Les jours paisibles
Au coeur des grandes plaines d'Ochua, les Esprits manifestaient chacun leur présence. Le zéphyr de Vent caressait les feuilles des arbres, tandis que Sol participait à la danse avec ses herbes ondoyantes et le parfum sucré de ses raisins mûrs, gorgés de soleil. Ciel ajoutait de sa majesté à la couleur azur, libérant le soleil des nuages qui entravaient son éclat. Eau donnait le rythme au son de ses doux écoulements de ruisseau. Et, par de-là, mieux encore, l'Esprit souverain de la Krik'mi — la forêt sacrée —, le roi parmi les rois, grinçait au loin le chant centenaire des branches, accompagné de ses joyeux choristes à plumes.
C'était au beau milieu de cet agréable spectacle que les cueilleurs de l'hotaka Wonda vivaient en harmonie avec le rythme paisible et incessant de la vie. En cette journée de cueillette, la silhouette discrète de Krio'lar, « fils de Krio » en langue Awki, émergeait des ombres. L'ombre d'un cueilleur muni de sa serpette aiguisée la veille, avançant à pas de loup en harmonie avec la brise. Ses yeux noirs perçants ne lâchaient plus cet animal sauvage, sans doute une antilope, qui savourait avec innocence les fruits des vignes, témoins de la générosité de la nature. A mesure qu'il s'approchait, ses sens étaient éveillés par cette explosion sucrée libérée de la bouche du bovidé. Cette odeur qui, en Krio'lar, stimulaient les instincts tribaux d'un autre temps. Cette créature était un concurrent et le cueilleur qu'il était ne pouvait laisser les vents tourner en sa défaveur. Quand le vent du Nord se mit soudain à rugir, il profita de cet instant pour entrer en communion avec lui, et alors qu'il s'apprêtait à projeter sa serpette, une voix douce semblable au murmure de l'aube réveillant la nature endormie l'arrêta dans son geste.
— Respecte le cycle de la vie, frère des plaines. Il a sa place dans cette danse sacrée. Ces raisins nous nourrissent, mais il y a des règles éternelles que même les plaines ne sauraient emporter. Laisse-le reprendre des forces. Nous prendrons ce qui reste.
La brise s'apaisa. Sans doute le signe que les Esprits approuvaient. Alors, Krio'lar se résigna. L'animal, quant à lui, ne se rendit compte de rien et continuait à prendre sa part en toute sérénité.
— Awk'ri, toi qui as ces justes paroles. Je suis Krio'lar. Mon nom est confié a Sol. Et toi, quel est ton nom ? demanda le cueilleur sans même se retourner pour ne pas éveiller les soupçons de la créature.
Krio'lar comprit suffisamment tôt que son interlocuteur était un de ses semblables Wonda, tant ses mouvements étaient silencieux et ne faisaient qu'un avec les éléments de la nature.
— Kael est le nom que les Esprits ont soufflé sur le ventre de ma mère lors de ma première cueillie, lui répondit-il humblement.
Bien sûr, qui ne connaissait pas ce nom ? Kael, le jeune prodige. A peine dans la fleur de l'âge, qu'il était reconnu comme l'un des meilleurs cueilleurs de la tribu. A la dernière grande cueille, il avait ramené plus de cinquante fruits, tandis que Krio'Lar n'en avait que quarante-trois.
— L'animal est reparti galoper parmi les siens, remarqua Krio'lar. Allons chercher ces fruits.
Quand Krio'lar se releva et tourna la tête, il découvrit un regard d'un brun profond. Des yeux révélant une sagesse bien au-delà de l'âge. Kael avait une silhouette svelte, un visage encadré par des cheveux bruns ébouriffés, balayés par le vent des plaines, et ses mains étaient marquées par des cicatrices, traits visibles de son labeur et de sa connexion avec la vie rugueuse des vastes étendues.
— Kael, âme dévouée à Vent, tu portes la sagesse de la plaine dans ton nom. Mais dis-moi, quel souffle t'a guidé jusqu'ici ?
Kael, un sourire modeste, partagea un regard complice avec Krio'lar.
— Je dansais avec les vents de l'ouest quand les murmures de la brise du Nord ont bousculé la symphonie. Alors, je les ai écoutés.
— La brise du Nord, un courant d'une sagesse ancienne.
Krio'lar fronça les yeux.
