucune réaction.

— T’es sympa, robot, n’empêche à m’aider comme ça.

Hector plissa des yeux pour essayer de regarder sa désignation. Mais il n’arriva pas à lire. Il bloqua le passage de N07-98 et se dressa devant lui, chancelant légèrement. Il dégrafa le badge en métal de sa veste puis commença à gratter quelque chose sur son plastron.

— B… O… B… voilà, maintenant tu t’appelles Bob. C’est plus sympa qu’un matricule, tu trouves pas ?

« Bob » inclina la tête sur la droite et cligna mécaniquement des yeux plusieurs fois, manifestant son incompréhension. Il continuait d’analyser le comportement du jeune officier.

« Analyse médicale en cours. Détection de légères contractions stomacales. Faible fièvre avec suées. Teint de peau rouge causé par dilatation de vaisseaux sanguins. Risque d’incident hygiénique, probabilité = 96,925 2 %. Estimation = 53 secondes avant incident. »

N07-98 prit le bras d’Hector par-dessus son épaule et se hâta de l’amener dans les toilettes les plus proches. Un décompte s’affichait sur sa vision.

— Hé tu fais quoi là ! s’exclama Hector, embarqué comme un fétu de paille par le robot.

« Estimation = 32 secondes avant incident »

Bob ordonna à distance l’ouverture de la porte des toilettes, poussa celle des premières disponibles puis entra avec Hector.

— Nan, mais si tu crois que je vais baiser avec un robot, tu te trompes hein.

N07-98 ne comprit pas le propos et rechercha dans sa base de données.

« Définition : baiser. Terme familier qualifiant le coït pratiqué par les humains pour la reproduction. Conclusion : incohérent, les nouvelles unités robotiques sont fabriquées dans des usines d’assemblage. Supposition : déclaration confuse en raison de l’ébriété du sujet humain. »

Hector écrasa son index contre le plastron de la machine avec un regard maussade. Il lui prêtait des intentions qui n’étaient pas les siennes.

Pour Bob, le décompte venait d’atteindre zéro.

— … et puis… euh… attends…

Le jeune officier se retourna subitement, tomba à genoux et vomit tout son saoul dans les toilettes. N07-98 lui massa amicalement le dos, puis l’aida à se redresser. Il l’accompagna vers le lavabo pour qu’il puisse se laver le visage.

— Merci, Bob, t’es un pote.

Puis Hector s’effondra de sommeil et fut rattrapé par le robot. Celui-ci le porta et opta pour le ramener jusqu’à son appartement. Il fut interpelé par une voix féminine en chemin.

— Qu’est-ce que vous transportez comme ça, unité N07-98 ?

Le robot s’arrêta et regarda l’amirale Membeley. Les bras chargés par le corps endormi du capitaine, ronflant bruyamment, il ne pouvait exécuter le salut rituel.

— Activez l’interface de Turing, je n’ai pas envie de devenir ce que vous avez en tête.

— Bonsoir Madame. Je m’excuse de ne pouvoir vous saluer proprement. Je transporte le capitaine Romero.

— Ah, ces jeunes ! J’en connais un qui a un peu trop profité de la soirée, dit-elle en lui caressant la joue et souriant.

À cette époque, Hector ne portait pas la barbe, seulement un bouc. Il remua et grogna.

— Ramenez-le chez lui, s’il vous plaît.

— Oui Madame.

« Bob » reprit son chemin et arriva au quartier résidentiel. Il déverrouilla la porte de l’appartement en utilisant ses autorisations d’exception, puis allongea l’homme dans son lit en prenant soin de lui retirer ses chaussures et sa veste.

N07-98 eut l’occasion de croiser le jeune capitaine à plusieurs reprises le jour suivant, sans prêter attention à celui-ci en dehors des exigences protocolaires de salut. Le lendemain, il capta la voix de l’officier posant une question à un ingénieur dans l’atelier d’entretien des robots.

« Dites, vous n’auriez pas vu ma casquette ? »

— Fin de transmission du fichier mémoire.

— Opinion : les humains sont difficiles à comprendre.

— Opinion : vrai.

— Question : pourquoi ne pas avoir réparé la dégradation du capitaine Romero ?

— Réponse : cause inconnue. Supposition : l’unité N07-98 voulait garder cette marque d’affection sur elle.

— Opinion : incohérent.

— Opinion : vrai.

Les deux machines bipèdes arrivèrent à la forêt où vivait le groupe de bouritouskis dont faisait partie Fouineur. À leur approche, les singes hurlèrent et grimpèrent dans les arbres. Dans sa panique, celui qui avait volé la lampe à souder la fit tomber. N07-98 se dirigea vers celle-ci pour la ramasser, mais ils se virent attaqués par son nouveau propriétaire à coup de branches jetées sur lui. Fouineur descendit et lança un défi à la machine.

Bob et son collègue levèrent les bras en signe d’apaisement. Leurs yeux rouges clignotaient mécaniquement plusieurs fois, essayant de traiter une situation pour laquelle ils n’avaient pas été programmés. N09-73 eut une idée. Il sortit de son coffre de stockage ventral la même lampe à souder et l’alluma devant les singes qui avaient rejoint Fouineur. Ils reculèrent en voyant la flamme bleue s’échapper de ce tube en forme de stylo. Le robot éteignit l’outil et attendit quelques instants, supervisant la température de celui-ci. Considérant qu’elle n’était plus dangereuse, il tendit sa main vers Fouineur. Curieux, le primate s’approcha et présenta la sienne qu’il posa sur celle du robot.

N09-73 frôla la peau du singe avec la pointe. Elle restait suffisamment chaude pour qu’ils comprennent le risque de ce jouet. C’était en tous cas l’idée qu’il espérait leur communiquer. Fouineur hurla, surpris, et couina de douleur. Il se débattait, mais N09-73 ne le lâchait pas. L’unité rangea la lampe à souder dans sa poche puis passa sa main droite sur la plaie de l’animal. Elle fut soignée en quelques instants. Les robots de maintenance disposaient de systèmes de premiers secours pour en cas de blessure chez les humains. Fouineur continuait de lui crier dessus en se tenant la patte, comme l’insultant dans le langage des bouritouskis.

N07-98 intervint et sortit lui aussi quelque chose de son coffre. Un jouet pour enfant en forme de petit vaisseau spatial qui faisait de la lumière et du bruit quand on appuyait sur les boutons. Il le présenta à Fouineur en lui montrant qu’il était inoffensif, au contraire de l’autre qu’il avait volé. Le singe renifla l’objet brillant puis l’arracha des mains de l’androïde. La tribu de bouritouskis remonta dans ses arbres en criant, se félicitant d’un nouveau butin. Ils en oublièrent la lampe à souder sur le sol que Bob ramassa rapidement et rangea.

Les deux compères robotiques reprirent le chemin de leur colonie humaine, satisfaits par leur opération de récupération achevée.