Chapitre 5

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Marcel… Marcel… le petit chat miaulait.

Le petit Émile se tenait devant le gros Marcel Macarel. Regardez le donc ce minuscule fripon, le voilà tout menu, tout freluquet, tout fluet. Mais oui ! Il a l’air coupable ! Coupable d’avoir une trogne irrésistible.

Ah, le cochon ! Oserait-il nous jouer cette scène ? Ah ! Mais quel acteur ! Quel aplomb ! Jamais un démon ne s’était aussi bien déguisé en chérubin. Une larme perle au coin de son œil et un léger tremblement, quasiment suggéré, secoue sa lèvre. Un chaton blond à croquer.

Je sais pertinemment, car je vous connais, très chère lectrice, que si je ne vous avertissais pas, vous seriez déjà en train de serrer le mignonnet contre votre sein maternel. Il fourrait sa tête entre vos deux rondeurs pour camoufler ses faux pleurs. Bien caché, un sourire fugace et malfaisant brillerait sur son masque. Ça ! Je suis sûr qu’il n’apprécierait pas autant que moi cette position favorable contre votre gorge, dans la douce chaleur de votre intimité. Néanmoins, il jouirait certainement du mauvais tour qu’il nous joue.

Mais il n’y avait là que le bon Marcel et personne n’aurait l’idée d’aller se nicher entre ses deux seins grassus et poilus. Remarquez… en fermant les yeux, c’est moite, c’est humide, peut-être pourrait-on se laisser berner.

Marcel s’agenouille devant Émile et chasse de sa grosse patte la larme de crocodile qui sinue sur sa joue. Les petites paupières du vaurien papillonnent. Il pose ensuite ses deux mains sur les épaules de son protégé.

« Qu’est-ce qui ne va pas mon Mimi ? »

Il l’appelle Mimi, oui c’est ridicule pour un gros bonhomme comme lui, mais ma foi, même une énorme brute peut receler un cœur tendre et fondant comme un caramel.

Alors le petit se mit à expliquer. Oui, il était parti avec le couteau ; non, il ne voulait tuer personne ; oui, il avait rencontré Robert alors qu’il allait vers la rivière. La rivière ? Oui, pour couper un poisson. Quel poisson ? Un poisson de la rivière, pardi. Marcel lève un sourcil circonspect, mais laisse son jeune apprenti continuer.

Robert est mon ami, alors j’ai voulu lui montrer mon couteau. Robert a pris le couteau, et il est parti en courant. Et moi, je lui ai couru après.

« Rends-moi mon couteau, Robert, que je lui disais ! » Mais l’autre n’en faisait rien, il courait à travers champ. Et voilà que l’inévitable arrive, le petit Robert trébuche, son pied ripe sur une motte de terre. Il s’affale comme un sac de patates sur le sol. Tombe avec un bruit mat, dans l’herbe touffue de cette chaude journée d’été.

« Et après, il a crié, aaaaaaah, aaaaaaaah, aaarg » et puis c’est tout. C’est presque tout, après il a encore fait « glooorg... ». Ce que voulait décrire Émile dans ce langage simple et pur des enfants, c’est le son d’un suintement juteux, un petit crachat de sang mousseux et bulleux, qui jaillit de la bouche alors que les poumons se remplissent d’hémoglobine. Et là, c’était tout.

Ça y est, c’est dit, il ne lui reste plus qu’à baisser la tête et laisser couler les larmes de l’innocence sur sa joue fraîche pour se laver de tout soupçon. Un chagrin sonnant comme les sanglots longs des violons de l’automne qui blessent ton cœur d’une langueur monotone.

La disparition fait grand bruit dans le village, le forgeron est une figure, un notable. Les plus folles rumeurs circulent : enlèvement, fuite, meurtre, magie noire, sorcellerie. Enfin, vous voyez, toutes ces sortes de fadaises que des incultes crasseux sont capables d’aller chercher.

Je me suis toujours dit :

« Quelle créativité, quel talent les idiots ont pour la bêtise ! S’ils mettaient la moitié de cet engagement dans quelque chose de constructif, eh bien… eh bien, ils ne seraient plus eux-mêmes… alors c’est certainement pour ça qu’ils ne le font pas. »

On regarde partout, on fouille le village de fond en comble. On accuse à tort et à travers.

À la fin, bien sûr, on finit par accabler les femmes… Surtout les femmes ! Ces sorcières, ces maudites sorcières de sort ! Après des millénaires de conditionnement, c’est presque un réflexe pavlovien. Un instinct de survie. C’est pas moi, c’est elle! La populace ne s’est jamais embarrassée de preuves. Quelle idée saugrenue. Elles ont commencé par nous piquer une côte, ensuite une pomme, et leurs migraines! Y a-t-il quelque chose à ajouter à leur culpabilité éternelle?