— Maintenant que tu le dis, je me souviens l'avoir ressentie.
— Cette antilope t'a rendu sourd, répliqua Kael, tout en coupant les grappes de raisins avec une grâce nonchalante.
Kael avait peut-être sept ans de moins que Krio'lar, mais chez les Awki de Wonda, bien que l'âge restait un symbole d'expérience et d'autorité, chaque cueilleur était un danseur dans la grande chorégraphie des plaines. Si l'un d'entre eux perdait le pas, toute l'harmonie serait bousculée. C'est pourquoi chaque membre de la tribu recevait dès son plus jeune âge une éducation basée sur les valeurs d'entraide et de respect.
— Et je ne peux que te donner raison, fils des plaines.
Krio'lar, un respect palpable dans son regard, s'inclina légèrement devant Kael.
— Les perturbations de l'ancien temps ne nous ont jamais vraiment quittés. Elles se révèlent au moment où nous nous y attendons le moins.
Krio'lar soupira, puis tourna la tête vers l'horizon, là où se révèle l'immensité des plaines.
— Et pourtant, personne de vivant ici même n'a connu une poussière de ces guerres.
— Le pouvoir que les Esprits ont conféré à feu Hakami, et aujourd'hui au grand Awk'tar, assure la longue paix avec nos voisins, répliqua Kael avec foi. Ce n'est qu'une question de temps avant que notre danse soit lavée de la méfiance, frère des plaines.
La brise de l'ouest souffla sur les deux cueilleurs. Krio'lar leva les yeux et, un sourire aux lèvres, répondit :
— Fils des plaines, mesure la chance que tu as d'être approuvé par deux fois en si peu de temps par l'Esprit du Vent.
Kael lui sourit, d'un air reconnaissant.
— Les plaines sont capricieuses, mais avec des cueilleurs comme toi qui écoutent les chants des Esprits, l'équilibre est préservé, continua Krio'lar avec sincérité.
— Merci Krio'lar...
A peine Kael, ému par ces paroles, eut-il le temps de prononcer ces mots, qu'il fut coupé net par Krio'lar, qui, d'un regard insistant de gratitude, ajouta :
— Ne me remercie pas, Kael. Aujourd'hui, c'est dans les pas de ta danse que mon estime a cueilli un festin. Tu as préservé la chorégraphie des plaines, alors c'est à moi de te remercier. Selon la tradition, je suis Del'ri — un obligé qui te doit une faveur.
Del'ri voulait dire « ami » en Awki. Les amitiés se forgeaient ainsi chez les Wonda, à travers un pacte de reconnaissance. Elles finissaient toujours par se rompre une fois le serment accomplit, mais cette fois-ci, Kael ressentait une connexion différente avec Krio'lar.
— Del'ri... Je... Je suis prêt à partager cette danse sacrée avec toi le jour venu, bafouilla Kael, sous le coup de l'émotion.
Les deux hommes se relevèrent. Krio'lar adopta une expression plus sérieuse, leva solennellement sa main droite et pressa la lame tranchante de sa serpette contre la paume. Son regard, fixé droit sur Kael, créait une ambiance sacramentelle, à laquelle les vents semblaient se joindre. D'un ton grave, il entonna les premiers mots du serment du Del'ri, un vestige d'une coutume locale qui perdurait depuis plus de quatre siècles :
« Moi, Krio'lar, fils de Krio, tel que mon nom l'indique, lui-même fils de Krio, descendant de quinze Krio avant lui, j'invoque le nom du Premier de la famille, à qui vous avez insufflé la vie et de vos entrailles, forgé la chair. ».
Kael resta de marbre, l'observant avec une grande admiration.
« Moi, Krio'lar, confié à ma première cueille à l'Esprit du Sol. Je t'invoque, Esprit, sois témoin. Si je faillis, maudit toute ma lignée, prive-la de sa descendance. »
Krio'lar mutila sa paume d'une première entaille.
« Et moi Krio'lar, je t'invoque, Esprit du Vent, sois témoin. Si je faillis, trompe-moi dans tes mélodies pour que mon âme erre dans l'immensité du monde sans jamais retrouver son chemin. »
L'obligé marqua sa paume d'une seconde coupure.
« Je t'invoque, Esprit du Ciel, sois témoin. Si je faillis, accable mes yeux de la longue nuit. »
Une troisième entaille s'ajouta aux côtés des autres.
