Chapitre 6

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Comme disait l’autre, l’enfer c’est lui.

Pauvre Barnabette, la voilà traquée, pistée. Dorénavant, le spectre du mal la drape comme une couverture malodorante. Le regard vicieux de son frère de lait la couve à chaque instant. Une ombre sur son cœur, un vent mauvais et glacé dans ses cheveux, des chatouillis au fond de ses tripes.

Rappelez-vous bien avec moi la dernière fois que vous avez ressenti une sensation de danger imminent. Vous, chère lectrice, cette ombre imperceptible dans la nuit, dans une rue déserte. Et soudain, des pas, une voix ! Et vous ! Ami lecteur, un chien grognant, des dents plein la bouche, bien trop nombreuses à votre goût, figé dans un mouvement suspendu et menaçant. Et toujours, vous, démunis, à la merci du sort, du destin, de la main divine, vous êtes plantés, immobiles, et vous pensez : ctrl-z, ctrl-z, echap.

Pauvres humains, qu’êtes-vous face à la fatalité ? De pauvres fous, des hères se nourrissant sans fin d’espoir. Mais l’espoir est une chimère qui ne rassasie pas, un leurre, une escroquerie inventée par les dieux. Rappelez-vous donc Tantale, votre sort est-il vraiment plus enviabl

D’accord ! Vous croyez que je digresse et vous vous demandez :

« Bon sang ! Mais quel rapport avec Barnabette ? »

Et bien, à vous d’en juger. Seule au milieu de sa famille, Barnabette s’abîme dans une tempête de terreur, elle aussi est une naufragée de l’espoir. Le voilà, votre foutu rapport !

Vous le savez sans doute, mais le meurtre. Le meurtre c’est comme le shopping. Un jour, ça y est, on découvre qu’un objet, hier encore inconnu, nous est désormais absolument indispensable à présent. Et voilà notre esprit entier qui s’obsède, notre volonté qui tombe malade. Émile pense fiévreusement à Barnabette. Il veut. Non ! Il doit se la payer à tout prix.

Il avait partagé le même sein, bu le même lait. Elle est un peu lui, il est un peu elle. Et décidément, il pense qu’il y a trop de lui qui n’est pas lui, si vous voyez ce que je veux dire.

Dans son esprit tordu, il doit faire ce sacrifice, s’offrir cette partie manquante de lui-même pour gagner son entière liberté. Il devine ce lien qui les réunit, comme un fil karmique qui relie leurs âmes. Alors que cette connexion serait un cadeau divin pour tout autre que lui, une façon privilégiée de sentir son humanité, une fenêtre sur l’âme pure et lumineuse de Barnabette. Pour lui ce n’est qu’une chaîne, une laisse qui l’entrave. Il doit briser ce joug, briser ce miroir pour cacher à jamais le reflet de sa défunte nature. Anéantir l’aune qui mesure sa propre déchéance.

L’acte qu’il envisage n’est pas simplement un meurtre, c’est une fuite désespérée. Dans son esprit malade, seule la destruction de Barnabette peut effacer les dernières traces de son humanité et le libérer de sa propre âme: la liberté par l’inconscience, l’impunité par l’ignorance.

Bon, assez de philosophie, mes amis. Ce n’est pas mes interrogations sur la vie qui vous retiennent ici. Oui, oui, je le sais et je vous pardonne volontiers. J’avoue que je profite un peu de votre attention.

Mais vous, vous voulez du croustillant, du sanguinolent. Et bien vous allez être servi. Car ce qu’il s’est passé dans ce village du Périgord, près de Sarlat, dans cette maison miteuse, ce bouge infâme, est resté dans toutes les mémoires. Même le vieux Macarel, boucher de son état, en a eu le ventre chamaillé. Pourtant l’animal est plutôt du genre rugueux.

Mais avant de commencer, laissez-moi vous poser cette question. Voulez-vous vraiment le savoir vous-même ? J’ai bien vu que dans cette nouvelle époque, vous autres humains, aimez les avertissements, les « trigger warnings ». Et bien je vous avertis formellement. Restez et Emile Trapu se déchaînera. Seul le pire, l’indicible ne résultera de cette histoire. Partez maintenant et alors peut-être parviendrez-vous à arrêter ce désastre.

Bon, dans ce cas, allons-y. Explorons ensemble ce labyrinthe de la folie où résonnent les cloches du désespoir.

