Une alliée inattendue

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Une fois de l’autre côté, j’eus l’intense surprise de constater que je me trouvais dans l’image. Les arbres tortueux s’étaient rapprochés, ainsi que le mur et sa grille. J’effleurai les troncs rugueux, pensive : c’était la première fois que je touchais un arbre véritable. Mais il s’agissait peut-être d’une réplique… Je m’avançai plus profondément dans le bosquet, caressant les branches et les troncs autour de moi. Puis je parvins à la grille. Elle était froide, faite d’un matériau métallique qui n’était bien sûr pas du fer. Je la poussai, me retrouvant bientôt en face d’une immensité inconnue : à perte de vue s’étalaient devant moi des vallons et des forêts, coiffés par l’ombre du crépuscule.

Je me rendis compte alors que j’avais froid. Faisant demi-tour, je repassai par la fenêtre pour aller chercher ma cape doublée de fourrure de panache de Ren que j’avais laissée dans nos appartements. Ce faisant, je tombai sur Pas Douée, qui me scruta des pieds à la tête, une lueur malicieuse dansant dans ses yeux noirs.

— Où vas-tu ? me demanda-t-elle, curieuse comme à son habitude.

— Nulle part, tentai-je de lui mentir, mais elle n’était pas dupe. Elle me poussa du coude, soudain excitée.

— Tu me caches quelque chose ! sourit-elle d’un air mystérieux. Allez, dis-moi tout.

Je lui expliquai alors que j’avais découvert une partie secrète du vaisseau, fort mystérieuse et amusante, et que je m’apprêtai à aller l’explorer.

— Oh, s’écria Pas Douée, une aventure ! Laisse-moi venir avec toi !

Elle insista tant et si bien, menaçant de rameuter toute la cour – qui, à cette heure-là, était toujours mystérieusement absente – que j’acceptai.

— Va chercher ton shynawil, lui dis-je, car il fait froid, là-bas.

Ravie, Pas Douée se précipita pour aller chercher son manteau. J’hésitai à en profiter pour partir sans elle, puis me ravisai. Pas Douée allait être terriblement déçues si je partais sans elle.

Malheureusement, une ældienne sortit du couloir. Il s’agissait de l’une des suivantes d’Arawn, que j’avais déjà remarquée pour son apparence moins austère que les autres : elle semblait jeune, très blanche sans être blafarde, et dotée de la chevelure la plus rouge que je n’avais jamais vue. Très jolie de corps et de visage, elle avait un air honnête et lumineux qui me plaisait bien.

— Salutations, Baran d’Andel, fit-elle en esquissant un gracieux salut. J’espère que la journée vous a été douce.

Je lui répondis dans la même veine, en essayant de ne pas trop écorcher les complexes formules de politesse ældarin (cette langue vicieuse compte plus de cinquante registres de politesse, adaptés à chaque interlocuteur et à chaque situation). Cette elleth était la première ældienne de cette cour à qui je parlais directement : avec Arawn, qui était un mâle et qui ne faisait aucun mystère de ses intentions, j’étais paradoxalement moins intimidée.

— Mon maître m’a demandé de vous apprendre à préparer le coimas, m’invita-t-elle d’une voix aimable tandis que je la regardais amoureusement, subjuguée par sa beauté. Il paraît que vous venez d’un royaume humain, et que vous errez depuis fort longtemps, sans les réconforts de notre civilisation.

J’acquiesçai. Cette explication allait parfaitement dans le sens de la petite fable que nous avions montée en prévision de questions curieuses sur mon ældarin hésitant, avec Dea et Elbereth.

Pas Douée arriva à ce moment-là. Elle se figea net, impressionnée, et effectua un salut gauche qui amena, une fois de plus, un sourire sur mes lèvres.

— Dame Angraema, lui sourit la belle aux cheveux cuivre. Voulez-vous vous joindre à nous ?

Pas Douée nous regarda tour à tour. Puis, voyant que je réagissais positivement, elle acquiesça.

— Très bien. Veuillez me suivre : nous ferons cela dans mes appartements.

Sur le chemin, la belle ældienne nous apprit son nom : elle se nommait Tanit, et c’était l’une des dames de cour de la fantomatique reine Anor.