« Je t'invoque, Esprit de l'Eau, sois témoin. Si je faillis, ne me laisse pas dans la soif, pour que ma vie soit aussi longue dans la souffrance que dans ma honte. »
Une quatrième coupure s'ajouta.
« Et enfin, Esprit souverain de la Krik'mi, roi des rois, je t'invoque, sois témoin. Si je faillis, le jour où je périrai après des nuits et des nuits de supplice, abolis mon âme. »
Enfin, Krio'lar conclut en joignant les quatre coupures verticales par une entaille horizontale plus profonde.
A son tour, Kael leva la main droite :
— Que les Esprits soient témoins. Je fais la promesse de ne jamais te demander une faveur capable de troubler l'harmonie de la danse sacrée. Si je faillis, que les Esprits me maudissent à ta place.
— Awk'ri, fils des plaines.
— Awk'ri, Del'ri.
A l'aube, Kael fut réveillé par les cris incessants d'un homme. « Awk'ri ! Awk'ri ! Awk'ri ! », hurlait-il dans tout l'hotaka. Donnait-il l'alerte ? D'une certaine façon. Ces cris, devenus une mélodie familière, appelaient les cueilleurs au réveil. Le jeune cueilleur partageait une modeste hutte avec d'autres de ses semblables. L'un d'entre eux, Hori, venait de passer sa première nuit. La veille, il fêtait ses seize ans et dut quitter la hutte de ses parents. Il avait des cheveux roux, rasés sur les côtés et coupés à la nuque. Quand il vit que Kael savourait un peu plus longtemps que les autres les restes du sommeil, il grogna au groupe :
— Mais quel cossard ! Si les anciens le voyaient...
A ses dépens, il apprit que les Esprits n'avaient pas privé Kael de son ouïe.
— Plus longue est la danse quand le cueilleur récupère l'énergie de son repos avant les fruits des plaines, répliqua-t-il, d'un ton moqueur.
Le jeune maladroit paru prit au dépourvu et se mit à rougir. Les autres furent pris d'un rire irrépressible. La gêne était-elle qu'il quitta la hutte avec un air décontenancé.
— Novice et déjà défait. Que les Esprits le protègent de son insolence ! dit l'un des hilares.
Kael se redressa du tas de paille qui lui servait de lit et, dans un silence total, se débarbouilla le visage, prit en main sa serpette puis rejoignit le village. En sortant, il vit d'abord le regard aigri de Hori qui au loin le dévisageait, puis, bien plus intéressant aux yeux de Kael, son grand village qui prenait vie. Des cueilleurs par centaines qui marchaient entre les habitations. Certains s'arrêtaient aux feux pour manger, d'autres étaient sur le départ. Il y avait les enfants qui apprenaient des chants anciens avec les doyens et des femmes qui dansaient au centre du village en l'honneur des Esprits :
« Awk'ri, adakri wandé ! Chi'kri Wonda ondé ! » (Nous vous saluons par la danse sacrée ! Donnez la force au Wonda de se lever !)
Quand il traversa l'hotaka, les Wonda le saluaient « Awk'ri, Kael ». Il répondait simplement « Awk'ri ». Il s'arrêta devant la plus grande tente du village qui surplombait au plein nord. C'était le lieu de réunion des anciens de la tribu. Élus parmi les plus sages, ils tranchaient les litiges, rendaient la justice, entretenaient les échanges avec les autres hotaka et étaient les yeux et les oreilles de l'Awk'tar, le grand chef spirituel et politique de la civilisation Awki. A ce moment-là, Kael les surprit en pleine réunion à l'atmosphère tout du moins tendue.
— Des Wonda sont venus dans nos forêts cueillir des jaunes-lunes, entendit-il d'un homme contrarié.
— Je vous prie de nous excuser, répondit avec calme son interlocuteur à la voix vieillissante. Les très jeunes n'écoutent pas toujours les interdits qu'on leur pose.
— Les Esprits nous ont doté d'une patience que vous ne trouverez nulle part ailleurs, mais si vous ne pouvez pas éduquer vos jeunes pousses, rassurez-vous, tôt ou tard, nous serons contraints de le faire, à notre façon.
— Ne nous hâtons pas. Nous pouvons trouver un arrangement... Entre, Kael, mon enfant.