C’est comme avec les sorcières, voyez-vous. Avec les elles, on disait:

« Ouiii, il n’y a pas de fumée sans feu! »

Sauf qu’à l’époque, l’expression marchait à rebours. Car pour la pauvre dame, le feu était la conclusion. Une logique tordue, n’est-ce pas ? Mais la bêtise humaine a toujours eu ce don pour inverser cause et conséquence quand ça l’arrange.

Donc, je disais que le village est passé au peigne fin, sans succès. Et pourtant… personne ne songe à regarder dans son assiette. Ne dit-on pas que la meilleure cachette est sous le nez de ses poursuivants ?

Imaginez la situation : une famille, une gentille famille. La nuit tombe et les parents s’attablent avec leurs deux enfants. C’est dimanche, et le dimanche soir, c’est jour de fête. Et bien sûr, ils discutent du sujet qui brûle toutes les lèvres. Mais où est donc ce petit Robert ?

Et la mère qui demande à son mari :

« Chéri, tu reprendras bien un peu de filet mignon ? »

Mignon ! Certes, mignon et tendre. Tendre comme la fesse de cet enfantelet. Et voilà comment le petit Robert s’est évanoui au nez et à la barbe du village. J’appelle ça une disparition gourmande. Et j’avoue qu’Emile, plus tard, ma foi, s’est resservi de cette technique, comme on se ressert une tranche de filet… tendre et mignon. Gardons cette anecdote pour plus tard.

Vous vous dites certainement, c’est trop facile. Il n’a pas pu s’en tirer à si bon compte. Et Marcel ? Comment l’a-t-il pris ? Je vous arrête tout de suite, cher lecteur. La véritable question est : « Comment s’y est-il pris ? »

Eh bien, laissez-moi vous expliquer, c’est tout simple. Pour lever un filet, il suffit de commencer par une incision le long de la colonne vertébrale. Puis, on dégage délicatement la viande des os, en suivant la courbe naturelle des côtes. Un couteau bien aiguisé fait toute la différence. Il faut de la patience, de la précision. On sépare en douceur les tissus, on retire les membranes. C’est un art, vraiment. Marcel, en bon boucher, savait y faire. Et croyez-moi, que ce soit un cochon ou… autre chose, la technique reste la même.

À partir de ce jour, la petite crapule a goûté au crime et il a même eu l’impunité en dessert. Vous savez bien mes amis, certaines faims sont inextinguibles. Le mal le ronge dorénavant, son petit œil vicieux découvre le monde avec un regard nouveau. Il est celui d’un gourmet dans une épicerie fine, s’imaginant apprêter chaque mets à sa façon.

Alors bien sûr, les premiers jours, le criminel peut simplement jouir des souvenirs de son acte, revivre dans sa tête tordue ces sensations grisante, cette pure ivresse.

Mais bien vite, la faim est là, car on ne peut se nourrir réellement d’un souvenir. C’est une illusion, l’illusion du drogué, de l’alcoolique, persuadé de pouvoir se libérer après un unique dernier verre, un ultime joint. Attendez quelques heures et vous les verrez fouiller la maison à la recherche d’un fond de bouteille ou gratter la moquette pour une petite boulette.

Emile est rassasié pour quelques jours, mais un observateur habile aurait déjà remarqué cette nouvelle lueur dans ses yeux, l’étincelle dangereuse du prédateur. Tout ce qu’il restait de l’enfant en lui avait été dévoré par le mal, il ne reste que la bête immonde.

Dans l’agitation qui animait la boucherie, personne ne prend vraiment garde à Emile. Personne sauf sa petite sœur de lait.

Rappelez-vous, la mère Macarel avait mis au monde la petite Barnabette, quelques semaines avant la naissance d’Emile. Non? Je ne suis pas sûr de vous avoir dit qu’elle se nommait Barnabette d’ailleurs. C’est donc le vilain nom qu’elle a reçu. Cela dit, personne ne peut encore douter de mon histoire. Un prénom pareil, cela ne s’invente pas.

Elle est la sœur de lait d’Emile, tous deux ayant tété au même téton — des voisins de table, en quelque sorte.

Pour le dire simplement, elle ne le sent pas. Elle ne le sent pas du tout. Elle a toujours éprouvé une répulsion intuitive, une crainte primitive qui rampe au fond de ses boyaux. Mais depuis quelques jours, elle a vu, elle a vu cette noirceur d’âme qui se tapit dans son regard. Le danger, impalpable, envahit la maison comme l’odeur d’un rat mort.

C’est ce matin-là que la menace prend forme pour Barnabette. D’abord une sensation étrange dans son dos. Un frisson, une oppression le long de son échine. Elle est sûre! Quelqu’un l’observe. Elle se retourne. Personne. Son minuscule cœur bat la chamade, elle est seule dans la cuisine. Le danger rôde, elle le sent. Là! À la fenêtre! Derrière les carreaux sales, deux petits yeux la regardent avec avidité. Elle plonge dans ce regard.

Il la veut.

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