La petite Barnabette vit dans une terreur constante. Par tous les moyens, elle essaie de ne jamais se retrouver seule. Dans la cuisine avec sa mère, dans la boucherie avec son père et toujours, toujours Émile. Émile qui la regarde. Sa main aux ongles noirs caresse langoureusement son coutelas. Elle n’ose pas lui tourner le dos et craint de le regarder tout à la fois. Elle le sent et il pue. Il pue la crasse, il pue la méchanceté, il pue comme un étron droit sorti de la grotte obscure de Satan. Son cœur bat, sa résilience s’émousse. Tout son corps a envie de pleurer, de s’effondrer. Émile attend, patient comme un félin. Il sait que le fruit finira par tomber et il pourra se régaler alors de sa chair juteuse, du jus carmin de ses veines.

Si la journée est une torture, la nuit est un enfer d’angoisse. Toute la famille dort dans la même pièce, les enfants dans un grand lit, les parents dans un autre. La chambre baigne dans une pénombre obscure, quelques rayons sélènes dardent la pièce à travers les rideaux déchirés.

Mes fidèles auditeurs, vous avez décidé de continuer ce périple avec moi, vous réalisez à présent dans quelle situation dramatique se trouve notre gentille Barnabette. Peine partagée, peine soulagée. Ne l’abandonnons pas seule et accompagnons-la au plus près. Vivez ses émotions, regardez-la attentivement. Laissez-moi vous guider dans ce voyage dans le cœur de cette tendre enfant.

Barnabette, c’est toi ! Tu es allongée sur le dos, les yeux ouverts, figée par la tension et la concentration. Chaque bruit est amplifié. Chaque frottement de tissus te perce les oreilles. Il est là, tout près. Tu le sens. Le regard tourné vers le plafond, tu ne peux pas le voir, pourtant tu sais qu’il te scrute. Il te couve certainement de ses petits yeux porcins. C’est plus qu’une intuition, ce n’est pas ton imagination. C’est une sensation qui remonte le long de la colonne vertébrale, un frisson glacé. Il est là, à quelques centimètres, séparé par les pieds de ta grande sœur, allongée tête-bêche.

La couverture te gratte les bras, mais tu restes étendue, paralysée. Pas un geste, pas un souffle, c’est trop risqué. Soudain, tu sens un mouvement, un froissement, un frémissement d’air. Une bouffée de peur te traverse comme un choc électrique et se disperse dans ta poitrine en une nuée d’épingles. Tu es terrorisée. Immobile. Piégée dans un moment suspendu, forcé d’affronter l’inéluctabilité de ton destin.

Les larmes te montent aux yeux et glissent le long de tes tempes, froides. Tu ne peux pas les arrêter. C’est trop tard ! Tes jambes ! Un poids lourd s’abat juste au-dessus de tes genoux. Ton cœur s’emballe, oppresse ta poitrine dans un étau de pure terreur. Tu relèves le buste et tu hurles. Un hurlement qui vient des tripes.

Branle-bas de combat, la maisonnée entière se réveille. Au meurtre, à l’assassinat ! La lumière vacillante d’une bougie éclaire des visages hagards et chiffonnés.

La grande sœur se redresse, retirant son bras des jambes de la pauvre enfant terrifiée. Son sang gorgé d’adrénaline tambourine dans ses tempes, et son cœur martèle un Wagner chaotique. Misère, elle se rend compte de son erreur. Elle est saine et sauve. Quelle cruche ! Elle tente de plaquer un misérable sourire, désolé. L’air froid de la nuit glace son dos couvert de sueur.

Elle regarde à droite, à gauche, et croise les yeux d’Émile, ce démon. Mon Dieu, la canaille a tout compris ! Il se régale de sa terreur, un rictus carnassier tord sa face.

Pour des prédateurs comme lui, la chasse fait partie du plaisir. L’exécution n’est alors qu’un orgasme terminal, un soulagement qui doit jaillir après une lutte intime, une mise à nu intégrale. Commencer par la possession de l’esprit du gibier avant celle de son corps. Dorénavant, il savait que son âme lui appartenait !

Voyons, ne faites pas cette tête, ne soyez pas déçu ! A quoi vous attendiez-vous ? A une scène monstrueuse, à regarder la petite Barnabette mourir dans d’atroces souffrances, hachée menue ? Allons! Allons! Ne cachez pas votre désir sous un voile de fausse pudeur outragée. Nous sommes entre nous, vous pouvez l’avouer. Votre jardin secret regorge de ces fantasmes sombres que vous n’osez confier à personne, ces cadavres exquis. Soyez vrai avec moi et je le serai avec vous, entendui ?

Tant d’autres ont fermé ce livre, sont partis sans un regard en arrière. Mais vous, vous êtes encore là. Est-ce du courage, de la sagesse ou de l’inconscience ? Vous m’obligez à poursuivre cette histoire, à laisser Émile en liberté. Bien sûr, vous vous dites que si vous partez, d’autres resteront, prendront votre place. En voilà une belle excuse ! N’est-ce pas le bon moment pour s’en aller, la petite Barnabette encore intacte, pure ?

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