Kael pénétra dans la tente où les cinq anciens étaient assis à même le sol. Au centre, Araki, le plus âgé, menait les discussions. Il était dépourvu de cheveux, avait une longue barbe grisée à trois tresses décorées avec des perles vertes et noires. La peau de son visage était ramollie par les rides et ses paupières étaient fatiguées par l'âge. Devant, leurs interlocuteurs, que Kael ne connaissait pas, deux hommes sveltes vêtus de vêtements en tissus verts et marrons, de colliers et bracelets en écorces d'arbres et munis d'arcs et de flèches. Leurs cheveux étaient coupés très court.
Une fois que Kael prit place à leurs côtés, ils reprirent leurs discussions.
— Nous nous retrouverons pour la fête des récoltes dans trois jours, continua Araki. Pour réparer nos torts, je vous cède aujourd'hui un dixième de nos fruits, puis tout l'excédent après les cérémonies.
— L'écorce apprécie, mais les racines savent que cela ne résoudra pas le tronc du problème...
— Qu'attendez-vous de nous ? Nous sommes des gens raisonnables, qui ne supportons pas le conflit. Nous sommes des danseurs qui parcourons les plaines dans la quête d'une harmonie parfaite. Nous cueillons pour nourrir les nôtres puis nous partageons ce qui reste avec votre hotaka et celui des Monts du Nord. Souhaitez-vous que nous enchaînions nos enfants et qu'ils vivent accrochés sur des piquets en bois ? Que nous les suivions à la trace sans leur laisser la moindre chance de grandir de leurs mauvais pas ? Est-ce donc cela la vertu si chère aux veilleurs des forêts ? Elle condamne ses voisins aux chaînes comme jadis le fussent nos ancêtres avant l'ère du prophète Hakami ?
Araki, les autres anciens, et même Kael, le fixèrent pendant de longues secondes. Dans un silence de plus en plus pesant, l'étranger jugea Kael du coin de l'oeil. Un regard obscurci, qui ne laissait aucun indice sur l'issue qu'il donnerait à cette rencontre. Kael tourna la tête vers Araki, et tout ce qu'il voyait était un visage figé et marquait à la fois par cette force d'esprit et douceur qui le caractérisait. Au bout du compte, l'étranger et son compagnon se relèvèrent et dit d'un air maussade :
— Nous verrons.
Leur départ sema le doute parmi les anciens. Certains soupiraient, d'autres murmuraient entre eux. Araki resta figé sur l'entrée et rumina :
— Rah bam bam ! Nous avons encore des multitudes de dents à perdre, pour ceux qui en ont encore, pardonnez-moi Vilki et Trivalki, avant que cette affaire ne se termine.
— Araki, qui étaient-ce ? demanda Kael.
Araki l'avait oublié. Il lâcha un bref rire, puis il lui répondit avec un sourire paternel :
— Oh, Kael ! Ta danse est une épreuve pour tous les hommes, les femmes et les enfants de Wonda, mais alors pour nos vieilles oreilles, c'est une cruauté !
— Pardonnez-moi, répondit-il avec naïveté.
— Ces Awki sont des veilleurs des forêts. Te rappelles-tu quel est l'hotaka des veilleurs ?
— Les Esprits les ont baptisés Mawom'krik.
— Tu connais donc déjà la réponse. Le messager s'appelle Jisniak, l'aîné du Grand-Chêne. Têtu comme son arrrière grand-père. Son compagnon est né sous l'Esprit du Ciel, sous le nom de Krisniak, un homme intelligent. Trop intelligent.
Kael, silencieux, écoutait Araki avec admiration. Il était comme un grand-père pour lui. Un exemple pour nombreux Wonda. Pendant ce temps, les autres anciens se retiraient.
— Enfin ! Mon enfant. La fête des récoltes est dans trois jours. Tout l'hotaka va partir dès le crépuscule. As-tu remplit ton devoir ?
— Oui, Araki. Les indications de l'Esprit du Vent m'ont bien guidé dans les plaines. J'ai ramassé un peu plus de fruits mûrs que mon dû. Les autres m'ont soufflé que nous avions suffisamment pour l'Awk'tar et les trois hotaka.
— Les Esprits te rendront les fruits de cet effort, mon enfant. Ne va pas danser dans les plaines aujourd'hui. Je veux que tu prépares notre voyage.
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