Pas Douée se lassa rapidement du cours de cuisine, et après avoir chipé quelques denrées, elle prit la tangente et partit vers d’autres aventures plus palpitantes. Pour ma part, je me liai facilement avec Tanit, que je me mis très rapidement à tutoyer. Cette dernière compléta la formation de ma couverture, en m’apprenant des choses que Ren ne voulait pas – ou ne pouvait pas – m’apprendre. Surtout, elle n’avait jamais l’air de s'offusquer de mon inculture. Lorsque je m’en étonnais, elle me sourit :

— Tu es une perædhelleth, Baran, et ton consort, en tant qu’aios ayant passé la quasi-totalité de sa vie loin d’Ælda, en sait à peine plus que toi. Cela se voit.

— Vraiment ?

— Ne t’en fais pas, me rassura-t-elle en retournant la pâte du coimas. Si vous vous faites les bons amis, vous ne craindrez aucun mal, dans cette cour. Les gens vous orienteront dans la bonne direction. Voilà, maintenant, on va laisser la pâte lever… Il n’y a pas besoin de la cuire.

Je l’observai manipuler l’épais gâteau de ses longs doigts habiles et le recouvrir d’une espèce de feuille d’un végétal inconnu. Puis elle me servit un verre de nectar et m’invita à m’asseoir près d’elle en attendant que la pâte lève.

— Pourquoi les ædhil détestent-ils le feu et la nourriture cuite ? la questionnai-je, curieuse.

Je savais qu’il y avait des exceptions. Ren, par exemple, ou ses filles, qui mangeaient n’importe quoi. Mais en règle générale, les ældiens ne consomment que des aliments crus.

Tanit se mit à rire.

— Détester, c’est beaucoup dire… Disons que c’est l’héritage de temps très anciens.

— Les temps anciens ? C’est-à-dire ?

— Jusqu’à quel point connais-tu notre histoire ? demanda Tanit en levant l’un de ses élégants et fins sourcils.

— Je ne la connais pas du tout, avouai-je. Je sais juste qu’il y eut une époque où les wyrms volaient librement sur Æriban… Pendant la grande glaciation… C’est à peu près tout.

Tanit m’offrit un sourire indulgent.

— Alors, tu en connais presque autant que moi, rit-elle aimablement. Sache juste que nos ancêtres ont été comme ces wyrms, autrefois, libres et sauvages, et qu’il y eut une époque, que personne n’aime se remémorer aujourd’hui, où nous courions nus et poilus, ramassant et chassant ce qui se trouvait à notre portée, dans la forêt où nous vivions. Pendant ces temps bénis, la guerre n’existait pas, ni le froid, ni la chaleur, ni le soleil ou la nuit, ni le mal ni les tueries, et c’est pour se rappeler cette époque que nous abhorrons le feu, le sel et le fer.

Je hochai la tête en silence. Ainsi, les ældiens étaient au départ une espèce de grand lémurien arboricole, qui prospérait dans les forêts d’un biotope par ailleurs hostile, peuplé de grands animaux dangereux… Cela expliquait beaucoup de choses.

— Puis arrivèrent Ceux-des-Etoiles. Ces derniers laissèrent sur notre planète un arbre magique, et certains parmi les premiers ædhil, plus braves que d’autres, s’approchèrent pour en cueillir les fruits. Aussitôt, ils changèrent et bénéficièrent chacun d’une attribution, devenant les sældar. Et les saisons, mais aussi la nuit et le jour, apparurent dans le monde.

Je hochai la tête.

— C’est une belle légende, fis-je poliment.

Tanit tourna son joli visage blanc vers moi.

— Ce n’est pas une légende. Si tu es allée sur Æriban chercher un cair comme me l’a dit Angraema, alors tu as dû voir les sældar, toi aussi. Tu as bien vu qu’ils étaient réels.

Elle avait raison.

— À ce propos… Lorsque j’y étais, on a eu quelques problèmes, Pas Douée… – Je veux dire Angraema – et moi. Certains nous ont attaqués… Apparemment, ils étaient sous la direction d’une sældar mauvaise, une certaine Lethë... »

Tanit me mit brusquement la main sur la bouche.

— Ne prononce jamais ce nom à voix haute ! murmura-t-elle rapidement.

Je me figeai, choquée.

— Pardon… Je l’ignorais.

— On l’appelle la Tisseuse d’Ombres, fit Tanit sombrement. C’était la deuxième femelle d’Anwë : à cette époque préhistorique, c’était les mâles qui gouvernaient, et ils avaient plusieurs femelles alors que ces dernières n’avaient droit qu’à un mâle. Mais elle s’est rebellée contre son autorité, et, après avoir tenté de le tuer, ainsi que sa première épouse Narda, pour prendre sa place, elle s’est enfuie dans l’Abîme, enceinte. Là, dans l’obscurité, elle a donné naissance à un fils, le sældar Amadán, presque aussi maudit qu’elle. Violée par un démon de l’outre-espace qui l’a défigurée dans la lutte qu’elle mena contre lui, elle a donné naissance aux araignées. Abandonnée de tous, humiliée et défigurée, elle a juré de se venger. Depuis, elle influence tous ceux qui quittent la lumière pour obtenir ses faveurs, qu’on dit rapides et efficaces au début, puis pesantes et terribles par la suite. Elle est surtout vénérée par des dorśari aux sombres intentions… Comme ta belle-sœur, Sil-wen Lúrin Daemana.

Je sursautai.

— Mana est une fidèle de la Tisseuse ?

— Tu l’ignorais ? fit Tanit, étonnée.

Je dus me rendre à l’évidence : j’ignorais beaucoup de choses.

— Je n’aurais pas dû te le dire, souffla Tanit en se levant précipitamment.

Je me levais à sa suite.

— Attends… J’étais quasiment certaine que c’était elle qui avait essayé de me tuer, sur Æriban. Tu viens seulement de me conforter dans mon idée… Je n’en parlerai à personne, je te le jure. Mais j’ai besoin de savoir. Je crains pour la sécurité de mes petits !

Tanit se tourna vers moi.

— Tes petits ? Tu en as d’autres ?

Je hochai la tête.

— Ils sont cachés dans le vaisseau. Ren a trouvé plus prudent de les y laisser, à cause de mes origines humaines...

— Ton consort est vraiment quelqu’un de méfiant, remarqua-t-elle sombrement. Sais-tu qu’il n’a adressé la parole à personne, depuis que vous êtes arrivés ? Vous êtes sans cesse accaparés par cette Daemana et ses horribles filles.

— Il a dû faire face à de nombreux dangers avant d’arriver ici, tentai-je d’expliquer, un peu choquée par la véhémence de ses paroles envers mes nièces. Il a seulement peur qu’on fasse du mal à sa famille… Il ne pouvait pas connaître vos intentions. Quant à ses filles, elles ne sont pas comme leur mère !

— Oui, la petite Angraema a l’air différente. Mais les deux autres ont un comportement qui fait scandale dans cette cour, pourtant très libre. Elles se sont accouplées avec tous les mâles vierges et en âge de procréer – à l’exception d’un seul – et même avec certains qui font dix, cent, mille fois leur âge. Quant à leur mère, elle a volé le consort de bien des dames de mes amies. En ce qui concerne Ar-waën Elaig Silivren… Plutôt que de nous prendre pour ses ennemis, il ferait mieux de se méfier de Sil-wen Lúrin Daemana !

J’étais bien d’accord avec ça ! Mais Ren continuait envers et contre tout à vouloir faire confiance à sa sœur.

— Écoute, continua Tanit après avoir jeté un rapide regard autour de nous. Rejoins-moi cette nuit auprès de l’arbre-lige dans la salle de bal. Couvre-toi de ton shynawil. Je te dirai tout ce que je sais sur Daemana… Viens seule. Et ne dis rien à Ar-waën Elaig Silivren.

J’acquiesçai rapidement.

— Je ne lui dirai rien.

Tanit hocha la tête gravement. Puis, changeant soudain d’expression, elle se tourna vers le gâteau.

— Ça y est, le coimas est prêt ! Allons en porter à ton consort. Ainsi, tu me le présentera.

Je lui fus reconnaissante de sa sollicitude, et des efforts qu’elle faisait pour passer outre la froide distance que Ren mettait entre lui et les autres ædhil. Elle pouvait bien devenir le lien qui nous permettrait de nous intégrer à cette communauté.

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